Jean-Claude Michéa sur le Conseil constitutionnel

Jean-Claude Michéa
Extension du domaine du capital
(p. 125-127)

Dans ce transfert progressif et continu, depuis maintenant plusieurs décennies, de l’ancienne « souveraineté populaire » – même si celle-ci ne s’exerçait jusque-là que dans le cadre limité des institutions « républicaines » – au seul bénéfice du pouvoir (aujourd’hui quasiment sans aucun contrepoids légal) d’« experts », de juges et de « sages » non élus (puisque tel est le nouveau sens qu’a pris aux yeux du monde médiatique et « universitaire » – depuis l’entrée du capitalisme dans son stade néolibéral et la chute du mur de Berlin – le vieux concept d’« État de droit »), une place de choix doit être reconnue à l’incroyable décision prise par le Conseil constitutionnel, le 16 juillet 1971 (alors que les cendres du général de Gaulle étaient encore chaudes et les lampions de la fête nationale à peine éteints), de s’octroyer de lui-même – et cela, sans la moindre protestation de Georges Pompidou ni de la majorité parlementaire de droite de l’époque – des pouvoirs démesurés et exorbitants que la Constitution de 1958 (pourtant approuvée par 82,6 % des électeurs) ne lui accordait absolument pas. Cette décision (qui constitue donc, de ce point de vue, un véritable coup d’État légal) revenait tout simplement, en effet, à subordonner désormais la validité de cette Constitution (c’est-à-dire d’un texte juridique clair et précis et à l’interprétation technique duquel se bornait jusque-là la compétence dudit Conseil constitutionnel) à celle de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » qui figure symboliquement dans son préambule (c’est la théorie dite du « bloc de constitutionnalité »).

Autrement dit, à un texte qui, à la différence de la Constitution de 1958 elle-même, est essentiellement de nature philosophique (il combine par exemple, comme on le sait, Rousseau, Locke et Montesquieu) et dont l’interprétation – par définition radicalement différente de celle d’un document purement juridique – devenait dès lors le privilège arbitraire et exclusif des neuf membres non élus de ce Conseil. En procédant à ce sidérant coup de force, ce dernier s’arrogeait donc, en droit, le pouvoir tout à fait surréaliste (du moins si le mot de « démocratie » a encore un sens) de censurer à l’avenir toute décision – même prise par l’immense majorité du peuple (ou de ses « représentants ») – chaque fois qu’elle en viendrait à contredire sa propre lecture idéologique de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (et on sait que celle-ci – songeons par exemple à la loi Le Chapelier de juin 1791 – se prête particulièrement bien, comme Marx l’a suffisamment montré, aux interprétations les plus libérales et les plus conformes à la logique capitaliste). À tel point qu’il est devenu légitime, aujourd’hui, de se poser la question (surtout quand on connaît les actuelles dérives autoritaires du libéralisme en général et de sa variante macronienne en particulier) : qu’est-ce qui pourrait nous garantir encore que les résultats d’un référendum visant à limiter les pouvoirs du Conseil constitutionnel (en revenant par exemple à l’esprit et la lettre de la Constitution de 1958) ne se verraient pas immédiatement invalidés par ce Conseil lui-même (ou, à défaut, par cette Cour européenne des droits de l’homme qui en constitue le prolongement transnational) ?

[À ceux qui estimeraient un peu trop audacieuse cette dernière hypothèse, Le Canard enchaîné du 12 avril 2023 apporte, sous la plume d’Hervé Martin, d’intéressantes précisions. On y apprend ainsi, entre autres révélations, qu’une loi votée par le Parlement en 2017 et soumettant les membres de ce Conseil constitutionnel à l’obligation de déclarer « leur patrimoine et leurs intérêts » a été purement et simplement annulée par ce dernier (au nom, sans doute, du respect des « droits de l’homme » des neuf sages « incorruptibles » qui le composent). On y découvrira également, grâce à une enquête menée en 2021 par une élue du PS, que les membres de ce Conseil « sont payés sur une base illégale depuis vingt ans et ont même été augmentés en loucedé de 73 % ! ». Et c’est bien sûr ainsi que la « démocratie libérale » est grande ! Et que son « Conseil constitutionnel » a pu devenir, en ne s’autorisant que de lui-même, l’ultime gardien du Temple capitaliste].

Source : Jean-Claude Michéa sur le Conseil constitutionnel | Les Amis de Bartleby

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire