Les médias sur la Syrie : naufrage du « journalisme de meute », par Les Géopoliticiens atterrés

Fidèles à notre volonté de faire vivre le débat démocratique, nous publions aujourd’hui cette tribune des « Géopoliticiens atterrés » – un collectif de spécialistes en géopolitique –, qui souhaitaient répondre à un article dénigrant Le Média.

Nous n’en partageons pas forcément tous les points, mais il nous semble utile pour faire vivre un débat qui semble interdit sur la question de la guerre en Syrie.

Comme toujours, nous insistons sur l’indispensable prudence face aux événements de ce terrible conflit, en espérant qu’il se termine bientôt, et que tous les coupables d’exactions soient jugés – sachant qu’il y en a dans tous les camps, comme l’indiquent ces rapports d’Amnesty International sur les crimes du gouvernement syrien et sur ceux de ses opposants armés.

Réponse des « Géopoliticiens atterrés » à un scandaleux article sur la Syrie publié par le site Lundi.am, ainsi qu’aux journalistes, experts et éditorialistes qui l’ont hâtivement relayé

Sachant que Claude El Khal, et l’intégralité de la rédaction du Média, ont été indignement attaqués dans l’édition #135 de Lundi.am, nous avons souhaité réagir afin de défendre la liberté d’expression et d’opinion, en ces temps de menace vitale contre ces droits durement acquis. En notre qualité d’experts en géopolitique, nous précisons que nous ne partageons pas nécessairement les choix éditoriaux et le positionnement politique du Média, ni l’ensemble des arguments de Claude El Khal. En revanche, nous considérons que le lynchage qu’ils ont subi – à travers la diffusion hâtive et virale d’un article hautement contestable –, illustre une crise profonde au sein de nos systèmes médiatique et démocratique, qui devrait susciter un débat public d’ampleur nationale.

C’est donc le 28 février dernier que le site Lundi.am publie un article signé du « communiste libertaire » Thomas Moreau et de la « médecin (…) anticapitaliste » Sarah Kilani titré « Le Média sur la Syrie : naufrage du “journalisme alternatif” ». Précisons d’emblée que Lundi.am n’est pas un média spécialisé dans les questions internationales et stratégiques, mais un site géré par la gauche radicale et révolutionnaire, son propre éditeur indiquant qu’il est « considéré par les services de renseignement comme l’émanation culturelle et hebdomadaires [sic] des positions du Comité Invisible », Julien Coupat étant supposé en être un élément central :

Dans leur article sur Lundi.am, Sarah Kilani et Thomas Moreau affirment qu’une chronique de Claude El Khal dénonçant le manichéisme sur la guerre en Syrie relèverait « d’un révisionnisme en temps réel bon teint, voire d’un conspirationnisme avéré ». L’accusant ensuite d’« adhérer à la théorie du complot américano-sioniste », ils avancèrent que les analyses de ce journaliste indépendant se situeraient dans « le registre du premier pas vers le négationnisme ». Au vu de l’extrême gravité de ces allégations, il est d’intérêt public – au vu du large écho de cet article de Thomas Moreau et de Sarah Kilani –, d’alerter l’opinion sur la grande violence verbale de cette dernière, mais aussi sur le fait que ses articles relativisent parfois (quand ils ne sont pas proches de la négation) des crimes du Front al-Nosra et de la nébuleuse jihadiste dans la guerre en Syrie. La France ayant été durement frappée par ce même extrémisme, il ne nous est pas possible de laisser passer sans réagir ces écrits de Sarah Kilani à l’aune des exactions massives des islamistes au Levant, et des législations en vigueur concernant l’apologie du terrorisme. À travers cet article, le lecteur pourra ainsi se faire sa propre idée sur son degré d’expertise sur le dossier syrien, et sur l’humanisme à géométrie variable qu’elle revendique.

