Le New York Times est-il atteint d’une folie collective ? Par Robert Parry

Source : Robert Parry, Consortium News, 11-09-2017

Reportage spécial : Franchissant la limite entre l’imprudence et la folie, le New York Times a publié un opus en première page suggérant que la Russie était derrière la critique des médias sociaux de Hillary Clinton, rapporte Robert Parry.

Par Robert Parry

Pour ceux d’entre nous qui ont enseigné le journalisme ou travaillé en tant que rédacteurs, le signe qu’un article est le produit d’un journalisme bâclé ou malhonnête est de faire d’un point clé un fait absolu alors qu’il n’a pas été prouvé, ou qu’il constitue un point de désaccord sérieux. Il devient ensuite la base d’autres revendications, construisant une histoire comme on construirait un gratte-ciel sur du sable.

Cette manière de prendre des hypothèses pour des faits est quelque chose dont il faut se prémunir, en particulier dans le travail de reporters inexpérimentés ou campés sur leurs positions. Mais qu’arrive-t-il lorsque ce manque de professionnalisme figure un jour en haut de la une du New York Times sous la forme d’un grand article « d’investigation » et ressurgit le jour d’après sous une forme plus acerbe encore dans l’éditorial du Times ? A-t-on ainsi affaire à un journaliste incompétent emporté par ses thèses, ou sommes-nous confrontés à une corruption institutionnelle, voire à un cas de folie collective portée par une ferveur idéologique ?

Ce qui est frappant dans l’article de tête de l’édition papier du New York Times du 8 septembre dernier, c’est qu’il n’offre aucune vraie preuve pour soutenir l’affirmation provocante selon laquelle, comme l’affirme le titre, « La Russie utilise une armée de faux Américains pour influencer les votes » ou le sous-titre, « Inondant Twitter et Facebook, des imposteurs alimentent la colère des États-Unis polarisés ».

Autrefois, pour ce genre d’article hautement spécieux, qui s’étale sur plus de trois pages, un étudiant en école de journalisme aurait récolté la plus mauvaise note ou un reporter débutant se serait fait réprimander sévèrement par le rédacteur en chef. Mais aujourd’hui, un tel manque de professionnalisme est mis en évidence par le New York Times, lequel se targue d’être le chef de file en matière de standard journalistique américain, le « journal de référence » du pays.

En l’occurrence, le reporter Scott Shane a pu introduire sa thèse en citant des comptes internet qui apparemment utilisaient de faux profils, mais dont il ne rattache aucun au gouvernement russe. Agissant comme s’il n’avait qu’une connaissance minime d’internet – en effet, beaucoup de gens utilisent de fausses identités – Shane bâtit son argumentaire en émettant l’hypothèse que des comptes qui faisaient référence aux e-mails des Démocrates qui avaient été dérobés, doivent provenir, d’une manière ou d’une autre, d’un agent ou d’un robot rattaché au Kremlin.

Par exemple, Shane cite « Melvin Redick », un faux profil, qui, le 8 juin 2016, suggérait aux internautes d’aller sur DCLeaks (note 1), où quelques jours plus tôt avaient été postés des e-mails de personnalités américaines importantes, lesquels avaient été – et Shane présente ici l’information comme un fait plutôt qu’une allégation – « volés… par des cyberpirates russes ».

Et Shane d’ajouter, également comme un fait absolu, que « les promoteurs bidons de ce site étaient à la tête d’une cyber-armée de profils Facebook et Twitter contrefaits, d’une légion d’imposteurs contrôlée par les Russes, dont on est encore en train de démêler les opérations. »

