La grève du 5 décembre au 20h de France 2 : quatre jours de propagande

Source : ACRIMED, Pauline Perrenot, 05-12-2019

Après une observation du 20h de France 2 du 1er au 4 décembre, le bilan est sévère pour le service public. Son traitement de la grève du 5 décembre, qui n’invite à aucune prudence langagière, se résume en un mot simple : la propagande.

Commençons par quelques chiffres : sur les quatre jours ayant précédé la journée de grève du 5 décembre, la rédaction du 20h a consacré 25 sujets à cette journée, pour un total de près de 52 minutes. Sur ces 25 sujets, seuls quatre sont « dédiés » réellement au fond de la réforme : deux sur les régimes spéciaux, un autre sur le montant des pensions et le quatrième, prétendant « suivre » un syndicaliste (nous y reviendrons). Syndicalistes qui sont, du reste, totalement marginalisés dans les différentes éditions, puisqu’ils ne s’expriment sur le « fond » du sujet que… 1 minute et 8 secondes au total [1] !

Un « temps de parole », si on peut encore l’appeler ainsi, qui contraste avec celui accordé aux usagers, dirigeants d’entreprises, hôteliers, commerçants, cadres des hôpitaux interrogés sur l’organisation de leurs services, cadres de la SNCF, personnels non-grévistes de la RATP ou tout autre interlocuteur « impacté », que la rédaction a choisi de mettre au premier plan de ses reportages : 7 minutes et 38 secondes : soit sept fois plus que les syndicalistes.

Mais alors, de quoi France 2 a-t-elle bien pu parler ? Eh bien de ce dont ont parlé la plupart de leurs confrères, comme nous l’avions noté dans le cas du Journal du dimanche et du Parisien : du coût des régimes spéciaux, de l’organisation des usagers, de la galère à venir, du micmac des patrons d’entreprises et, bien sûr, des risques de « dérapages » en série. En images, et les sujets sont exhaustifs, ça donne ceci [2] :

Arrêtons-nous sur quelques exemples (on vous épargne les multiples reportages annonciateurs de « la galère »).

En premier lieu, une enquête signée du communicant Laurent Delahousse, qui lui vaudra à coup sûr le prix Albert Londres. Après s’être demandé « quelle sera la couleur du ciel sous le front social en fin de semaine ? Tempête ou ouragan sur les retraites ? », le météorologue, maître-cireur mais également analyste sportif, se penche sur les « éléments de langage » du gouvernement. Analyse :

Je vous le disais, le gouvernement est réuni ce soir à Matignon afin de dresser la feuille de route des prochains jours, coordonner les éléments de langage. Et le premier message de communication était visible aujourd’hui dans le dress-code du jour, dans le catalogue vestimentaire. Chemise ouverte, jean et baskets. Volonté clairement affichée de ne pas sur-jouer la tension, bien au contraire.

On attend avec impatience le « décryptage » du prochain message de communication ! Une analyse qui a succédé à un reportage tout aussi brillant sur le coût des régimes spéciaux, ayant notamment valu à France 2 un droit de réponse de la part des avocats. Dommage pour la rédaction de France 2, car ce n’était pourtant pas la corporation qu’elle avait le plus dans le viseur… Vous devinez laquelle ? Et vous avez raison :

Le verbatim est à l’avenant :

Ils sont dans le viseur du gouvernement : les régimes spéciaux. La facture ? 9 milliards d’euros environ chaque année, financés par des taxes, mais surtout par l’État. C’est lui qui paye une partie des retraites de la RATP et surtout de la SNCF : 3 milliards 300 millions d’euros. Les cheminots partent plus tôt à la retraite, à partir de 52 ans pour les conducteurs, 57 ans pour les autres. Ce syndicaliste justifie la participation élevée de l’État.

Le syndicaliste en question, Bruno Poncet, disposera de 12 secondes pour apporter son point de vue, déplorant notamment le peu d’embauches à la SNCF. Quant au cadrage du sujet ou aux non-dits concernant les surcotes des cotisations des cheminots, il ne pourra évidemment en piper mot.

