Le nazisme et l’idéologie de la santé : les avatars modernes de la dignité humaine

A la suite de l’article d’Ariane Bilheran, citant des extraits de l’article Johann Chapoutot intitulé : Éradiquer le typhus : imaginaire médical et discours sanitaire nazi dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944)

Nous publions ici des extraits d’un article de André Mineau, Gilbert Larochelle et Thomas De Koninck sur le même thème intitulé : Le nazisme et l’idéologie de la santé : les avatars modernes de la dignité humaine

Un peu d’air frais


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Le nazisme comme paroxysme de l’idéologie de la santé

Le nazisme constitue une forme caricaturale de la tendance moderne à la sacralisation de l’immanence biologique et des catégories intermédiaires entre l’individu et l’humanité, ayant pour effet la subordination théorique et pratique de la dignité humaine à un facteur d’exclusion. Mais il est en même temps à la fine pointe de la technologie en tant que déploiement de savoirs, d’experts, d’organisations. Le premier de ces aspects retiendra surtout ici notre attention. Le propos n’est ni de procéder à une description détaillée de l’idéologie nazie, ni de recenser de manière exhaustive les facteurs historiques ayant contribué à sa genèse. Il ne s’agit pas non plus d’entrer dans le débat sur les désaccords à l’intérieur même du nazisme. Considérant celui-ci comme une “moyenne” idéologique ayant investi un système politique, nous nous limiterons à montrer en quoi la valeur “santé” y a tenu une place prépondérante, permettant de prolonger jusque dans le crime une tendance par ailleurs profonde de la modernité. À cela, il faut ajouter deux remarques. Premièrement, la santé peut être caractérisée comme la performance du corps (dont les phénomènes mentaux ne sont plus en dernière instance que les dérivés), livré aux lois de la Nature et aux prises avec un environnement générateur d’entropie. Deuxièmement, le corps en question n’est pas toujours et nécessairement celui des individus et rien n’oblige la science ou la philosophie à accorder à ceux-ci la préséance ontologique ou éthique.

Le refus de cette préséance caractérise la réaction aux Lumières au début du dix-neuvième siècle, en Allemagne surtout, où la modernité philosophique aura tendance à être assimilée aux idées de l’impérialisme français. À l’aube du grand siècle des nations, le romantisme allemand investira de plus en plus le champ politique en récusant l’individualisme et l’universalisme, au profit d’une essence naturelle intermédiaire qui définira l’individu lui-même. Ainsi que l’écrit Pulzer, le nationalisme romantique allemand se veut culturel et affirme le primat de la communauté nationale (Volksgemeinschaft) fondée sur la conscience de la germanité. Il propose l’intuition contre l’analyse, la foi contre l’intellect, l’histoire contre la science 1. S’il comporte au début des éléments de foi chrétienne, ceux-ci tendront peu à peu à s’estomper avec la progression culturelle des matérialismes et des panthéismes : plus tard dans le siècle, la “communauté nationale” deviendra pour plusieurs cette église autosuffisante vouée à son propre culte, celui du corps naturel et sacré du peuple (Volk)2.

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Vers la fin du XIXe siècle, les projets en génie de la santé abondent. Inspiré par un sens “holistique” de la nature et préoccupé par la vigueur de la race, le mouvement Lebensreform s’unira à des milieux médicaux dans la lutte contre ces poisons raciaux que constituent l’alcool, la viande et le tabac. En 1885, des professeurs guidés par Gustav von Bunge, lui-même végétarien et anti-fumeur par ailleurs, prendront la tête d’une croisade contre l’alcool, dénoncé comme cause de criminalité et comme menace à l’hérédité aussi bien qu’à la productivité. Ploetz lui-même fondera en 1890 une ligue anti-alcool dont l’approche sera fondée sur la science et la médecine, en excluant les arguments de la morale chrétienne. De façon générale, les eugénistes s’engageront dans de nombreuses campagnes en faveur des bonnes habitudes alimentaires, du sport, de la forme physique et de l’air pur en tant que “préconditions à la santé nationale et à la pureté raciale”3.

