John Kiriakou : “La CIA a tué des prisonniers avec ses techniques de torture”

Source : Al Jazeera, Ali Younes, 04/05/2017

John Kiriakou s’entretient avec les journalistes d’Al Jazeera à propos de l’emploi de la torture et de son passage en prison.

Pendant 14 ans, John Kiriakou a travaillé comme analyste et agent traitant pour la CIA, dirigeant ainsi l’équipe qui a capturé le responsable d’al Qaïda, Abou Zoubaydah en 2002. Puis, dans une interview télévisée de 2007, trois ans après avoir démissionné de l’agence de renseignement états-unienne, il est devenu le premier membre, en activité ou retiré de la CIA, à reconnaître publiquement que l’agence employait la torture et que, sous la présidence de Bush, c’était une pratique reconnue officiellement.

En 2012, l’administration Obama a engagé des poursuites contre lui pour espionnage.

Cette accusation a fini par être abandonnée en octobre de cette année-là mais Kiriakou a plaidé coupable de violation de la loi sur la protection de l’identités des agents du renseignement en confirmant le nom d’un officier impliqué dans le programme alors secret de transfert de la CIA, qui envoyait ses prisonniers dans des prisons secrètes autour du monde.

Il a été condamné à 30 mois de prison et libéré en 2015, après avoir accompli près de deux ans de sa peine.

Kiriakou, auteur du livre ” Doing Time like a Spy : How the CIA Taught Me to Survive (En prison pour espionnage : Comment la CIA m’a appris à survivre et à me développer), qui va paraître bientôt, s’entretient avec des journalistes d’Al Jazeera au sujet de la torture et de son passage en prison.

-Vous avez été agent de la CIA, chargé de protéger les États Unis et leurs intérêts des menaces du reste du monde. Comment en êtes-vous arrivé à être emprisonné par le gouvernement des États Unis ?”

– J’avais décidé d’alerter sur le programme de torture de la CIA, que je jugeais immoral, contraire à l’éthique et illégal. J’ai donné, en décembre 2007, une interview sur une chaîne nationale. J’y déclarais que la CIA torturait ses prisonniers, que la torture faisait officiellement partie de la politique gouvernementale et que cette politique avait été personnellement approuvée par le président [George W Bush].

– Apparemment les responsables gouvernementaux font régulièrement fuiter des informations classifiées, alors qu’est ce qui est différent dans votre cas ?

– On fait fuiter des renseignements classifiés tous les jours à Washington. La Maison-Blanche, le Pentagone et la CIA le font constamment. Mais j’ai été poursuivi en justice parce que je montrais la CIA sous un mauvais jour. J’ai été mis en accusation parce que j’ai exhibé le linge sale de la CIA.

– Il y a, semble-t-il, énormément de fuites actuellement venant de la Maison-Blanche, mais personne n’a été poursuivi. En quoi l’administration de Donald Trump est-elle différente de celle de son prédécesseur Barack Obama ?

– Le président Obama s’est révélé plus obsédé par les fuites que n’importe lequel des autres présidents de l’histoire, sauf, peut-être Richard Nixon. La CIA savait qu’Obama était leur ami. Dans le passé, la CIA ne s’occupait pas des fuites ou travaillait en coulisses pour les utiliser. Mais ils ont voulu faire un exemple avec moi parce que je les traitais de criminels.

– Dans ce livre, vous dites que la torture ne marche pas et, pour vous, elle est ” non américaine “. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

– Pour moi, la torture est mauvaise, d’un point de vue moral, éthique et légal. Nous avons des lois dans ce pays qui interdisent spécifiquement le genre de techniques de torture que la CIA a employé contre les prisonniers d’al Qaïda. Nous avons simplement fait semblant de croire que c’était légal alors que la CIA a effectivement tué des prisonniers avec ces techniques. Quelle justice pour ces gens ? Personnellement j’en suis arrivé à la conclusion que normalement nous sommes censés être un pays régi par des lois. Normalement, nous sommes censés être un pays gouverné par une constitution. Nous devons donc observer toutes les lois, pas seulement celles qui conviennent à nos idéologies personnelles.

– Les Républicains qui étaient en minorité au Sénat en 2014 ont prétendu que la torture marchait et que, grâce à elle, on avait obtenu des renseignements qui permettaient d’agir, particulièrement en ce qui concerne les dirigeants d’al Qaïda Abou Zoubaydah et Khaled Sheikh Mohammed. Qu’en pensez-vous ?

– C’est, tout simplement, un mensonge. Oui, Abou Zoubaydah a donné des renseignements, mais il les a donnés à l’agent du FBI Ali Soufan avant que la CIA ne commence à le torturer. Aucun de ces renseignements n’a été obtenu par la torture. Les dirigeants de la CIA ont l’impression qu’ils doivent justifier leur soutien à la torture. C’est un fardeau dont ils ont hérité.

