La dérangeante vérité au sujet du lien entre cancer et téléphones portables

Par Mark Hertsgaard et Mark Dowie – Le 14 juillet 2018 – Source The Guardian

Le 28 mars de cette année l’examen par un groupe de scientifiques d’une étude historique menée par le gouvernement des États-Unis a conclu qu’il existe des « preuves évidentes » que le rayonnement des téléphones mobiles causent le cancer, en particulier un cancer des tissus cardiaques chez le rat, cancer trop rare pour être expliqué comme un résultat aléatoire.

Onze scientifiques indépendants ont passé trois jours au Research Triangle Park, en Caroline du Nord, pour discuter d’une étude, réalisée par le National Toxicology Program (NTP) du ministère de la Santé étasunien, qui est une des plus importantes portant sur les effets sur la santé du rayonnement des téléphones mobiles. Les scientifiques du NTP ont exposé des milliers de rats et de souris (dont les similitudes biologiques avec les humains en font des indicateurs utiles des risques pour la santé humaine) à des doses de rayonnement équivalentes à l’exposition moyenne d’un utilisateur de portable au cours de sa vie.

Les scientifiques chargés de critiquer l’étude ont à maintes reprises confirmé les niveaux de confiance que les scientifiques du NTP avaient attachés à l’étude, alimentant même quelques soupçons selon lesquels la direction du NTP aurait tenté de minimiser les résultats de ses recherches. Ainsi, l’examen par les pairs a également trouvé « quelques preuves » – le niveau en dessous de « preuves évidentes » – de cancer du cerveau et des glandes surrénales.

Aucune grande agence de presse, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, n’a rapporté cette nouvelle scientifique. Car, depuis longtemps, ce que disent les médias au sujet de la sécurité des téléphones portables ne reflète que les perspectives de l’industrie du sans fil. Depuis un quart de siècle, l’industrie a orchestré une campagne mondiale de relations publiques visant à induire en erreur non seulement les journalistes, mais aussi les consommateurs et les décideurs politiques au sujet des données scientifiques concernant le rayonnement des téléphones mobiles. En effet, les grandes entreprises du sans-fil ont emprunté la même stratégie et les mêmes tactiques que les grandes compagnies du tabac et du pétrole, qui ont été les premières à tromper le public sur les risques du tabagisme et du changement climatique. Et comme leurs homologues de l’industrie du tabac et du pétrole, les PDG de l’industrie du sans-fil mentent au public, même après que leurs propres scientifiques les aient avertis, en privé, que leurs produits pouvaient être dangereux, en particulier pour les enfants.

De nombreuses personnes soupçonnaient, depuis le début, que George Carlo était un homme de façade pour un blanchiment de l’industrie. Tom Wheeler, le président de la Cellular Telecommunications and Internet Association (CTIA), avait embauché Carlo pour désamorcer une crise de relations publiques qui menaçait d’étrangler son industrie naissante, encore dans le berceau. C’était en 1993, alors qu’il n’y avait que six abonnements de portables pour 100 adultes aux États-Unis, mais les dirigeants de l’industrie prévoyaient un avenir très prometteur.

Fait remarquable, les téléphones mobiles avaient été autorisés sur le marché américain une décennie plus tôt, sans aucun test de sécurité mené par le gouvernement. Maintenant, on a diagnostiqué des cancers chez certains clients et travailleurs de l’industrie. En janvier 1993, David Reynard poursuivait la société NEC America, affirmant que c’était le téléphone NEC de sa femme qui lui avait provoqué une tumeur cérébrale mortelle. Après l’apparition de Reynard à la télévision nationale, l’histoire a pris de l’ampleur. Un sous-comité du Congrès a annoncé la tenue d’une enquête ; les investisseurs ont commencé à se débarrasser des actions de téléphonie mobile et Wheeler et la CTIA sont passé à l’action.

Une semaine plus tard, M. Wheeler annonçait que son industrie financerait un programme de recherche complet. On sait déjà que les téléphones portables sont sûrs, disait Wheeler aux journalistes ; la nouvelle recherche ne fera que « confirmer les résultats des études existantes ».