Largement répandu dans le monde occidental en général, mais surtout en Allemagne où l’on employait la désignation d’“hygiène raciale”, l’eugénisme s’exprimait au début de notre siècle à travers des schèmes utopiques de progrès social au nom de la santé. Les respectables savants qui s’en faisaient les théoriciens n’étaient pas tous et nécessairement antisémites ou racistes au sens strict du terme, mais ils nourrissaient des conceptions qui allaient paver en quelque sorte la “pente glissante”. Comme le mentionne Henry Friedlander, ils allaient rapidement prétendre que leurs travaux “prouvaient l’infériorité de groupes entiers”, pour étendre ensuite progressivement le diagnostic de dégénérescence à des classes sociales, puis à des races et à des ethnies 4. Mais leur intérêt portait surtout sur les malades incurables de même que sur les handicapés physiques et mentaux qu’ils appelaient “dégénérés”. Dans un ouvrage qui fit autorité au début des années 20 et que l’on doit à deux distingués professeurs, Karl Binding et Alfred Hoche, juriste et neuropathologiste respectivement, on retrouve un plaidoyer en faveur de l’euthanasie et du droit de tuer les “faibles d’esprit” incurables. Mais, ajoute-t-on, s’il y a des vies indignes d’être vécues par incapacité aussi bien que par infériorité, seul un expert devrait pouvoir les tuer 5. Une telle position reflète malheureusement bien les dommages causés à la dignité humaine par les paradigmes de la modernité. Car si le mal suprême consiste dans la maladie, la vie malade incurable est par conséquent sans valeur. Non seulement ne peut-elle se définir positivement comme performance, mais elle est en plus conçue négativement comme un fardeau dont on ne manquera pas de souligner le poids, à la fin des années 20, à mesure que s’aggrave la crise des finances publiques. Quoi qu’il en soit, les mesures de contrôle de la reproduction demeurent bien entendu les plus pratiques. S’il n’y avait plus de “faibles d’esprit”, pense Ploetz dans sa logique fine et subtile, on n’aurait pas besoin de les exterminer 6.

D’un point de vue sociologique, nous reconnaissons volontiers que les médecins, biologistes, généticiens, etc. reflétaient tout le spectre des possibles idéologiques et que des divergences profondes existaient à l’intérieur même de la Société allemande d’hygiène raciale. Néanmoins, c’est la branche la plus radicalement antisémite du mouvement eugénique qui a triomphé, à travers le nazisme, à la fin de la période de Weimar. Le nazisme représente en fait la synthèse entre les courants völkisch épris de pangermanisme et la science raciale appliquée d’inspiration darwinienne. Il incarne la forme la plus achevée de l’idéologie de la santé mise au service du corps sacré du Volk et déterminée à mettre en œuvre tout le génie biologique nécessaire à la victoire dans la lutte des races. Or, si le Volk souffre de la présence des vies “indignes d’être vécues”, il est par ailleurs directement menacé de mort par une terrible maladie, causée par le fourmillement en son sein de la bactérie juive. Cette caractérisation de l’état de santé du peuple allemand ressort assez clairement de Mein Kampf et d’autres écrits et discours nazis du Kampfzeit, alors que la cure allait être à la mesure du diagnostic.

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La pratique scientifique de l’exclusion et ses praticiens

En matière de santé, les nazis étaient sérieux et, une fois au pouvoir, ils ont poursuivi les tendances amorcées au cours de l’époque antérieure. Amants de la nature et des modes de vie naturels, ils ont contribué à l’assainissement de la vie quotidienne à travers toutes sortes de mesures que Proctor, entre autres, énumère dans le détail. Ainsi, ils ont adopté une loi obligeant les boulangeries à produire du pain de blé entier et, dans un message radiodiffusé, le chef de la santé du Reich Leonardo Conti a demandé aux gens de consommer ce pain pour le bien de leur santé et celui de la nation. Theodor Morell, le médecin personnel d’Hitler, s’est élevé contre le DDT, facteur de risque pour la santé. On a par ailleurs interdit l’usage du tabac dans les édifices publics et on a orchestré des campagnes contre le tabagisme, à l’intention surtout des mineurs et des femmes enceintes : la santé individuelle, déclarait Hans Reiter en 1941, est liée à l’intérêt du Volk et un médecin nazi responsable doit combattre les poisons, même si certains les aiment. L’alcool, bien entendu, n’a pas été épargné : en plus d’avoir favorisé les lois contre les automobilistes en état d’ébriété, la SS a cherché à éloigner les mineurs de l’alcool et elle a patronné à cette fin les jus de fruits et les eaux minérales 7. Il y a eu également des campagnes pour la propreté des lieux de travail et, bien sûr, pour le sport, cette religion du XXe siècle 8.