Et la rédaction remet le couvert le 4 décembre. Du « coût des régimes spéciaux », on passe ainsi à la question fatidique : « Faut-il supprimer les régimes spéciaux ? » Comme dans les sondages, la construction du reportage, sous forme de questions successives, impose légèrement la réponse à donner à la question : « L’origine des régimes spéciaux ? » – « Un régime privilégié ? » – « Combien ça coûte à l’État ? » – « Il y a donc un déficit. Alors, faut-il supprimer les régimes spéciaux ? Pour le ministre Jean-Paul Delevoye, la réponse est claire. » Si un « expert » est invité pour dire que le métier serait moins attractif sans le régime, si un syndicaliste est invité à s’exprimer 19 secondes, les infographies proposées par France 2 vont dans le sens des propos d’un ancien rapporteur de la Cour des comptes, qui ne mâche pas ses mots :

François Ecalle : D’abord les trains ne sont plus à vapeur et on n’est plus obligé de mettre le charbon dans les chaudières hein. […] Ils gagnent un peu sur tous les tableaux !

L’essentiel, pour France 2, est donc démontré : en miroir du Parisien daté du 1er décembre, et de sa Une dévoilant fièrement « le vrai coût des régimes spéciaux », le tout en écho à la communication gouvernementale, la rédaction de service public aura apporté sa contribution au pilonnage d’un autre service public.

Une démarche qui culmine dans une « enquête » pour le moins inattendue, diffusée la veille du 5 décembre et intitulée « Mon maire m’emmène à la manifestation ». Anne-Sophie Lapix donne le ton :

Ils devraient être nombreux demain à Paris à défiler contre la réforme des retraites. À condition toutefois de pouvoir venir. La grève des transports rendra les trajets compliqués, d’où l’idée, dans certaines mairies de banlieue, plutôt communistes, de mettre à la disposition de leurs agents des bus. Est-ce bien légal ? L’enquête de « L’œil du 20h ».

Un beau sujet anti-mobilisation sur un phénomène parfaitement anecdotique, que France 2 va grossièrement amplifier et dramatiser, avec cerise sur le gâteau, un délicieux parfum de délation. Florilège :

– Demain en région parisienne il y aura bien quelques bus, mais pas pour ceux qui vont travailler. « L’œil du 20h » a découvert que certaines mairies vont mettre des cars à disposition des manifestants. [Scoop ! NDLR]

– Une pratique méconnue, et surtout illégale selon le Conseil d’État. Ces cars de la ville de Stains, en Seine-Saint-Denis, d’habitude, sont utilisés lors des sorties scolaires. Mais demain, le maire va faire une exception. Les deux bus municipaux emmèneront gratuitement à Paris les manifestants de sa commune.

Coût pour la commune : 500€ pour deux autocars. Selon le maire, ils seront conduits par des employés municipaux grévistes, qui ne seront donc pas payés. [Du Balkany tout craché ! NDLR]

– Le Conseil d’État a tranché la question il y a près de trente ans : c’est illégal, et cette décision fait toujours jurisprudence, comme nous l’a confirmé ce matin la plus haute juridiction administrative. Un arrêt fondé sur la neutralité du service public.

Et en neutralité, France 2 s’y connaît ! La rédaction affiche ensuite une carte de France épinglant les 18 villes – « communes gérées par des élus socialistes, et surtout communistes » – qui affréteront les cars. « Et les travailleurs non-grévistes eux ? Pourront-ils profiter de ces bus pour braver la grève des transports ? La mairie est catégorique. » La journaliste, affichant un sourire entendu, est filmée en pleine conversation téléphonique avec la maire PCF de Malakoff, qui répond que les cars sont affrétés pour les grévistes souhaitant se rendre à la manifestation. Ainsi la rédaction de France 2 vient-elle de déclencher « l’affaire des mairies communistes » – qui restera probablement dans les mémoires de la corruption – et conclut fièrement :

À la mairie de Malakoff on assume, et peu importe les décisions du Conseil d’État […]. Aucune sanction n’est prévue par les textes, mais devant la polémique, la maire de Malakoff précise ce soir que le coût du transport des grévistes sera refacturé aux syndicats.