– Pouvez-vous nous parler de quelques-unes de vos expériences personnelles d’emploi de la torture et nous dire de quelle façon elles ont contribué à forger votre opinion ? Et aussi, est-ce que celle-ci a changé au fil du temps ?

– La seule expérience personnelle que j’ai, c’est ce que j’ai vécu quand, lors d’une formation, nous nous faisions subir à tour de rôle le supplice du waterboarding [la simulation de noyade]. C’était, sans aucun doute, de la torture et la torture n’a pas sa place dans la politique des États Unis. Mon opinion personnelle sur la torture n’a pas changé. J’ai essayé de faire une distinction dans cette première interview [l’interview de 2007]. J’ai dit qu’il y avait deux questions. Est-ce que la torture est morale, éthique et légale ? Est-ce que la torture marche ? La CIA a dit pendant des années que ça marchait. C’était un mensonge et elle n’a jamais été morale, éthique ou légale.

– Pensez-vous que les Américains soient en faveur de la torture et pensez-vous qu’ils sachent vraiment comment elle a été employée ?

– Franchement je pense que la plupart des Américains ne sont pas bien informés. Ils croient tout ce que le gouvernement leur dit. En conséquence, une majorité d’Américains est en faveur de la torture. Mais quasiment aucun Américain ne comprend ce qu’est la torture.

– Trump a dit qu’il était en faveur de la torture comme méthode d’interrogatoire, tandis que Mike Pompeo, le chef de l’espionnage, soutient l’idée de reprendre le waterboarding (simulation de noyade). Vos impressions à ce sujet ?

– C’est une attitude qui me révulse. Il est abominable que des gens aussi importants que Trump et Mike Pompeo se prononcent publiquement en faveur de ce qui est un crime. Ce qu’il y a de positif, c’est que grâce au vote de l’amendement McCain-Feinstein, les techniques que la CIA a employées sont évidemment illégales. Cela n’arrivera plus.

[Note : Les sénateurs John McCain et Dianne Feinstein ont introduit un amendement bipartite à la loi sur l’autorisation de la défense nationale pour l’exercice 2016. L’amendement a été conçu pour empêcher l’emploi de la torture et il réduit les techniques d’interrogatoire à celles qui sont autorisées dans le manuel des opérations de l’armée sur le terrain. Il demande aussi que le comité international de la Croix rouge entre en contact avec les prisonniers détenus par le gouvernement américain, comme c’est le cas actuellement. ]

– Étant donné que la loi McCain-Feinstein empêche l’emploi de la torture, pensez-vous que le gouvernement pourrait éventuellement confier l’emploi de la torture à certains de ses alliés comme il l’a fait par le passé, particulièrement au Moyen Orient ?

– Je ne serais pas surpris que la Maison-Blanche ait ordonné à la CIA d’envoyer des prisonniers ou des individus soupçonnés de terrorisme dans des pays tiers pour les y soumettre à la torture. En règle générale, la CIA demande expressément à ses partenaires étrangers de ne pas torturer les suspects. La torture cependant y serait, dit-on, appliquée de façon tacite, implicite. Je ne serais pas du tout surpris que le gouvernement Trump demande à la CIA de se conduire exactement de cette façon.

– Pouvez vous nous parler de certains des gens que vous avez rencontrés en prison, qu’avez-vous appris de cette expérience et comment vous a-t-elle aidé à vous définir ?

– J’ai rencontré des personnes vraiment bien en prison. Notre gouvernement aime mettre les gens dans des catégories : les aryens, les Italiens, les membres de gang, les musulmans… Je me suis fait beaucoup d’amis, dans tous les groupes.

– Qu’est-ce que votre passage en prison vous a appris à propos du système carcéral américain ?

– Mon expérience m’a amené à la conclusion que le système carcéral américain est en faillite. Il est raciste et anti-pauvres. Il doit être détruit et rebâti. Les États Unis ont 5% de la population mondiale, mais ils ont 25% de la population carcérale mondiale. Chez nous, il y a trop de criminalisation, de législation et de règlements, ce qui ne fait que nous affaiblir en tant que pays.

 

– Est ce que votre formation à la CIA vous a aidé quand vous vous trouviez en prison et si oui, comment ?

– C’est le thème du livre. La CIA m’a appris 20 règles de vie que j’ai suivies en prison. Ces règles m’ont tiré d’affaire et m’ont empêché de déchoir sur le plan social.

Source : Al Jazeera, Ali Younes, 04/05/2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

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