Si tout cela peut paraître amusant ou bénin, ce n’était toutefois que la pointe de l’iceberg nazi de la santé. Car le Volk, cette quintessence de la Nature, courait des risques très graves à cause des êtres malins et malsains qui avaient trouvé refuge en son sein à cause d’une morale humanitaire dépassée, inconsidérée et coupable. Et la nécessaire thérapie enverrait bientôt ces êtres dans les chambres à gaz des instituts d’euthanasie d’abord, dans celles des camps de l’Opération Reinhard ensuite. Ces êtres ont été tués au nom de la santé, et avec l’expertise et les moyens les plus avancés : le programme T4 et la Shoah ont été les résultats d’une “biologie appliquée” efficace, logique avec elle-même, et les valeurs de l’idéologie ont été accomplies par l’organisation et le système. Il est tragique non seulement que les nazis aient pensé et exécuté ces meurtres dans des termes scientifiques et médicaux, mais aussi et surtout qu’ils aient été activement aidés en cela par les scientifiques en général, par les médecins en particulier. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de dire que la majorité des spécialistes de la santé aient participé directement aux meurtres de masse. Mais s’il y a eu des attitudes et des actes de résistance, les professions en cause ont dans l’ensemble collaboré avec le régime et lui ont apporté une aide précieuse voire indispensable.

Dans une étude consacrée aux chercheurs en biologie dans les universités et dans les instituts Kaiser Wilhelm, Ute Deichmann rapporte que 57,6 % des biologistes qui sont demeurés en Allemagne sous Hitler se sont inscrits au Parti nazi, alors que 22,5 % d’entre eux ont été membres de la SA et 5,4 %, de la SS, la propension à s’inscrire étant grosso modo inversement proportionnelle à l’âge des chercheurs. Mais si l’appartenance au Parti conférait un avantage compétitif certain aux jeunes biologistes qui y affluaient, elle n’a jamais été une condition nécessaire ni pour la nomination ni pour l’agrégation 9.. Les biologistes, dans leur rapport au Parti, ne sont toutefois pas restés passifs. Ils ont écrit des articles dans lesquels ils ont souligné la parenté étroite entre la biologie et l’idéologie nazie ; ils ont supporté le régime et ses projets d’hygiène raciale pour ne pas nuire à leurs chances d’obtenir des subventions et plusieurs d’entre eux n’ont pas reculé devant la coopération scientifique avec l’organisation de Himmler 10. Sur ces bases, Deichmann parvient à une conclusion nuancée : si l’idéologie nazie au sens strict du terme n’a eu que peu d’impact sur les contenus et les méthodes de la biologie, si l’hygiène raciale a été surtout l’affaire des juristes et des médecins, les biologistes influents ont quand même bel et bien coopéré avec le régime, en légitimant son discours et en supportant ses buts 11..

