- Des dizaines de milliers de civils kurdes fuient devant l’armée turque, abandonnant la terre qu’ils avaient conquise et dont ils espéraient faire leur patrie.
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La communauté internationale unanime multiplie les condamnations de l’offensive militaire au Rojava et assiste impuissante à la fuite de dizaines de milliers de Kurdes, poursuivis par l’armée turque. Cependant nul n’intervient, considérant qu’un massacre est peut-être la seule issue possible pour rétablir la paix, compte tenu de la situation inextricable créée par la France et des crimes contre l’humanité commis par les combattants et les civils kurdes.
Toutes les guerres impliquent un processus de simplification : il n’y a que deux camps sur un champ de bataille et chacun doit choisir le sien. Au Moyen-Orient, où il existe une quantité invraisemblable de communautés et d’idéologies, ce processus est particulièrement terrifiant puisque qu’aucune des particularités de ces groupes ne trouve plus à s’exprimer et que chacun doit s’allier à d’autres qu’il réprouve.
Lorsqu’une guerre touche à sa fin, chacun tente d’effacer les crimes qu’il a commis, volontairement ou non, et parfois de faire disparaître des alliés encombrants qu’il souhaite oublier. Beaucoup tentent alors de reconstruire le passé pour se donner le beau rôle. C’est très exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui avec l’opération turque « Source de paix » à la frontière syrienne et les réactions invraisemblables qu’elle suscite.
Pour comprendre ce qui se passe, il ne suffit pas de savoir que tout le monde ment. Il faut aussi découvrir ce que chacun cache et l’accepter, même lorsque l’on constate que ceux que l’on admirait jusque-là sont en réalité des salauds.
Généalogie du Problème
Si l’on croit la communication européenne, on pourrait penser que les méchants Turcs vont exterminer les gentils Kurdes que les sages Européens tentent de sauver malgré les lâches États-Uniens. Or, aucune de ces quatre puissances ne joue le rôle qu’on lui attribue.
Il convient d’abord de resituer l’événement actuel dans le contexte de la « Guerre contre la Syrie », dont il n’est qu’une bataille, et dans celui du « Remodelage du Moyen-Orient élargi », dont le conflit syrien n’est qu’une étape. À l’occasion des attentats du 11 septembre 2001, le secrétaire US à la Défense Donald Rumsfeld et son nouveau directeur de la « Transformation de la force », l’amiral Arthur Cebrowski, adaptèrent la stratégie du Pentagone au capitalisme financier. Ils décidèrent de diviser le monde en deux zones : l’une qui serait celle de la globalisation économique et l’autre qui serait vue comme une simple réserve de matières premières. Les armées US seraient chargées de supprimer les structures étatiques dans cette seconde région du monde afin que nul ne puisse résister à cette nouvelle division du travail [1]. Elles commencèrent par le « Moyen-Orient élargi ».
Il avait été prévu de détruire la République arabe syrienne, en 2003 (Syrian Accountability Act), après l’Afghanistan et l’Iraq, mais divers aléas ont repoussé cette opération à 2011. Le plan d’attaque fut réorganisé au regard de l’expérience coloniale britannique dans cette région. Londres conseilla de ne pas détruire complètement les États, de restaurer un État minimal en Iraq et de conserver des gouvernements fantoches capables d’administrer la vie quotidienne des peuples. Calqué sur la « Grande révolte arabe » de Lawrence d’Arabie, qu’ils organisèrent en 1915, il s’agissait d’organiser un « Printemps arabe » qui place au pouvoir la Confrérie des Frères musulmans et non plus celle des Wahhabites [2]. On commença par renverser les régimes pro-Occidentaux de Tunisie et d’Égypte, puis on attaqua la Libye et la Syrie.