Rappelons au préalable que Sarah Kilani n’est pas une universitaire, ni une spécialiste de la Syrie, mais la fille d’un médecin syrien expatrié, dont on lira ici le parcours. Soulignons également qu’elle n’a jamais publié d’ouvrage sur ce sujet, et qu’elle affiche ouvertement son militantisme anti-Assad – ce qui est son droit, mais qui n’est pas un gage de neutralité. On peut le constater sur sa photo de profil Facebook, postée au moment de l’offensive de l’armée régulière syrienne et de ses alliés dans la Ghouta orientale :

Certains de ses propos sur son compte Facebook soulèvent d’ailleurs de lourdes interrogations. On pense par exemple à cette discussion particulièrement dérangeante :

En effet, non contente d’appeler à utiliser du sarin contre le palais présidentiel de Bachar el-Assad, elle s’est ouvertement réjouie sur Facebook – par un smiley sans équivoque –, à l’idée abjecte d’un gazage par ce même neurotoxique des « bourges chiites, alaouites », dont « on s’en fout, tuons-les »… En clair, Sarah Kilani semble cautionner en souriant le gazage au Sarin de civils « chiites, alaouites ». Une curieuse prise de position, assez éloignée d’une vision humaniste de la protection des populations. Rappelons également qu’en Syrie, les « chiites, alaouites », communautés menacées dans la région depuis des siècles, dont elle semble avoir cautionné l’éventuel gazage au Sarin, étaient environ 2,2 millions en 2012 – un recensement plus récent étant impossible du fait de la terrible guerre qui ravage la Syrie depuis bien trop longtemps.

L’on observe également qu’elle considère « les ricains et les anglais » comme des chevaliers blancs, dont les bombes sont censées résoudre le problème syrien – une idée qui, visiblement, revient souvent chez elle :

Démontrant une étrange conception du Droit international humanitaire et du Droit pénal international, ces appels aux bombardements américains pour renverser Assad sont particulièrement ironiques venant d’une « militante anticapitaliste », sachant que la « guerre contre le terrorisme » des États-Unis aurait engendré la mort de près d’un million de personnes en Irak à partir de 2003, sans compter « le bilan de la première guerre du Golfe (200 000 morts), et [de l’]embargo infligé [à ce pays] par les États-Unis [et leurs alliés] (entre 500 000 et 1,7 million de morts) ». Rappelons alors que, durant la campagne irakienne de George W. Bush lancée il y a 15 ans, les forces du Pentagone ont commis de graves exactions contre la population civile (tortures de masse, bombardements indiscriminés, usage intensif de munitions à l’uranium appauvri…), ce qu’oublie de rappeler Sarah Kilani lorsqu’elle demande une intervention américaine.

En outre, alors qu’elle dénonce légitimement les graves exactions des forces de Bachar el-Assad contre les civils dans les zones tenues par les rebelles, elle oublie apparemment que ces derniers y sont accusés de « crimes contre l’humanité » par Human Rights Watch, et que l’ONU confirma durant l’hiver 2016 qu’ils retenaient en otage des dizaines de milliers de civils à Alep-Est – n’hésitant pas à tirer sur ceux qui tentaient de fuir la zone. Comme l’a récemment souligné le New York Times, repris par Le Figaro, ce processus est en train de se reproduire à la Ghouta orientale, les groupes islamistes Jaych al-Islam et Faylaq al-Rahman ayant exprimé leur refus de « toute évacuation de civils et de combattants de leur fief », sans que Sarah Kilani ne s’en soit émue outre mesure. De nouveau, soulignons sa curieuse vision de l’humanisme.

Par ailleurs, alors qu’elle accuse Claude El Khal d’« adhérer à la théorie du complot américano-sioniste » – une allégation doublement insultante, et que l’intéressé a démenti –, Sarah Kilani a écrit sur Facebook qu’une information dont nous ignorons la teneur « pue la propagande sioniste » :

Manifestement peu attachée à la notion de respect dans le débat public, elle a d’ailleurs des mots peu amènes pour M. El Khal :

Elle ne semble même pas avoir de considération pour les personnalités ayant partagé son propre article sur Twitter, comme Raphaël Enthoven :

En effet, lors d’un autre cyber-échange, Sarah Kilani cautionne le fait que M. Enthoven soit traité de « connard » :

