Les « bots russes », le complotisme d’État et la déshumanisation de l’opposition

Récemment, plusieurs parutions grand public britanniques, dont le Guardian, se sont illustrées en dénonçant deux comptes Twitter influents comme « des bots russes ». On a pu se poser de sérieuses question sur la compétence de leurs journalistes quand on a appris – dans la foulée des accusations – qu’aucun des deux n’est ni un bot, ni Russe, et que quelques minutes de recherche auraient suffi à l’établir.


Par Kit
Paru sur OffGuardian sous le titre The Guardian, “Russian bots” and the dehumanisation of dissent


Heather Stewart, la rédactrice sténographe en chef du Guardian, a copié-collé un communiqué de presse pour écrire un nouvel article sur les « bots russes ». Le problème est qu’elle ne semble pas savoir ce que ces mots signifient.

L’article – intitulé « La Russie répand des fake news via Twitter après l’empoisonnement de Salisbury – analyse » – est mensonger dès son titre même, puisqu’il n’offre absolument aucune « analyse ».

Au lieu de quoi, elle écrit ce qui suit :

La Russie a employé des trolls et des bots pour désinformer sur les réseaux sociaux dans le sillage de l’affaire du poison de Salisbury, selon une nouvelle analyse du gouvernement. Des sources gouvernementales ont dit que des experts ont découvert une augmentation de plus de 4000% de propagande issue de comptes basés en Russie depuis l’attaque – dont de nombreux comptes identifiés comme des bots automatisés.

Elle se contente de citer le gouvernement et des « sources » anonymes. S’interroge-t-elle sur la crédibilité de ces affirmations ? Non. Offre-t-elle des preuves de ce qu’elle avance ? Bien sûr que non. S’interroge-t-elle sur les motivations du gouvernement ? Je doute même qu’elle en soit encore capable.

Crtl-C, ctrl-V. Si le gouvernement le dit, ça doit être vrai.

Cela résume les médias modernes. Cette nouvelle définition du « journalisme » a fait du mal au monde en général et à la presse en particulier. Le refus de suivre ces nouvelles « règles » a poussé des voix importantes du journalisme à quitter les médias grand public – alors qu’en tant que personnes intègres, c’était la place qui leur revenait de droit. John Pilger ou Seymour Hersh, par exemple, ont rejoint la presse alternative.

Les courbettes aux versions officielles du gouvernement ont leur coût, malgré tout. Elles donnent l’air incroyablement stupide à ceux qui les font.

Heather semble se satisfaire de payer ce prix.

Elle ne cite que deux exemples de « bots russes » dans son article, une révélation uniquement entachée par le fait que ni l’un ni l’autre n’est un bot, ou même un Russe.

Avant de réfuter en détail les étranges affirmations de Mme Stewart, jetons un coup d’oeil sur la définition d’un bot, sans aller plus loin que Wikipedia :

Un bot informatique est un agent logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques. Un bot se connecte et interagit avec le serveur comme un programme client utilisé par un humain, d’où le terme « bot », qui est la contraction par aphérèse de « robot ». Typiquement, les bots exécutent des tâches à la fois simples et structurellement répétitives, beaucoup plus rapidement qu’un être humain ne pourrait s’en acquitter. [Cette dernière phrase n’existe pas dans l’article français de Wikipedia et a été traduite de l’article en anglais pour les besoins de ce texte, NdT]

En résumé, les bots sont des programmes informatiques automatisés qui accomplissent des tâches répétitives simples plus vite et plus efficacement qu’un humain. Ce n’est pas un concept compliqué.

Du spamming publicitaire ? Des bots.
Des likes/retweets ? Des bots.
Des tweets bien rédigés qui reflètent des réalités politiques complexes ? PAS des bots.

Heather ne sait clairement pas exactement ce qu’est un « bot », et peut-être pire, elle ne s’est même pas fatiguée à faire quelques minutes de recherches incroyablement faciles pour se familiariser avec le terme et avoir au moins une idée de ce dont elle parle. Ce que dit le gouvernement doit être vrai. Copiez. Collez.

Donc, qui sont ces non-bots, vous demandez-vous ? Bien… apparemment, il y en a des millions, mais Heather n’en mentionne que deux :

Un des bots, @Ian56789, a envoyé 100 posts par jour sur une période de 12 jours à partir du 7 avril, et atteint 23 millions d’utilisateurs avant que son compte soit suspendu. Il se concentrait sur des affirmations selon lesquelles l’attaque chimique de Douma avait été mise en scène, avec le hashtag #falseflag. Un autre, @Partisangirl, a atteint 61 millions d’utilisateurs avec 23000 posts sur la même période de 12 jours.