Dans un premier temps, la Turquie, membre de l’Otan, refusa de participer à la guerre contre la Libye qui était son premier client et contre la Syrie avec laquelle elle avait créé un marché commun. Le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, eut alors l’idée de faire d’une pierre deux coups. Il proposa à son homologue turc, Ahmet Davutoğlu, de résoudre ensemble la question kurde en échange de l’entrée en guerre de la Turquie contre la Libye et contre la Syrie. Les deux hommes signèrent un Protocole secret qui prévoyait la création d’un Kurdistan non pas dans les territoires kurdes de la Turquie, mais dans les territoires araméens et arabes de Syrie [3]. La Turquie, qui entretient d’excellentes relations avec le gouvernement régional du Kurdistan iraquien, souhaitait la création d’un second Kurdistan, pensant mettre ainsi fin à l’indépendantisme kurde sur son propre sol. La France, qui avait recruté des tribus kurdes en 1911 pour réprimer les nationalistes arabes, entendait enfin créer dans la région un Kurdistan-croupion comme les Britanniques étaient parvenus à créer une colonie juive en Palestine. Français et Turcs obtinrent le soutien des Israéliens qui contrôlaient déjà le Kurdistan iraquien avec le clan Barzani, officiellement membre du Mossad.
- En marron : le Kurdistan dessiné par la Commission King-Crane, validé par le président US Woodrow Wilson et adopté, en 1920, par la conférence de Sèvres.
Les Kurdes sont un peuple nomade (c’est le sens exact du mot « kurde ») qui se déplaçait dans la vallée de l’Euphrate, en Iraq, en Syrie et en Turquie actuelles. Organisé de manière non pas tribale, mais clanique, et réputé pour son courage, il créa de nombreuses dynasties qui régnèrent dans le monde arabe (dont celle de Saladin le Magnifique) et perse, et fournit des supplétifs à diverses armées. Au début du XXème siècle, certain d’entre eux furent recrutés par les Ottomans pour massacrer les populations non-musulmanes de Turquie, particulièrement les Arméniens. À cette occasion, ils se sédentarisèrent en Anatolie, tandis que les autres restèrent nomades. À la fin de la Première Guerre mondiale, le président états-unien Woodrow Wilson, en application du paragraphe 12 de ses 14 points (buts de guerre), créa un Kurdistan sur les décombres de l’Empire ottoman. Pour en délimiter le territoire, il envoya sur place la Commission King-Crane, alors que les Kurdes poursuivaient le massacre des Arméniens. Les experts déterminèrent une zone en Anatolie et mirent en garde Wilson contre les conséquences dévastatrices d’une extension ou d’un déplacement de ce territoire. Mais l’Empire ottoman fut renversé de l’intérieur par Mustafa Kemal qui proclama la République et refusa la perte territoriale qu’imposait le projet wilsonien. En définitive, le Kurdistan ne vit pas le jour.
Durant un siècle, les Kurdes turcs tentèrent de faire sécession de la Turquie. Dans les années 80, les marxistes-léninistes du PKK ouvrirent une véritable guerre civile contre Ankara, très durement réprimée. Beaucoup se réfugièrent au Nord de la Syrie, sous la protection du président Hafez el-Assad. Lorsque leur leader Abdullah Öcallan fut arrêté par les Israéliens et remis aux Turcs, ils abandonnèrent la lutte armée. À la fin de la Guerre froide, le PKK, n’étant plus financé par l’Union soviétique, fut pénétré par la CIA et muta. Il abandonna la doctrine marxiste et devint anarchiste, il renonça à la lutte contre l’impérialisme et se mit au service de l’Otan. L’Alliance atlantique eut largement recours à ses opérations terroristes pour contenir l’impulsivité de son membre turc.
Par ailleurs, en 1991, la communauté internationale livra une guerre à l’Iraq qui venait d’envahir le Koweït. À l’issue de cette guerre, les Occidentaux encouragèrent les oppositions chiites et kurdes à se révolter contre le régime sunnite du président Saddam Hussein. Les États-Unis et le Royaume-Uni laissèrent massacrer 200 000 personnes, mais occupèrent une zone du pays qu’ils interdirent à l’armée iraquienne. Ils en chassèrent les habitants et y regroupèrent les Kurdes iraquiens. C’est cette zone qui fut réintégrée à l’Iraq après la guerre de 2003 et devint le Kurdistan iraquien autour du clan Barzani.
- La carte d’état-major du plan Rumsfeld/Cebrowski de « Remodelage du Moyen-Orient élargi ».
- Source : “Blood borders – How a better Middle East would look”, Colonel Ralph Peters, Armed Forces Journal, June 2006.