Quand la meute médiatique se déchaîne, mais sans vérifier ses sources

Nous pourrions donc en rester là, et laisser aux lecteurs la libre appréciation de l’intégrité de Sarah Kilani, à l’aune des prétentieuses leçons de déontologie que son co-auteur et elle-même ont assenées à Claude El Khal tout au long de leur article. Or, de nombreux reporters, journalistes d’investigation, éditorialistes et experts l’ont recommandé le jour de sa publication sans parfois même l’avoir lu en entier, à l’instar du spécialiste en armes chimiques Olivier Lepick :

Sur son compte Facebook, ce dernier s’est d’ailleurs réjoui que ce « trou du cul mélenchoniste complotiste » de Claude El Khal eût été « éparpillé par petits bouts façon puzzle » dans l’article de Sarah Kilani et de son co-auteur. Sachant que M. Lepick est maire de Carnac, espérons par conséquent qu’il respecte davantage son opposition :

En tant que spécialiste des armes chimiques, on peut également se demander ce que M. Lepick pense de la réaction de Sarah Kilani à l’idée du gazage de populations civiles alaouites…

Cette agressivité extrême, qui est partagée par nombre des détracteurs du Média, et la promptitude avec laquelle des journalistes ont diffusé cet article sans nécessairement l’avoir lu en entier soulèvent de sérieuses questions sur l’importance qu’ils accordent à la Charte de Munich. En effet, à l’ère du débat alarmiste sur les fake news et le complotisme, qui risque de légitimer l’adoption d’un projet de loi incroyablement liberticide (mais heureusement dénoncé par des spécialistes), il serait plus que jamais indispensable de vérifier et de recouper les sources qui appuient des articles relatifs à des conflits armés, en particulier lorsqu’il s’agit de diatribes incendiaires comme celle de Sarah Kilani.

Lorsque l’on s’y penche de plus près, cette analyse est en effet loin d’être aussi « superbe » que ne le proclame Bruno Tertrais.

Directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), où travaille d’ailleurs Olivier Lepick, M. Tertrais avait défendu la guerre illégale de George W. Bush contre l’Irak en mars 2003 car Saddam Hussein développait selon lui des armes de destruction massive

Plus récemment, il a justifié le recours, par la coalition menée par le Pentagone, au terrible phosphore blanc à Mossoul en 2016-2017 dans un but d’« éclairage nocturne » :

Une hypothèse évidemment réfutée par nos confrères Régis Le Sommier et Frédéric Pichon.

Bruno Tertrais s’est ensuite rétracté en affirmant qu’« à Mossoul, c’était essentiellement (peut-être exclusivement) de jour » que fût employé le phosphore blanc – une arme chimique extrêmement dangereuse –, tout en maintenant ses propos sur les buts soi-disant inoffensifs de son utilisation. Manifestement, Amnesty International et Human Rights Watch ne partagent pas cet avis, dénonçant les « blessures durables et horribles » infligées par cette arme, et le « risque mortel » qu’elle fait peser sur les civils. Plus récemment, Bruno Tertrais a recommandé avec enthousiasme cet article de Mme Kilani et de M. Moreau, qui contient pourtant des contre-vérités grossières dès les premiers paragraphes.