Carlo semblait être un bon choix pour remplir la mission de Wheeler. Épidémiologiste, diplômé en droit, il avait déjà mené des études pour d’autres industries controversées. Après une étude financée par Dow Corning, Carlo avait déclaré que les implants mammaires ne posaient que des risques minimes pour la santé. Avec le financement de l’industrie chimique, il avait conclu que de faibles niveaux de dioxine, le produit chimique à l’origine du scandale de l’agent orange, n’étaient pas dangereux. En 1995, Carlo a commencé à diriger le Projet de recherche sur la technologie sans fil (WTR) financé par l’industrie, dont le budget final de 28,5 millions de dollars en fait l’enquête sur la sécurité du sans fil la mieux financée à ce jour.

Toutefois, Carlo et Wheeler ont fini par se disputer âprement sur les conclusions du WTR, que Carlo a présentées aux dirigeants de l’industrie le 9 février 1999. À cette date, le WTR avait déjà organisé plus de 50 études originales et en avait examiné beaucoup d’autres. « Ces études soulèvent de sérieuses questions’ sur la sécurité téléphonique », déclarait Carlo lors d’une réunion à huis clos du conseil d’administration de la CTIA, dont les membres comprenaient les PDG ou les hauts dirigeants de 32 des principales entreprises de l’industrie, dont Apple, AT&T et Motorola.

Carlo a envoyé des lettres à chacun des chefs de l’industrie, le 7 octobre 1999, réitérant que les recherches du WTR avaient révélé ce qui suit : le risque de « tumeurs neuroépithéliales rares à l’extérieur du cerveau a plus que doublé… chez les utilisateurs de téléphones cellulaires » ; il y a une corrélation apparente entre les « tumeurs cérébrales du côté droit de la tête et l’utilisation du téléphone du côté droit de la tête » ; et « la capacité du rayonnement de l’antenne d’un téléphone à causer des dommages génétiques fonctionnels [est] définitivement positive ».

  1. Carlo a exhorté les PDG à faire ce qui s’impose : donner aux consommateurs « l’information dont ils ont besoin pour porter un jugement éclairé sur la part de ce risque inconnu qu’ils souhaitent assumer », d’autant plus que certains membres de l’industrie ont « affirmé, à maintes reprises et de manière erronée, que les téléphones sans fil sont sûrs pour tous les consommateurs, même les enfants ».

Dès le lendemain, un Wheeler livide commençait à dénigrer publiquement Carlo dans les médias. Dans une lettre qu’il a partagée avec les PDG, Wheeler dit à Carlo que la CTIA était « certaine que vous n’avez jamais fourni à la CTIA les études que vous mentionnez », un effort apparent pour protéger l’industrie de la responsabilité dans les poursuites judiciaires qui ont mené à l’embauche de Carlo. Wheeler a ajouté que les études n’avaient pas été publiées dans des revues avec comité de lecture, ce qui jetait le doute sur leur validité. Sa tactique a anéantit la controverse, même si Carlo avait déjà informé Wheeler et d’autres hauts dirigeants de l’industrie, à plusieurs reprises, sur les études en cours qui avaient effectivement fait l’objet d’un examen par les pairs et seraient bientôt publiées.

Dans les années qui ont suivi, les conclusions du WTR ont été reproduites par de nombreux autres scientifiques aux États-Unis et dans le monde entier. En 2011, l’Organisation mondiale de la santé classait le rayonnement des téléphones portables comme cancérogène pour l’homme, et les gouvernements du Royaume-Uni, de France et d’Israël émettait des mises en garde contre l’utilisation de ces téléphones par les enfants. Néanmoins, la campagne de propagande de l’industrie désamorcera suffisamment l’inquiétude pour qu’aujourd’hui, trois adultes sur quatre dans le monde possèdent un portable, faisant de l’industrie du sans-fil l’une des plus grandes au monde.

La vision stratégique clé qui anime ces campagnes de propagande d’entreprise est qu’une industrie donnée n’a pas besoin de gagner l’argument scientifique sur la sécurité pour l’emporter ; elle n’a qu’à faire durer la controverse. Maintenir la dispute et donc le doute équivaut à une victoire pour l’industrie, car l’absence apparente de certitude aide à rassurer les clients, à repousser les règlements gouvernementaux et à dissuader les poursuites judiciaires qui pourraient faire diminuer les profits.

Pour maintenir la controverse scientifique, il est essentiel de faire croire que tous les scientifiques ne sont pas d’accord. À cette fin, et encore une fois comme pour les industries du tabac et des combustibles fossiles, l’industrie du sans fil a transformé la science en un jeu de guerre, comme le disait une note interne de Motorola en 1994. La science des jeux de guerre implique de jouer offensif autant défensif, c’est à dire financer des études favorables à l’industrie tout en attaquant les études non favorables ; placer des experts favorables à l’industrie dans des organismes consultatifs tels que l’Organisation mondiale de la santé et chercher à discréditer des scientifiques dont les points de vue diffèrent de ceux de l’industrie.