La version du Times

Autrement dit, Shane nous explique que « Les attaques d’informations par les Russes contre l’élection ne se sont pas arrêtées au piratage et à la fuite d’e-mails de Démocrates ou au déversement continu d’histoires vraies, fausses et à mi-chemin entre mensonge et vérité, qui ont malmené madame Clinton sur des chaînes telles que RT et Sputnik. Beaucoup moins voyante et beaucoup plus difficile à détecter, fut l’expérimentation par la Russie sur Facebook et Twitter, ces sociétés américaines qui ont pratiquement inventé les outils des médias sociaux et qui, dans le cas présent, ne les ont pas empêchés d’être transformés en moteurs de tromperie et de propagande. »

Outre le fait évident que très peu d’Américains regardent RT et/ou Sputnik et que Shane ne propose aucun détail sur la prétendue fausseté de ce « déversement continu d’histoires », examinons comment il soutient ses accusations :

« Une enquête du New York Times et une nouvelle étude provenant de la société de cybersécurité FireEye ont mis au jour certains des mécanismes que les opérateurs russes suspectés utilisaient sur Twitter et Facebook pour diffuser des messages anti-Clinton et promouvoir les documents piratés qu’ils avaient divulgués. Mercredi, les représentants de Facebook ont fait savoir qu’ils avaient fermé plusieurs centaines de comptes qui leur donnaient à croire qu’ils avaient été créés par une société russe liée au Kremlin et utilisée afin d’acheter pour 100 000 dollars de spots publicitaires faisant la promotion des questions controversées pendant et après la campagne électorale américaine. Sur Twitter et Facebook, on trouve les empreintes des Russes sur des centaines voire des milliers de faux comptes qui postaient régulièrement des messages anti-Clinton. »

Notez l’usage de termes ambigus : « suspectés », « croire », « liée », « empreintes ». Une telle ambiguïté laisse entendre que ces gens – du Times et de FireEye – n’ont aucune preuve solide mais qu’ils spéculent.

De plus il est intéressant de noter que la soi-disant « armée de faux Américains » puisse s’élever à quelques centaines de personnes sur les 2 milliards et quelques d’utilisateurs que Facebook compte par mois, et que les 100 000 dollars de spots publicitaires doivent être comparés aux 27 milliards de dollars environ de revenus publicitaires annuels de la société. (Je vous aurais bien fait le calcul, mais ma calculatrice ne peut pas afficher de si petits pourcentages.)

Donc, cette « armée » n’en est pas vraiment une et on ne peut même pas dire qu’elle soit « russe ». Mais certains lecteurs vous diront que nous savons bien que le Kremlin a effectivement planifié le piratage des e-mails des Démocrates !

Cette affirmation est corroborée par « l’évaluation des services du renseignement » du 6 janvier, résultat du travail d’analystes « triés sur le volet » (selon les mots de James Clapper, le directeur des renseignements intérieurs du président Obama), issus de trois agences de renseignements – la Central Intelligence Agency, la National Security Agency et le Federal Bureau of Investigation. Mais comme tout bon expert en renseignement vous le dira, si vous triez sur le volet vos analystes, vous faites le choix de vos conclusions.

S’accorder avec Poutine

Pourtant certains continueront d’insister sur le fait que le rapport du 6 janvier présentait de toute évidence des preuves convaincantes de cette accusation grave, à savoir que le président russe Vladimir Poutine est intervenu personnellement dans les élections américaines afin d’aider à porter Donald Trump à la Maison Blanche. Eh bien, en fin de compte, pas tant que ça, et si vous ne me croyez pas, nous ne pouvons appeler à la barre des témoins personne d’autre que le reporter du New York Times Scott Shane.

Shane avait alors écrit : « Il manque à ce rapport public du 6 janvier ce que de nombreux Américains attendaient avec impatience : des preuves tangibles pour soutenir les affirmations des agences accusant le gouvernement russe d’avoir conçu l’attaque des élections… Au lieu de cela, le message des renseignements se résume essentiellement à un ’’faites-nous confiance’’ ».