En effet, afin de prouver en début d’analyse que « Bachar el Assad (…) [serait] responsable, selon plusieurs organismes, de plus de 90 % des morts civiles en Syrie » depuis 2011, ses auteurs évoquent deux bilans humains en totale contradiction. Le premier décompte mentionné fait état de 101 918 civils tués par l’armée syrienne et ses alliés entre mars 2011 et janvier 2018, alors que l’autre bilan cité recense dans la même période 190 723 civils morts à cause de ces mêmes forces – soit un écart d’environ 90 000 personnes… Il s’agit d’une incohérence majeure, qui trahit la sélectivité de Sarah Kilani et de Thomas Moreau dans le choix de leurs sources. En effet, alors que l’OSDH est cité dans les médias occidentaux comme une référence crédible sur la guerre en Syrie, ils n’ont pas daigné reprendre le bilan publié par cette organisation en mars 2017. Pourtant, ce décompte faisait état de près de 224 000 belligérants tués sur 321 000 morts au total, soit environ 110 000 « rebelles et (…) djihadistes », contre 114 000 combattants loyalistes. Une véritable hécatombe, qui implique des atrocités commises des deux côtés. D’après le grand reporter du Washington Post David Ignatius, la vaste opération clandestine de la CIA ignorée par Sarah Kilani et son co-auteur aurait « tué ou blessé jusqu’à 100 000 soldats syriens et leurs alliés » entre 2013 et 2017, renforçant ainsi les estimations de l’OSDH. Or, selon un graphique utilisé comme source sur Lundi.am, puis posté sur Facebook le 3 mars par Sarah Kilani, la rébellion dans son ensemble aurait tué « seulement » 22 624 personnes en Syrie, dont 6 090 civils et 16 174 militaires… Sachant que David Ignatius est un expert crédible et respecté, et que l’on ne peut ignorer les bilans humains de l’OSDH, les méthodes de Thomas Moreau et de Sarah Kilani sont hautement contestables – cette dernière considérant d’ailleurs 6 090 civils morts comme un bilan léger… Que dirait-elle si des groupes islamistes armés en France tuaient plusieurs milliers de personnes ?

Parmi les journalistes et les experts ayant hâtivement relayé cet article de Lundi.am, qui a pris le temps d’effectuer ces vérifications élémentaires sur les arguments de Mme Kilani et de M. Moreau ?

Nous avons détecté d’autres approximations et contre-vérités dès les premiers paragraphes de cette analyse, comme l’affirmation fantaisiste selon laquelle les rebelles de la Ghouta ne posséderaient que « des mortiers ». En réalité, ils utilisent des chars d’assaut, des lance-missiles antichar – dont des Milan fabriqués par Airbus Group et des TOW de marque Raytheon –, des pièces d’artillerie, ou des missiles balistiques qui frappent des Damascènes anonymes. Ayant effectué plusieurs reportages en Syrie, Régis Le Sommier rappela sur Europe 1 que « les rebelles [de la Ghouta] – puissamment armés – envoient régulièrement des obus et des missiles, qui touchent les habitants » de la capitale. Faisant la négation de cette réalité, Sarah Kilani et Thomas Moreau évoquent de « très épisodiques tirs sur Damas en provenance de la Ghouta », comme si ces frappes sur des civils étaient rares et bénignes. Ils contredisent ainsi les spécialistes de l’Université de Stanford, qui ont souligné que Jaych al-Islam avait instauré une « une politique constante d’attaques de représailles sur le centre-ville de Damas ». Vecteur d’influence de l’Arabie saoudite, ce groupe islamiste – qui affichait il y a peu une pile de cadavres de soldats loyalistes sur Twitter –, avait participé en février-mars 2013 à une opération qui, selon des documents de la NSA, visait à « mettre le feu à Damas » et à « aplatir [son] aéroport » – conformément aux souhaits du Prince saoudien Salmane ben Sultan. Soucieux d’imposer un gouvernement pro-Riyad en Syrie, il avait ordonné à ses services spéciaux de livrer plus de « 120 tonnes d’explosifs et autres armements » aux rebelles afin de frapper « le palais présidentiel, l’aéroport international de Damas, ainsi qu’un bâtiment des services de sécurité syriens ». Il serait donc intéressant de savoir si Sarah Kilani et Thomas Moreau ont conscience de soutenir la politique étrangère d’un pays qui est accusé par Hillary Clinton d’avoir financé Daech, en plus d’avoir joué un rôle trouble dans les attentats du 11-Septembre, et d’imposer au Yémen l’une des pires catastrophes humanitaires de l’Histoire – avec l’appui discret des puissances occidentales. L’on peut également se demander si Sarah Kilani et son coauteur apprécieraient, en plein apéritif à Saint-Germain-des-Prés, le fait de devoir esquiver des roquettes, des obus ou des missiles tirés par des « communards », sachant qu’il opèrent un scandaleux amalgame entre la Révolution française et le jihad syrien. Mais peut-être est-ce simplement un effet d’une « convergence des luttes » révolutionnaires ? Le point problématique est que beaucoup de rebelles syriens sont dans une démarche de révolution… islamiste.