Le financement d’une recherche favorable est peut-être la tactique la plus importante, parce qu’elle donne l’impression que la communauté scientifique est vraiment divisée. Ainsi, lorsque des études établissent un lien entre les ondes du sans fil et le cancer ou des dommages génétiques, comme l’a fait le WTR de Carlo en 1999, l’étude Interphone de l’OMS en 2010 et comme la NTP du gouvernement américain l’a fait plus tôt cette année, l’industrie peut alors faire remarquer, avec données à l’appui, que d’autres études ne sont pas d’accord.

En y regardant de plus près, on découvre le tour de passe-passe de l’industrie. Lorsque Henry Lai, professeur de bio-ingénierie à l’Université de Washington, a analysé 326 études sur la sécurité réalisées entre 1990 et 2006, il a découvert que 44% d’entre elles ne trouvaient aucun effet biologique du rayonnement des téléphones portables et 56% en trouvaient ; les scientifiques étaient apparemment divisés. Mais lorsque Lai a recatégorisé les études en fonction de leurs sources de financement, un tableau différent a émergé : 67% des études financées de manière indépendante trouvaient un effet biologique, alors que seulement 28% des études financées par l’industrie en trouvaient. Les conclusions de Lai ont été reproduites par une analyse de 2007 dans Environmental Health Perspectives, qui a conclu que les études financées par l’industrie étaient deux fois et demie moins susceptibles que les études indépendantes de trouver des effets sur la santé.

Un acteur clé n’a pas été influencé par toute cette recherche sur le sans fil : l’industrie de l’assurance. Dans nos rapports sur cette histoire, nous n’avons pas trouvé une seule compagnie d’assurance qui vendrait une police d’assurance couvrant le rayonnement des téléphones mobiles. « Pourquoi voudrions-nous faire cela ? », nous a répondu un cadre, avec un petit rire, avant de nous signaler l’existence de plus de deux douzaines de poursuites en cours contre des entreprises de téléphonie mobile, pour un montant total de 1,9 milliard de dollars en dommages et intérêts.

La neutralisation de la question de la sécurité par l’industrie a ouvert la porte au trophée ultime : la transformation envisagée de la société en une société de l’Internet des objets. Reconnu comme un gigantesque moteur de croissance économique, l’Internet des objets reliera non seulement les gens par l’intermédiaire de leurs portables et ordinateurs, mais il reliera également ces portables aux véhicules et appareils ménagers des clients, voire aux couches de leur bébé, le tout à des vitesses beaucoup plus rapides que ce que l’on peut atteindre à l’heure actuelle.

Il y a un piège, cependant : l’Internet des objets nécessitera d’augmenter la technologie 4G actuelle avec la technologie 5G, augmentant ainsi « massivement » l’exposition de la population générale aux rayonnements, selon une pétition signée par 236 scientifiques du monde entier qui ont publié plus de 2 000 études évaluées par des pairs et représentent « une partie importante des scientifiques accrédités dans le domaine de la recherche sur les rayonnements », selon Joel Moskowitz, directeur du Center for Family and Community Health de l’Université de Californie, Berkeley, qui a aidé à faire circuler la pétition. Néanmoins, comme pour les portables, la technologie 5G est sur le point d’être introduite sur le marché, sans tests de sécurité préalables.

L’absence de preuve définitive qu’une technologie est nuisible ne signifie pas que la technologie est sûre, mais l’industrie du sans-fil a réussi à vendre cette erreur logique au monde entier. Le résultat est qu’au cours des 30 dernières années, des milliards de personnes dans le monde ont fait l’objet d’une expérience de santé publique : utiliser un téléphone portable aujourd’hui, découvrir plus tard s’il cause des dommages génétiques ou un cancer. Entre-temps, l’industrie a fait obstacle à une compréhension complète du phénomène et les organismes de presse n’ont pas informé le public de ce que les scientifiques pensent vraiment. En d’autres termes, cette expérience de santé publique a été menée sans le consentement éclairé des cobayes.

Mark Hertsgaard et Mark Dowie

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.

via La dérangeante vérité au sujet du lien entre cancer et téléphones portables – Le Saker Francophone

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