Au début de la guerre contre la Syrie, le président Bachar el-Assad accorda la nationalité syrienne aux réfugiés politiques kurdes et à leurs enfants. Ils se mirent immédiatement au service de Damas pour défendre le Nord du pays face aux jihadistes étrangers. Mais l’Otan réveilla le PKK turc et l’envoya mobiliser les Kurdes de Syrie et d’Iraq pour créer un très Grand Kurdistan, tel que prévu par le Pentagone depuis 2001 et acté par la carte d’état-major divulguée par le colonel Ralph Peters en 2005.
- La carte du « Remodelage du Moyen-Orient élargi » , modifiée après l’échec de la première guerre contre la Syrie.
- Source : “Imagining a Remapped Middle East”, Robin Wright, The New York Times Sunday Review, September 28, 2013.
Ce projet (visant à diviser la région sur des bases ethniques) ne correspondait pas du tout à celui du président Wilson en 1919 (visant à reconnaître le droit du peuple kurde), ni à celui des Français (visant à récompenser des mercenaires). Il était bien trop vaste pour eux et ils ne pouvaient pas espérer le contrôler. Il enchantait par contre les Israéliens qui y voyait un moyen de contenir la Syrie par l’arrière. Cependant, il s’avéra impossible à réaliser. L’USIP, un institut des « Cinq yeux » lié au Pentagone, proposa de le modifier. Le Grand Kurdistan serait réduit au profit d’une extension du Sunnistan iraquien [4] qui serait confiée à une organisation jihadiste : le futur Daesh.
Les Kurdes du YPG, branche syrienne du PKK, tentèrent de créer un nouvel État, le Rojava, avec l’aide des forces US. Le Pentagone les utilisa pour cantonner les jihadistes dans la zone qui leur avait été assignée. Il n’y eut jamais de combat théologique ou idéologique entre le YPG et Daesh, c’était juste une rivalité pour un territoire à partager sur les décombres de l’Iraq et de la Syrie. Et d’ailleurs lorsque l’Émirat de Daesh s’effondra, le YPG aida les jihadistes à rejoindre les forces d’Al-Qaïda à Idleb en traversant leur « Kurdistan ».
Les Kurdes iraquiens du clan Barzani participèrent quant à eux directement à la conquête de l’Iraq par Daesh. Selon le PKK, le fils du président et chef du Renseignement du gouvernement régional kurde iraquien, Masrour « Jomaa » Barzani, assista à la réunion secrète de la CIA à Amman, le 1er juin 2014, qui planifia cette opération [5]. Les Barzani ne livrèrent aucune bataille contre Daesh. Ils se contentèrent de faire respecter leur territoire et de les envoyer affronter les sunnites. Pire, ils laissèrent Daesh réduire en esclavage des Kurdes non-musulmans, les Yézidis, lors de la bataille du Sinjar. Ceux qui furent sauvés, le furent par des combattants du PKK turc et du YPG syrien dépêchés sur place.
Le 27 novembre 2017, les Barzani organisèrent —avec le seul soutien d’Israël— un référendum d’autodétermination au Kurdistan iraquien qu’ils perdirent malgré des trucages évidents. Le monde arabe découvrit avec stupéfaction, le soir du scrutin, une marée de drapeaux israéliens à Erbil. Selon le magazine Israel-Kurd, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, s’était engagé à transférer 200 000 Kurdes israéliens, en cas de victoire référendaire, afin de protéger le nouvel État.
Pour jouir du droit à l’autodétermination, un peuple doit d’abord être uni, ce qui n’a jamais été le cas des Kurdes. Il doit ensuite habiter un territoire où il soit majoritaire, ce qui n’était le cas qu’en Anatolie depuis le génocide des Arméniens, puis aussi au Nord de l’Iraq depuis le nettoyage ethnique de la zone de non-survol durant l’après-« Tempête du désert », et enfin au Nord-Est de la Syrie depuis l’expulsion des Assyriens chrétiens et des Arabes. Leur reconnaître ce droit aujourd’hui, c’est valider des crimes contre l’humanité.
A suivre…
2. Le Kurdistan, imaginé par le colonialisme français (mercredi 16 octobre)
3. L’invasion turque du Rojava (jeudi 17 octobre)