Lorsqu’ils décrivent l’opposition armée, Sarah Kilani et Thomas Moreau font en effet preuve d’un simplisme et d’un angélisme déconcertants. Dans un long article publié sur son blog Mediapart en mars 2017, Sarah Kilani décrivit cet ensemble divisé qu’est l’Armée Syrienne Libre (ASL) comme un « front révolutionnaire » uni et modéré, qui découlerait d’un « cercle vertueux ». Or, et malheureusement pour sa séduisante narration, le Front al-Nosra – décrit par le Département d’État comme une émanation du futur « État Islamique » –, a joué un rôle dans les offensives victorieuses de l’opposition anti-Assad. Nous n’avons trouvé aucune mention de ce fait indiscutable dans les articles de Mme Kilani, qui passe sous silence l’importance stratégique de la branche d’al-Qaïda en Syrie dans les succès militaires des rebelles. Il va de même dans son article visant Le Média et Claude El Khal, ce qui constitue une erreur analytique grossière et récurrente. Puisqu’il est question d’exactitude factuelle, profitons-en pour signaler à la rédaction de Lundi.am que l’islamiste Zahran Alloush – le défunt leader de la Jaych al-Islam qui a mis en cage ses boucliers humains à la Ghouta, mis en scène une exécution de masse comme Daech, et exhibé fièrement des cadavres de soldats syriens sur les réseaux sociaux –, n’a jamais dirigé le Front al-Nosra ni ses opérations à Alep, comme l’a affirmé une « exilée kurde » sur leur site. Il est en revanche avéré que les victoires majeures des « révolutionnaires » idéalisés par Mme Kilani et M. Moreau furent rendues possibles par les stratèges d’al-Nosra, qui ont « mont[é] les grandes opérations et [en] ont assur[é] le commandement ». Avant d’accuser Claude El Khal et Le Média de « révisionnisme », voire de « négationnisme », leurs détracteurs étaient-ils conscients de l’angélisme et de l’incompétence de Mme Kilani et de son co-auteur sur cette question ? En tant qu’experts, nous souhaiterions que nos confrères relayent des articles un peu plus sérieux sur une question aussi complexe.

Face à la meute médiatique, refusons de hiérarchiser les souffrances des Syriens

Dans un article récent, Sarah Kilani exprime sa « honte de faire partie de deux communautés qui, lâches ou aveugles, (…) ont abandonné » la Ghouta, ainsi qu’une rébellion syrienne qu’elle idéalise en gommant le rôle central des jihadistes dans celle-ci, et les milliards de dollars qui les ont soutenus – comme l’avait notamment souligné le New York Times en janvier 2016. Les « deux communautés » qu’elle évoque sont la France et la gauche anticapitaliste, bien que l’on peut de demander ce qu’elle a encore de commun avec cette dernière vu que son objectif est le même que Riyad, Washington, Paris, Londres et Amman : se débarrasser de Bachar el-Assad par tous les moyens. Selon notre confrère Joshua Landis, cette stratégie reposerait notamment sur le maintien forcé de la Syrie dans un état de pauvreté, de faiblesse et de division extrêmes, ce qui est peu compatible avec les valeurs de gauche prônées par Sarah Kilani. Médecin, cette dernière serait probablement plus utile en tant qu’humanitaire dans les zones rebelles, où les civils meurent atrocement sous les bombes de l’armée syrienne et de ses alliés, mais où la branche d’al-Qaïda en Syrie serait toutefois « bienveillante » envers le peuple, d’après ses sources…