De la part des médecins qui, pour les nazis, devaient soigner le corps du Volk d’abord et avant tout, la coopération a été beaucoup plus marquée. Bien sûr, écrit Kater avec raison, il serait simpliste de postuler que la médecine en soi prédispose au nazisme, ou que la première ne serait que l’équivalent du second. Mais il faut quand même constater que la nazification des médecins s’est opérée plus tôt et plus complètement que dans le cas de toutes les autres professions 12. Entrés massivement au Parti en 1933 et surtout en 1937, les médecins y étaient surreprésentés dans un rapport de 3 à 1. Ils constituaient de loin le groupe le plus important à l’intérieur du Parti, 44,8 % d’entre eux ayant été membres soit avant soit après 1933, alors que 9 % des médecins de sexe masculin diplômés entre 1933 et 1939 se sont inscrits à la SS où ils étaient surreprésentés 7 fois, ce qui les plaçait en deuxième position derrière les juristes 13. Tandis que les motivations de ces médecins oscillaient entre la conviction profonde et le carriérisme pur, la plupart d’entre eux n’étaient pas suffisamment convaincus ou carriéristes pour participer directement aux meurtres de masse, mais l’étaient tout de même assez pour cautionner tout ce qui allait rendre possible la destruction des “inférieurs”. Ils étaient foncièrement conservateurs et plusieurs partageaient avec les nazis l’idéologie de la santé aussi bien que les idées völkisch qui pullulaient dans les universités au cours des années 20. Avec la crise politico-économique à la fin de la période de Weimar et avec la mise en place du totalitarisme (sans lesquelles, il est vrai, rien n’aurait été possible), un dangereux virage allait être pris. Ainsi que le mentionne Kater, la médecine allemande allait être saisie de plus en plus par la conception d’une science naturelle libre des anciennes valeurs, de même que par l’idéologie de la nature et de la race, les médecins devenant les techniciens (ou les ingénieurs) de la santé du peuple, chargés d’en protéger les ressources 14. Proctor quant à lui parle d’une affinité idéologique entre la profession médicale et le nazisme, pour en conclure que les politiques raciales nazies ont émergé de la communauté scientifique médicale autant qu’elles lui ont été imposées 15.

De fait, la profession médicale a apporté une contribution majeure à la conception et à l’exécution de ces politiques. Ce sont des médecins surtout qui ont eu la charge des tribunaux de santé génétique, avec la responsabilité de déclarer les cas qui, selon eux, requéraient la stérilisation. Quand la thérapie des déficients mentaux est devenue meurtrière, ce sont des médecins qui ont planifié l’opération, conçu les chambres à gaz, choisi les patients. La compétence médicale s’étendait bien entendu à la “question juive” considérée comme un problème de santé publique, alors que les revues médicales consacraient de l’espace aux essais de caractérisation de la race “malade”. Avec les lois de Nuremberg, la “qualité” raciale d’un individu était devenue un diagnostic médical, et les tribunaux d’appui qui ont été mis sur pied ont eu pour membres entre autres le distingué professeur Otmar von Verschuer et son étudiant, le docteur Josef Mengele 16.

Étant donné qu’il n’y a pas de raison de tolérer un mal auquel on peut remédier, la “vision biomédicale” nazie appelle en quelque sorte son “impératif thérapeutique”, pour le dire à la manière de Lifton 17. Ainsi, à partir du moment où la médecine a pour objet le Volk, le corps du peuple dont les individus forment les cellules saines ou malades, on peut aisément concevoir une opération comme T4 qui procède, écrit Yves Ternon, “… d’une longue dérive de la pensée médicale et juridique qui avait évolué du concept de “vies sans valeur” à l’exigence de leur destruction… 18. Le manuel de Binding et Hoche stipulant que seuls des experts devaient pouvoir tuer, c’est à des médecins que fut donné l’ordre de le faire, par Hitler lui-même, dans une directive rédigée en octobre 1939 mais datée du 1er septembre 19. Suite à cette directive, les médecins ont joué un rôle de premier plan dans la conception mais aussi dans l’exécution même de l’action T4, les centres d’euthanasie ayant été placés sous la responsabilité conjointe d’un médecin et d’un officier de police, qui incarnaient l’union de la science et de la force, de la valeur et de la performance. Bien sûr, les chambres à gaz en tant que telles ne relevaient pas de la procédure médicale : n’importe qui pouvait les opérer et la présence des médecins sur les lieux du crime n’était pas indispensable. Mais les médecins impliqués à tous les niveaux fournissaient la couverture, la légitimité et l’expertise nécessaire aux sélections et ils n’étaient pas prêts à abandonner le terrain au profit des compétiteurs 20.

