Juan Branco : « C’est maintenant au Royaume-Uni de justifier la détention du seul prisonnier politique au sein de l’Europe occidentale »

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En parlant de tes précédentes activités, on peut dire que les désillusions ne manquent pas. La campagne socialiste de 2012, le passage par le Quai d’Orsay et l’expérience à la Cour pénale internationale ont probablement préparé cet engagement…

Oui, j’ai un rapport ambivalent mais assez récurrent au système, que je n’ai pas peur d’intégrer à condition d’avoir les moyens de le mettre en tension, quitte à pousser à la rupture, ce qui est intervenu quasi-systématiquement. Mais non pas pour le plaisir de la rupture : par conviction profonde, à chaque fois, qu’il y avait possibilité de l’éviter et de pousser au bout de sa logique l’instance que j’ai intégrée. La désillusion de la Cour pénale internationale (CPI) –  qui m’a tout de même menacé, par lettre, de procès à La Haye, au même titre que les criminels de guerre et les criminels contre l’humanité, si je publiais ma thèse et mon ouvrage chez Fayard –  est venue en quelque sorte à contretemps, me préservant des affres qu’aurait pu causer la perception d’une trahison si grande à l’âge de vingt ans. Quand le procureur me demande de partir après que j’ai obtenu la signature par la Tunisie du Statut de Rome (celui de la Cour), c’est tellement absurde que c’en est amusant. Je pars presque en rigolant.

Il en est de même s’agissant de mon expérience auprès d’Aurélie Filippetti en 2012. Seulement, quand elle me vire après m’avoir fait plancher pendant six mois sur une alternative à la Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, mise en place sous Nicolas Sarkozy), parce que c’était la condition pour qu’elle obtienne son poste de ministre de la Culture, avant de tout jeter à la poubelle en conservant la formule « acte 2 de l’exception culturelle » – que j’avais trouvée – pour faire plaisir à un ami du président (Pierre Lescure), ça me fait moins rire. J’ai mis du temps à m’en remettre.

Ta thèse sur la Cour pénale internationale est une critique sans concession. C’est même une critique du droit international pénal. Peux-tu nous résumer la manière dont ta confiance initiale dans ce système fut entamée ? Malgré l’affaire Germain Katanga, crois-tu à une autre Cour pénale internationale comme certains parlent d’une « autre Europe » ?

Quand j’entre à la Cour pénale internationale, en stage avant que le procureur me recrute, j’ai à peine vingt ans, et honnêtement, je porte en moi une adhésion assez naïve à un système qui n’a pas encore démontré de graves inconséquences, du moins d’apparence. Je me retrouve rapidement à un poste sans responsabilités mais avec une vue à 360 degrés sur l’institution, en tant qu’« assistant spécial du procureur » par intérim. Ça dure deux mois, avant qu’on m’envoie à Paris pour faire la liaison avec la zone francophone pendant que je finis mes études, ce qui me permet d’avoir accès au fonctionnement d’ensemble de l’institution. Je traite l’affaire Katanga comme une chose entendue : tous les préjugés inconscients qui peuvent habiter un jeune issu d’une élite occidentale jouent pour étouffer toute incertitude sur le bienfait de l’action de la Cour. Trop “haut”, trop inexpérimenté, je rate tout de la chose. Ce n’est qu’à Yale, trois ans plus tard, alors que j’hésite encore sur la direction à donner à ma thèse, en écoutant en direct le verdict de l’affaire – dont la lecture du résumé prend plus d’une heure – que je me sens un peu plus interloqué à chaque élément énoncé. Je connais parfaitement le fonctionnement des élites françaises, et en particulier leur mode de raisonnement. Or le juge-président de l’affaire, Bruno Cotte, en est un produit presque pur. Tout de suite, je repère les sophismes, failles, masques qui parsèment un raisonnement d’apparence implacable.

Je décide alors du tournant à donner à ma thèse, et de la concentrer sur cette affaire, que je démonte méthodiquement, pas à pas. Un scandale ahurissant : on a tout de même fait nommer un chasseur d’okapis général de la République démocratique du Congo à 25 ans (Germain Katanga), pour ensuite l’envoyer à La Haye et le détenir sans raison pendant neuf ans, permettant au président congolais Joseph Kabila de prétendre qu’il coopérait avec la CPI, et qu’il respectait ainsi sa part des accords négociés sous l’égide de la France après la mort de son père. Lorsque Luis Moreno Ocampo, l’ancien procureur de la CPI, de passage à Yale, découvre que je me concentre sur cette affaire, il fait envoyer la cavalerie pour tenter de censurer mon ouvrage, décalant de deux ans sa publication. Je me retrouve, toutes proportions gardées, du jour au lendemain potentiellement à la place de Katanga, ce qui m’échaude définitivement.

Dans ta jeune expérience de docteur en droit international, tu as notamment conseillé le fondateur de Wikileaks Julian Assange, poursuivi aux États-Unis pour espionnage. La libération aux États-Unis de Chelsea Manning, qui fut l’une de ses sources, et le classement sans suite de l’enquête pour viol en Suède changent-ils quoi que ce soit à son sort ?