Et si elle soignait des blessés de guerre dans les régions tenues par le gouvernement Assad, Sarah Kilani se rendrait compte que les moyens médicaux manquent cruellement dans ces territoires du fait de l’embargo « exceptionnellement sévère » imposé à la population locale par les États-Unis et l’Union européenne, selon un rapport interne de l’ONU. Sachant qu’elle refoule la souffrance collective de ces 11,5 millions d’habitants, soit les « deux tiers » des Syriens restés au pays pour vivre dans les zones gouvernementales, Mme Kilani serait-elle indifférente à leur sort ? Concernant les villes tenues par Daech il n’y a pas si longtemps, que lui évoquent les centaines de civils tués par les bombardements « indiscriminés » de la coalition du Pentagone à Raqqa, notamment par l’usage d’une arme chimique nommée le phosphore blanc ? Que pense-t-elle également de la destruction massive de la ville irakienne de Mossoul par cette même coalition, et du fait qu’environ 9 000 cadavres de civils pourrissaient en février dernier sous les décombres de cette ancienne place forte de l’« État Islamique » ? En parlant de cette organisation terroriste, que lui inspire le fait que les armes et les munitions massivement introduites par la CIA et ses alliés saoudiens en Syrie ont « considérablement amplifié les capacités militaires » de Daech, dans une ampleur « très loin » d’être due « aux seules confiscations [d’armements] sur le champ de bataille » ? À en croire l’analyse de Sarah Kilani et de Thomas Moreau, Bachar el-Assad aurait le quasi-monopole des atrocités contre sa population. Puisse cet article leur rappeler utilement ces tristes vérités car, comme l’a souligné Claude El Khal, les « pires horreurs [ont été commises] d’un côté comme de l’autre ». Il faut le réaffirmer avec force, et ne céder ni aux pressions manichéennes, ni aux injonctions d’établir une hiérarchie entre les trop nombreuses victimes de ce terrible conflit.

Sachant que nous vivons en démocratie, si des journalistes ou des spécialistes sont en désaccord avec Le Média, pourquoi ne pas dialoguer calmement avec eux au lieu de les insulter, voire de les diffamer sur les réseaux sociaux ? Alors que la propagande russe, certes bien réelle, est obsessionnellement décriée dans les médias français, il serait alors souhaitable de rétablir un peu d’équilibre en débattant sur les dangers de la propagande de guerre en Occident, telle que dénoncée par de trop rares confrères. L’article de Sarah Kilani et de Thomas Moreau en constitue un exemple édifiant. En effet, si les crimes de Bachar el-Assad sont indéniables, gravissimes et condamnables, pourquoi chercher à relativiser ceux de l’autre camp, et à refouler derrière les alibis de la prétendue inaction occidentale et du « complotisme » la gigantesque guerre secrète qu’ont menée la CIA, la DGSE et leurs alliés afin de renverser le gouvernement syrien ? Il est possible d’en débattre rationnellement – sur le terrain des arguments –, sans céder à la tentation du lynchage hystérique, des attaques ad personam et des interprétations simplistes d’un conflit d’une rare complexité. De ce fait, la diffusion hâtive – par des experts et des journalistes réputés –, de cet article douteux, partial et approximatif de Lundi.am illustre à elle-seule le naufrage des médias de masse, deux tiers des Français ne leur faisant plus confiance « pour trier les informations justes et les fake news ». Cet état de fait préoccupant pour notre démocratie ne leur donne ni le droit, ni la légitimité d’imposer des leçons de déontologie, et encore moins de diffamer en meute sans vérifier leurs sources. Dans ce contexte, le fait d’avoir relayé sans nuance un sondage hautement contestable sur la prétendue adhésion au « complotisme » de 79 % des Français ne contribuera aucunement à rétablir la confiance de nos concitoyens envers les médias grand public. Nous le déplorons vigoureusement, et nous en appelons à un sursaut collectif, tout en maintenant notre anonymat tant que nos confrères et contradicteurs refuseront de dialoguer en respectant leurs interlocuteurs.

Espérant avoir contribué à rétablir un débat constructif, loyal et apaisé, et pas seulement sur la guerre en Syrie,

« Les géopoliticiens atterrés », collectif informel de spécialistes des questions internationales et stratégiques.

 

via » Les médias sur la Syrie : naufrage du « journalisme de meute », par Les Géopoliticiens atterrés

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