Concernant la Shoah dont nous ne pouvons décrire ici les complexités, mentionnons seulement qu’elle procède, ainsi que Saül Friedländer l’a montré, du vieux mythe qui voit dans le Juif à la fois la force maléfique et l’être impur. Accommodé à la modernité dans le nazisme, ce mythe s’y exprime à trois niveaux : 1) le Juif est le principe cosmique du Mal (niveau quasi métaphysique) ; 2) il est la race inférieure destructrice des cultures (niveau anthropologique) ; 3) il est un bacille (niveau biologique) 21. Mais les deux premiers niveaux, en fait, implosent dans le troisième qui finit ultimement par triompher. Dans un monde entièrement sécularisé, livré à l’idéologie de la santé et à l’empire de la biologie qui tient lieu d’ontologie, le Juif devient le Mal suprême, le Mal en tant que maladie, aux yeux des nazis qui ont une conception antibiotique de la politique. C’est ainsi que l’on peut parler avec Lifton du meurtre comme guérison, de l’extermination de masse comme thérapie. Quant aux médecins, l’idéologie leur réservait une place de choix dans cet “hôpital central” d’Auschwitz, même s’ils n’y étaient pas nécessaires en pratique. Sur l’ordre explicite de Himmler, ce sont des médecins qui ont présidé aux sélections sur la rampe d’Auschwitz-Birkenau, où ils ont accompli véritablement leur fonction moderne, celle de portiers de la vie et de la mort 22.

Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté d’esquisser à grands traits les principaux jalons d’un parcours dont Léon Poliakov résume admirablement l’essentiel : “Déclarée sous le couvert de la science balbutiante des Lumières, la lutte contre les vieux livres démythificateurs finit par conduire, à travers des médiations historiques et sociales de tous ordres… à la déclaration d’une guerre d’extermination contre les hommes… 23. Il s’est agi de montrer en quoi les pratiques exterminatrices nazies représentaient l’accomplissement de la valeur “santé”, telle que comprise par les nazis, sur la base du paradigme scientifique et avec la coopération des savants. Pour conclure maintenant, quelques remarques additionnelles s’imposent.

Tout d’abord, il ne convient pas de céder à la tentation réconfortante, à laquelle succombe malheureusement Kater en particulier, et qui consiste à penser que les experts médicaux idéologiquement convaincus étaient incompétents dans leur domaine, la compétence variant en proportion inverse de l’adhésion au nazisme 24. Il y avait, en fait, plusieurs degrés d’implication scientifique dans les politiques nazies d’épuration ; les chercheurs qui enseignaient l’hygiène raciale dans les universités, répertoriaient les cas ou supervisaient les projets de recherche, n’étaient pas tous et nécessairement moins “convaincus” que ceux œuvrant sur le “terrain”. Or, parmi les premiers, il y avait des spécialistes d’envergure internationale qui publiaient dans des revues renommées et obtenaient des subventions soumises à l’évaluation par leurs pairs. Quant aux seconds, ils n’étaient pas non plus nécessairement des charlatans : Mengele en particulier travaillait avec des sommités de la médecine et de l’anthropologie ; il savait très bien opérer dans le cadre de protocoles de recherche, comme l’a montré entre autres Benno Müller-Hill 25. De façon plus générale, la science est une activité de l’esprit qui ne coïncide que rarement avec le cadre épistémologique la définissant dans son idéalité, surtout à partir du moment où l’homme, la société, l’idéologie et l’éthique sont enjeu. Le scientifique ne peut échapper à son enracinement dans une époque, dans une culture, dans un système d’idées : il a donc tendance à tenir pour “évidents” certains présupposés qui coloreront ses hypothèses et sa méthodologie, de manière à orienter ses conclusions. Il y a lieu par conséquent de faire preuve de vigilance pour débusquer et démasquer les a priori de ce type.