La fin de l’affaire suédoise est une victoire extrêmement importante : outre le fait qu’elle libère Assange d’un stigmate lourd qui l’a isolé, par le truchement d’une accusation d’une violence inouïe, au sein même de la communauté des droits de l’homme, elle permet de mettre les États-Unis enfin face à leur responsabilité. Il faut prendre conscience du confort de la situation pour les autorités étasuniennes jusqu’ici : souhaitant détruire une organisation qui menaçait le cœur de leur pouvoir, mais incapables de le faire par voie légale – cela les aurait obligées à s’attaquer au New York Times en même temps qu’à Wikileaks, puisque l’un et l’autre ont publié les mêmes informations –, ils ont utilisé la vieille manière. L’isolement du dissident, forcé à se réfugier dans une ambassade, pour une affaire qui en plus touchait à son corps, c’est-à-dire au cœur de sa légitimité, afin de tuer dans l’œuf toute institutionnalisation de l’organisation. L’effet a été réel, et Wikileaks a failli mourir, et reste aujourd’hui une organisation artisanale, extrêmement dépendante de son fondateur. Mais qui aurait pu penser, au sein d’une bureaucratie vieillissante, qu’un appareil comme celui-ci trouverait dans une ambassade, territoire immune juridiquement, son terrain de jeu idéal au lieu de connaître le sort des dissidents de l’Est, c’est-à-dire mourir à petit feu ?

En faisant sauter ce verrou, les États-Unis et le Royaume-Uni doivent maintenant assumer ce qui est une évidence, mais qui pouvait jusque-là être niée institutionnellement : que l’enfermement d’Assange est bien le fait de ses activités politiques et non d’une quelconque affaire de droit commun. Le front s’ouvre à nouveau et renverse la tension qui jusqu’ici portait de façon écrasante sur Assange et Wikileaks. C’est maintenant aux autorités étasuniennes de s’expliquer, et au Royaume-Uni de justifier la détention du seul prisonnier politique reconnu comme tel par l’ONU au sein de l’Europe occidentale… Idem en ce qui concerne la France : François Hollande avait pris prétexte de l’affaire suédoise pour refuser d’accorder l’asile à Assange, après les révélations selon lesquelles ses prédécesseurs et lui étaient directement espionnés par la NSA (National Security Agency, service de renseignement américain), ainsi que toute entreprise française participant à des appels d’offre d’un montant supérieur à 250 millions d’euros. J’attends de voir quelle sera la raison invoquée par Macron…

As-tu des craintes concernant le statut des lanceurs d’alertes et, plus généralement, la liberté d’information en France depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron ?

Le pouvoir d’Emmanuel Macron se construit sur une verticale autoritaire par fondement. Je ne suis pas plus inquiet sur ces sujets que sur d’autres : nous aurons au pire des cas une monarchie très relativement éclairée, avec des abus peut-être plus nombreux, mais surtout une cohérence qui démultipliera la puissance de l’État. Le risque d’arbitraire ne sera finalement qu’un corollaire d’un fonctionnement institutionnel qui a était destiné à se déployer de la façon dont Macron l’envisage. J’avais fait en décembre 2016 une série de tweets expliquant en quoi le pouvoir “macronien” ne pourrait qu’être caporaliste. C’est l’avantage des tentatives de pensée du politique qui ne s’appuient pas sur les expressions du pouvoir mais sur leurs fondements et leurs dynamiques structurelles. Que la presse s’excite soudain sur l’écume d’un phénomène inévitable, sans le rendre intelligible ni tenter d’en rechercher les causes, dit beaucoup de la pauvreté dans laquelle nous baignons. Je l’ai remarqué à mon échelle, avec le traitement médiatique auquel j’ai eu le droit ces dernières années : j’attends toujours le moindre portrait ou article s’intéressant à un de mes écrits, et non pas simplement à l’accumulation de labels, écume qui excite les vendeurs d’encarts mais aplatit la moindre perspective. Il m’a fallu m’engager dans des expériences particulièrement radicales, et faire un effort de mise en visibilité superficielle des ruptures qui qui m’ont écarté des institutions les plus conventionnelles où je suis passé, pour que soit mise en avant une forme de singularité qui pourtant n’apparaît que sous une forme de marketing, sans que jamais ne soit interrogé ce qu’impliquaient et révélaient les choix que j’ai faits.

Pour le reste, la principale source d’inquiétude porte selon moi sur la nature profondément oligarchique du pouvoir “macronien”, exclusivement constitué par l’accumulation de réseaux d’influence successifs sous le regard bienveillant des puissances de l’argent dépendantes des pouvoirs publics. Il fallait voir Xavier Niel m’annoncer en janvier 2014, les yeux brillants, que son ami Macron voulait devenir président de la République. Les couvertures “poutiniennes” de L’Obs et compagnie qui ont suivi ont sans doute tout à voir avec le hasard.

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via Juan Branco : « C’est maintenant au Royaume-Uni de justifier la détention du seul prisonnier politique au sein de l’Europe occidentale » – Le Comptoir

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