Vous avez dit sabotage ?

 

Service après-vente du gouvernement

Rappel : sur un total de 25 sujets donc, seuls quatre ont été consacrés au fond de la réforme. Après les deux sujets sur les régimes spéciaux vient un sujet sur le montant des pensions. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le 3 décembre, il s’agit avant tout pour Anne-Sophie Lapix de faire le service après-vente des problématiques que le gouvernement souhaite mettre en avant. Ainsi le seul sujet est-il dédié à deux études de cas qui verront leur pension… « augmenter » ! Les retraités touchant le « minimum contributif », dont France 2 déclare qu’ils toucheront 20 euros en plus, et les agriculteurs, 100 euros en plus. « Un montant qui pourrait ensuite être revu à la hausse selon la majorité » s’empresse de rajouter le journaliste, avant de tendre le micro à un député LREM.

Un suivisme et une complaisance qu’annonçait déjà Anne-Sophie Lapix au moment d’introduire le sujet :

Pour l’heure, beaucoup ont le sentiment qu’ils seront perdants. Le gouvernement rappelle au contraire les progrès de sa réforme, comme la retraite à 1000 euros minimum.

Rappelons-nous que la population « a le sentiment que » et que le gouvernement lui, « rappelle », pense… et sait. Dans la suite du reportage, le journaliste va même vanter la générosité du Président :

Remplir le porte-monnaie des millions de retraités parmi les moins fortunés. Leur garantir la somme de minimum de 1000 euros pour vivre. Voilà la promesse d’Emmanuel Macron.

Au cas où vous n’auriez pas compris, une belle allégorie enfonce le clou :

Vous avez dit propagande ?

Mais ce n’est pas terminé. Anne-Sophie Lapix dans le texte :

Le gouvernement compte atténuer les effets de la grève en mettant en place un dispositif pour garantir des trains, des bus, des métros dans la capitale. […] Qu’est-ce qui pourrait rouler jeudi en pleine grève ? Peut-être des cars Macron.

L’homme de toutes les solutions, en somme.

Le quatrième et dernier sujet de fond – et l’unique anglé sur les revendications des syndicats – est diffusé le 4 décembre. « Reportage » prétendant « suivre » au plus près des cheminots de Laroche-Migennes dans l’Yonne, qui laisse en réalité au syndicaliste CGT… 28 secondes de temps de parole. La belle affaire ! Une parole que la rédaction vient en outre immédiatement contrebalancer avec celle du propriétaire d’un bar de la ville (16 secondes), en affirmant que « tous ne partagent pas l’avis du syndicaliste ». C’est tout ? C’est tout [3].

 

La construction médiatique de la peur

Sans doute à court de bonnes idées, la rédaction de France 2 opte également pour des exercices de futurologie. Et quand Anne-Sophie Lapix pose la question le 2 décembre, elle le fait sans trembler : « Doit-on craindre des dérapages lors des manifestations contre la réforme des retraites le 5 décembre ? » La construction du reportage qui s’ensuit apporte quelques éléments de réponses. Scoop : c’est oui. Le journaliste, qui s’interroge sur les « dérapages » possibles (des manifestants évidemment), tient tout d’abord à rafraîchir la mémoire des téléspectateurs en déroulant le film des violences du 1er mai parisien – à défaut d’être encore pourvu d’images choc, France 2 recycle.

Le tout au prix d’une belle réécriture journalistique de l’histoire de cette manifestation :

Avec un risque : des débordements, comme ceux il y a quelques mois du 1er mai 2019 à Paris. La marche avait dégénéré. Les syndicats sont alors dépassés. Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, est exfiltré, certains militants plient bagage.