Ian56789 n’est pas un bot. Tous ceux qui le suivent le savent. Est-il russe ? Rien ne l’indique. Il dit être britannique, vivre aux USA, et son anglais est parfait. Voyons ce tweet comme exemple.

(Faux prétexte de @GuardianHeather pour imprimer de purs mensonges sur moi. Le journalisme de base dit que vous devez faire au moins des recherches de base pour valider ce que vous allez imprimer auprès d’au moins deux sources. Répéter les mensonges de menteurs RECONNUS, de criminels de guerre et de sources NON crédibles n’est PAS du journalisme.)

Rien n’indique que ce soit « un Russe »… sauf ses opinions. Son compte a été suspendu, parce que dire ce qu’il ne faut pas dire fait de vous un ennemi dans nos pays libres et démocratiques. Heureusement, il a ensuite été rétabli.

Mais ce n’est rien en comparaison de l’absurdité de traiter Partisangirl de « bot russe ». Partisangirl – de son nom Mariam Susli – est une vraie personne. Il ne peut pas y avoir le moindre doute à ce sujet. Elle donne des interviews, elle filme des vidéos, il y a des centaines de photos d’elle. Presque aussi ridicule que l’accuser d’être un « bot » a été l’accusation d’être « russe » portée contre elle. C’est une Syrienne-australienne. Elle a un nom syrien et un drapeau syrien dans sa bio. Elle parle – presque exclusivement – de la Syrie.

Ne pas tenir compte de ces faits est bizarre, malhonnête et incroyablement insultant.

Donc, pourquoi étiqueter ces gens « Russes » – quand ils ne le sont probablement pas – et « bots », quand c’est de toute évidence absurde ? Est-ce de la simple ignorance, peut-être ?

Note de la traduction: Au moins dans certains cas, c’est très probablement de l’incompétence pure et simple. La chaîne Sky News, par exemple, a choisi d’interviewer le Ian56789 en question, un retraité britannique d’esprit particulièrement éveillé, pour lui demander son sentiment sur les accusations portées contre lui par le gouvernement britannique. A 4:29 de la vidéo de l’interview, la journaliste dit cette phrase sidérante à l’adresse de Ian, alors qu’elle le voit sur un grand écran et qu’elle lui a déjà posé plusieurs questions : « Donc, vous niez être un bot russe. » De toute évidence, cette journaliste-présentatrice d’une chaîne de télévision grand public majeure n’avait pas la plus faible idée de ce qu’est un bot (un Russe, elle sait peut-être ?) Mais ne nous moquons pas des Britanniques, nous avons les mêmes…

Mais à notre époque de « focus groups », de relations médias, de communication et d’image publique, les mots et le langage sont soigneusement choisis. Peut-être que cette expression a été choisie pour établir une association d’idées automatique dans le public ? Elle déshumanise l’opposition et, dans le même temps, elle fait de la rupture du consensus un acte de trahison plutôt que de critique rationnelle.

Un citoyen en colère est éveillé, et pense. Il est beaucoup, beaucoup plus menaçant qu’un « bot russe ». C’est un être sans humanité, sans objectivité, qui est aligné sur « l’ennemi ». C’est l’expulsion des opinions inacceptables. C’est simple, c’est malhonnête et c’est dangereux.

… et des gens comme Heather le font sans la moindre arrière-pensée. Copiez, collez, recommencez.

Cela doit être la bonne chose à faire, puisque le gouvernement le dit.

Que ces gens qui ont abandonné leur individualité et sacrifié leur esprit critique à la version de la « vérité » approuvée par le gouvernement étiquettent ceux qui ne sont pas d’accord « bots » est particulièrement ironique. Un seul des côtés dans cette situation se retrouve à exécuter « des tâches simples et répétitives » sur ordre, un seul des deux groupes de gens suivent mécaniquement leur programmation sans jamais en dévier et sans la moindre question. Il n’y a qu’un seul côté d’automates ici.

Si quelqu’un est un « bot »… c’est eux et non nous.

OffGuardian, dont la devise est « Parce que les faits devraient être sacrés », est la publication collective d’anciens lecteurs du Guardian déçus de l’orientation néolibérale et belliciste adoptée par leur journal depuis la Guerre d’Irak, et qui ont décidé de ranimer son esprit originel ensemble, par leurs propres moyens. Leurs observations et critiques se concentrent souvent, logiquement, sur le Guardian actuel. 

Traduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Image Pixabay

via Les « bots russes », le complotisme d’État et la déshumanisation de l’opposition

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