Donc même Shane Scott, l’auteur de l’opus du 8 septembre dernier, reconnaissait le manque de « preuves tangibles » pour prouver que le gouvernement russe était derrière la publication des e-mails des Démocrates, une accusation que Poutine et le fondateur de Wikileaks, Julian Assange, qui a publié une grande quantité de ces e-mails, ont niée. Quoiqu’il soit tout à fait possible que Poutine et Assange mentent ou n’aient pas connaissance des faits, on pourrait penser que leurs démentis auraient leur importance dans ce long article d’investigation, lequel aurait aussi pu tirer profit d’une mention du propre scepticisme de Shane en janvier dernier. Mais, que nenni ! On ne voudrait pas gâcher ce récit génial avec des détails gênants.

Toutefois, si vous vous donnez la peine de lire jusqu’au bout ce long article du 8 septembre dernier, vous trouverez à quel point l’enquête du Times est fragile. Comment savons-nous par exemple, que « Melvin Redick » est un imposteur russe se faisant passer pour un Américain ? Selon Shane, la preuve réside dans le fait que « ses publications n’étaient jamais personnelles, mais seulement des articles d’actualités qui reflétaient une vue pro-russe de monde ».

Il s’avère que le Times fonctionne aujourd’hui selon une approche que l’on pourrait appeler néo-maccarthyste dans le repérage des personnes qui seraient des laquais du Kremlin, c’est-à-dire toute personne qui met en doute la véracité des récits du Département d’État sur la Syrie, l’Ukraine et d’autres questions internationales.

Des sources peu fiables

Dans la dernière partie de l’article, Shane le reconnaît en citant un de ses experts, »Andrew Weisburd, chercheur en ligne de l’Illinois qui a souvent écrit sur l’influence russe sur les médias sociaux ». Ainsi, comme le rapporte Shane, Weisburd admet à quel point il est difficile de distinguer les Américains, qui pourraient simplement s’opposer à Hillary Clinton parce qu’ils pensaient qu’elle ne ferait pas une bonne présidente, des supposés agents russes : « Il était difficile de faire la différence entre les deux, et c’est un euphémisme. »

Selon Shane, « M. Weisburd a dit qu’il avait qualifié certains comptes Twitter de ’’trolls du Kremli’’ sur la simple base de leurs tweets pro-russes et sans aucune preuve de liens avec le gouvernement russe. Le Times a contacté plusieurs de ces utilisateurs, qui ont insisté sur le fait qu’ils étaient parvenus à ces opinions anti-américaines, pro-russes honnêtement, sans paiement ni instruction depuis Moscou ».

L’un des « trolls du Kremlin » de Weisburd s’est avérée être une Marilyn Justice de 66 ans, qui vit en Nouvelle-Écosse, et qui, de quelque façon, est arrivée à la conclusion que « Hillary est une va-t-en guerre ». Lors des Jeux Olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi, en Russie, elle est arrivée à une autre conclusion : les commentateurs américains faisaient preuve d’un parti pris sarcastique contre la Russie peut-être parce que justement ils affichaient ce parti pris.

Shane a traqué un autre « troll du Kremlin », Marcel Sardo, 48 ans, producteur de web à Zurich, en Suisse, qui ose contester la pensée unique occidentale selon laquelle la Russie est responsable de la destruction du vol 17 de Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine le 17 juillet 2014 et les allégations du département d’État selon lesquelles le gouvernement syrien a utilisé du gaz sarin dans une banlieue de Damas le 21 août 2013.

Vraisemblablement, si vous êtes en désaccord avec ces propos douteux du gouvernement américain, vous faites partie de la machine de propagande du Kremlin. (Dans les deux cas, il y a en fait de sérieuses raisons de douter des idées collectives occidentales qui encore une fois manquent de preuves réelles.)

Pourtant, Shane accuse Sardo et ses compagnons de diffuser « ce que les responsables américains considèrent comme de la désinformation russe sur le piratage des élections, la Syrie, l’Ukraine et plus encore ». En d’autres termes, si vous examinez les preuves sur le vol MH-17 ou sur l’affaire du sarin syrien, et concluez que les affirmations du gouvernement américain sont douteuses, sinon carrément fausses, vous êtes de quelque manière déloyal et rendez les responsables russes « heureux de leur succès », selon les mots de Shane.