Ensuite, cette dernière remarque ne s’applique pas moins à notre époque qu’à celle des nazis. Le grand modèle des années 90 représente une combinaison du néolibéralisme et de l’idéologie de la santé, bien présente dans tous les segments de notre culture où l’on fait appel à la rationalité scientifique pour imposer aux gens la nécessité des choses, surtout quand les grands intérêts économiques sont enjeu. Quoi que l’on dise dans les discours éthiques, la valeur clé pour notre époque ne consiste pas dans la dignité humaine, mais plutôt dans l’économique et dans les coûts de la santé dont on parle abondamment à l’instar des nazis et de la classe moyenne bien-pensante des années 30, d’autant plus que l’on juge maintenant que les malades le sont par leur faute. L’éthique manque à sa vocation lorsqu’elle sert d’instrument de légitimation des préjugés courants, tout en passant sous silence le credo du néolibéralisme et les abus théoriques et pratiques qui s’en autorisent, qu’ils soient ou non couverts par la science. Quant à celle-ci, elle déborde le cadre épistémologique qui est le sien dès qu’elle se livre à des inférences qui excèdent la description et touchent à la dignité humaine.

Source : Le nazisme et l’idéologie de la santé : les avatars modernes de la dignité humaine | Cairn.info

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  1. P.G.J. Pulzer, The Rise of Political Anti-Semitism in Germany
  2. Le substantif Volk et l’adjectif völkisch possèdent en allemand
  3. Ibid., p. 62, 71-72, 4-25.
  4. Henry Friedlander, The Origins of Nazi Genocide : From Euthanasia to the Final Solution, Chapel Hill/Londres, The University of North Carolina Press, 1995, pp. 5-6.
  5. Ibid., pp. 14-16.
  6. Weindling, op. cit., p. 131.
  7. Proctor, “Nazi Biomedical Policies”, pp. 26, 40, et Racial Hygiene. pp. 236-241. Au sujet des contradictions des politiques nazies en matière de tabac, cf. Christoph Maria Merki, “Die nationalsozialistische Tabakpolitik”, dans Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, vol. 46, n° 1, janvier 1998, pp. 19-42.
  8. Peter Reichel, La Fascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 223-246.
  9. Ute Deichmann, op. cit., pp. 61-67
  10. Ibid., pp. 74-75, 120-131.
  11. Ibid., pp. 318-332
  12. Kater, op. cit., pp. 4-6.
  13. Ibid., pp. 54-59, 70.
  14. Ibid., pp. 224-238.
  15. Robert Proctor, Racial Hygiene : Medicine under the Nazis, Cambridge, Mass/Londres, Harvard University Press, 1988, p. 6.
  16. Ibid., p. 37-39. Aussi, William E. Seidelman, “Medical Selection : Auschwitz Antecedents and Effluent”, dans Holocaust and Genocide Studies, vol. 4, n° 4, 1989, pp. 440- 442.
  17. Robert Jay Lifton, The Nazi Doctors : Medical Killing and the Psychology of Genocide, New York, Basic Books, 1986. Traduction française : Les Médecins nazis : le meurtre médical et la psychologie du génocide, Paris, Laffont, 1989. Aussi Lifton, “Medicalized Killing in Auschwitz”, dans Luel et Marcus, op. cit., pp. 11-33.
  18. Yves Ternon, “Le procès des médecins. Actualisation”, Revue d’histoire de la Shoah. Le monde juif, n° 160, 1997, p. 27. Cf. aussi p. 30.”
  19. Tribunal Militaire International, document PS-630, lettre au Reichsleiter Bouhler et au docteur Brandt, 1er septembre 1939.
  20. Henry Friedlander, op. cit., pp. 200-203, 216-219, 301.
  21. Saül Friedländer, “L’Extermination des Juifs” dans l’Histoire – L’Allemagne de Hitler : 1933-1945, Paris, Seuil, 1991, p. 234-243.
  22. Lifton, The Nazi Doctors, p. 208, 244, et “Medicalized Killing in Auschwitz”. Cf. aussi Seidelman, op. cit. p.435-436.
  23. Poliakov, op. cit., p. 434.”
  24. Kater, op. cit., pp. 123, 135, 137.
  25. Benno Müller-Hill, “Genetics after Auschwitz”, Holocaust and Genocide Studies, vol. 2, n° 1, 1987, p. 3-20. Cf. aussi Mario Biagioli, “Science, Modernity and the “Final Solution”, dans Saül Friedländer (ed.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the “Final Solution”, Cambridge, Mass/Londres, Harvard University Press, 1992, p. 185- 205.

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