Des « débordements » qui n’étaient, comme l’ont montré bien des confrères, nullement le fait de violences policières. Car France 2 tient à rappeler, foi d’expertise, que plane toujours la menace de l’ennemi principal :

– Journaliste : Pour cet expert, des groupes violents peuvent s’infiltrer dans les cortèges officiels.
– Éric Delbecque : Viennent se greffer, s’enchâsser à l’intérieur de ce mouvement social des éléments qui eux ne sont pas là pour manifester calmement et exprimer des revendications, mais pour essayer de propager une onde de violence. On l’a vu avec le black block.

Et on peut dire qu’il s’agit là d’un cas d’expert chimiquement pur ! Éric Delbecque, présenté comme simple auteur, est « expert en sécurité intérieure » mais aussi « colonel de réserve de la Gendarmerie nationale » et « ancien conseiller au ministère de l’Intérieur » [4]. Expert très prisé des médias (Le Figaro en tête, mais aussi BFM-TV, Europe 1, Le Point, Sud Ouest, RMC et tant d’autres rien qu’en 2019), particulièrement bien placé pour gloser sur les « groupes violents », lui qui exprimait sur son blog en avril dernier que « ceux qui sont dans les rues le samedi ne sont plus des gilets jaunes », que les actions actuelles de désobéissance civile sont « un dévoiement » (FigaroVox), qu’il voit dans la ZAD un « reflet du discours salafiste » (Le Point), que « la France insoumise tente d’exister en maximisant la haine et les provocations » (Journal de l’économie) ou, last but not least, en avril, que « le temps de la complaisance est terminé » avec les manifestants (Le Point). Biographie que les téléspectateurs de France 2 devront aller chercher par eux-mêmes !

Et l’édition spéciale du journalisme de préfecture se poursuit le lendemain. Fidèle porte-parole, Anne-Sophie Lapix monte d’un cran :

Le gouvernement prend très au sérieux de voir la manifestation contre la réforme des retraites dégénérer jeudi. Il s’apprête à déployer un dispositif de sécurité exceptionnel : 5 000 hommes seront mobilisés. Autant qu’il y a un an après le chaos du 1er décembre. La préfecture appelle les commerces qui se trouvent sur le trajet de la manifestation à baisser le rideau.

Entendu ? Si tel n’est pas le cas, la rédaction vous refait encore le film – mais cette fois du 8 décembre 2018 – sous-titré de quelques douceurs journalistiques :

– Les autorités se préparent à faire face à tout débordement ;
– Un dispositif de sécurité parmi les plus conséquents jamais vus dans la capitale ;
– Des policiers à moto, capables de se déplacer rapidement pour interpeller des manifestants violents.

Le tout enrobé de reportages sur les craintes des commerçants invités par la préfecture à fermer boutique. Reportages dont les lancements confirment le ton général. Exemple le 4 décembre :

Des planches de bois taillées sur mesure pour résister aux assauts des casseurs. Les banques ont donné pour mission à cette entreprise de protéger leurs façades.

Une conclusion, en un mot, pour qualifier l’information selon France 2 ?

Pauline Perrenot

[1] 12 secondes le 1/12 ; rien le 2/12 (un syndicaliste s’exprime, mais sur le rôle de son service d’ordre…) ; 9 secondes le 3/12 (un syndicaliste intervient mais concernant la possibilité des cars Macron de circuler dans Paris…) ; 47 secondes le 4/12 pour trois syndicalistes, dont deux micro-trottoirs : le troisième, CGT, « suivi » par la journaliste, dispose de 28 secondes de temps de parole dans le reportage.

[2] Il manque simplement deux sujets dans les bandeaux : le sujet « Agenda du gouvernement » (1/12) et, un sujet le 4/12 : « L’histoire secrète », dédié à récolter les bruits de couloirs aux détours des cabinets ministériels pour jauger l’état d’esprit du gouvernement…

[3] Ou presque : le 4 décembre, on notera un sujet dans lequel des salariés de l’usine Laguiole témoignent de leur inquiétude vis-à-vis de la réforme à venir (1 minute 19).

[4] Voir sa biographie longue comme le bras sur son site.

Source : ACRIMED, Pauline Perrenot, 05-12-2019

via » La grève du 5 décembre au 20h de France 2 : quatre jours de propagande – Par Pauline Perrenot

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