Mais quel genre de traître êtes-vous si vous citez le jugement initial de Shane après sa lecture du rapport du 6 janvier sur la présumée ingérence russe dans les élections ? Qu’êtes-vous si vous êtes d’accord avec lui lorsqu’il observait factuellement que le rapport ne contenait rien de ce qui s’approchait de « preuve tangible » ? C’est un point qui rejoint également ce que Vladimir Poutine a dit – que « les adresses IP puissent être simplement inventées…. Ce n’est pas une preuve » ?

Alors, Scott Shane est-il aussi « un troll du Kremlin » ? Le Times devrait-il immédiatement le virer en tant qu’agent étranger déloyal ? Et si Poutine dit que 2 plus 2 font 4 et que votre enfant apprend la même chose à l’école primaire, que faut-il penser des enseignants des écoles publiques ?

De ce charabia sont sortis les maux du maccarthysme et la mort du siècle des Lumières. Au lieu d’encourager les citoyens à poser des questions, le nouveau paradigme américain consiste à faire taire le débat et à ridiculiser ceux qui sortent du rang.

Vous auriez pu penser que les gens auraient appris quelque chose de la catastrophique pensée de groupe sur les ADM irakiennes, un canard que le Times et la plupart des médias grand public américains ont ardemment promu.

Mais si vous vous sentez généreux et pensez que les rédacteurs du Times ont dû être assagis par leur fiasco Irak-ADM, mais qu’ils ont peut-être eu une sale journée la semaine dernière et qu’ils ont ainsi laisse un article de journalisme épouvantable occuper leur première page, votre gentillesse serait anéantie le jour suivant en constatant que le comité de rédaction du Times a écrit une reprise élogieuse du grand scoop de Scott Shane.

Retirant même les quelques réserves incluses dans l’article, les rédacteurs du Times nous ont informés « qu’une enquête surprenante par Scott Shane du New York Times, et de nouvelles recherches de la firme de cybersécurité FireEye, révèlent maintenant que l’intrusion furtive du Kremlin dans les élections était beaucoup plus vaste et plus complexe, impliquant une cyber-armée de blogueurs qui se faisaient passer pour des Américains et diffusaient propagande et désinformation à l’attention d’un électorat américain sur Facebook, Twitter et d’autres plateformes… »

« Maintenant que le stratagème est clair, Facebook et Twitter disent qu’ils sont en train de revoir la course de 2016 et d’étudier comment se défendre à l’avenir contre une telle ingérence… Face au défi russe, il faudra faire face à des questions complexes concernant les efforts latents de l’étranger pour saper la liberté d’expression américaine. »

Mais quelle est la véritable menace pour la « liberté d’expression américaine » ? Est-ce la possibilité que la Russie – dans une imitation très modérée de ce que fait le gouvernement américain dans le monde entier – ait utilisé clandestinement certains sites Web pour se faire entendre sur divers sujets, une accusation à l’encontre de la Russie qui n’ a toujours pas été étayée par des preuves réelles ?

Ou bien la plus grande menace n’est-elle pas que l’hystérie du Russie-gate, qui dure depuis près d’un an, soit utilisée pour réprimer les Américains qui osent remettre en question les récits officiels sans preuve ou non-argumentés, transmis par le département d’État et le New York Times ?

Le journaliste d’investigation Robert Parry a démoli de nombreux récits sur l’Iran-Contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 1980.

Note 1 : Établi en juin 2016, DCLeaks est un site internet, qui depuis sa création, est à l’origine de la divulgation d’e-mails provenant de nombreuses personnalités du gouvernement américain et de l’armée (source : https://en.wikipedia.org/wiki/DCLeaks)

Source : Robert Parry, Consortium News, 11-09-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

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