Les mensonges, la Doctrine Bethlehem et le meurtre illégal de Soleimani

Par Craig Murray
Paru sur le blog de l’auteur sous le titre Lies, the Bethlehem Doctrine, and the Illegal Murder of Soleimani


Dans l’une des séries de mensonges flagrants que les États-Unis ont racontés pour justifier l’assassinat de Soleimani, Mike Pompeo a déclaré qu’il a été tué parce qu’il planifiait des « attaques imminentes » contre des citoyens américains. Le choix des mots était soigneux. Pompeo se réfère spécifiquement à la Doctrine Bethlehem de légitime défense préventive.

Développée par Daniel Bethlehem lorsqu’il était conseiller juridique du gouvernement Nétanyahou, puis de Tony Blair, la Doctrine Bethlehem stipule que les États ont un droit de « légitime défense préventive » contre une attaque « imminente ». C’est une chose que la plupart des gens, et la plupart des experts en droit international et des juges, accepteraient. Moi compris.

Ce que très peu de gens, et presque aucun juriste international n’acceptent, c’est la clé de la Doctrine Bethlehem – que cet « imminent » – le mot utilisé avec tant de soin par Pompeo – n’aie pas besoin d’avoir son sens habituel de « bientôt » ou « sur le point de se produire ». Une attaque peut être considérée comme « imminente », selon la Doctrine Bethlehem, même si vous n’en connaissez ni les détails, ni le moment où elle pourrait se produire. Vous pouvez donc être assassiné par un drone ou une bombe – et la doctrine a été spécifiquement élaborée pour justifier de telles frappes – en raison de « renseignements » selon lesquels vous êtes engagé dans un complot, même si ces renseignements ne disent ni en quoi consiste le complot, ni quand il pourrait se produire. Ou en encore plus vague, parce qu’il y a des renseignements selon lesquels vous avez déjà été engagé dans un complot, donc il est raisonnable de vous tuer, au cas où vous le seriez à nouveau.

Je n’invente pas la Doctrine Bethlehem. Elle est la justification légale officielle des frappes de drones et des assassinats ciblés par les gouvernements israélien, américain et britannique depuis une décennie. La voici sous forme de document académique, publiée par Bethlehem après qu’il ait quitté le service gouvernemental (la forme sous laquelle elle a été adoptée par les gouvernements américain, britannique et israélien est une information classée secret).

Ainsi, quand Pompeo dit que les attaques de Soleimani étaient « imminentes », il n’utilise pas le mot dans le sens normal de la langue anglaise. Il ne sert à rien de lui demander comment, où et quand ces attaques « imminentes » avaient été planifiées. Il se réfère à la doctrine Bethlehem selon laquelle on peut tuer des gens en se fondant sur le sentiment qu’ils étaient peut-être sur le point de faire quelque chose.

L’idée selon laquelle le meurtre d’un individu dont les renseignements vous ont dit qu’il va vous attaquer, mais sans que vous sachiez quand, où et comment, peut passer pour de la légitime défense n’a pas été largement acceptée – ni même acceptée du tout – dans les cercles juridiques, en dehors des rangs des néo-conservateurs les plus dévoués. Daniel Bethlehem est devenu le conseiller juridique en chef du Foreign Office, le Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth britannique. Il avait été parachuté par Jack Straw [ministre britannique des Affaires étrangères sous Blair, NdT], précisément parce que chacun des conseillers juridiques de l’époque du Bureau des Affaires étrangères estimait que la guerre d’Irak était illégale. En 2004, alors que la Chambre des communes examinait la légalité de la guerre contre l’Irak, Bethlehem a produit pour examen un document remarquable selon lequel elle était légale parce que les tribunaux et le droit existants étaient dans l’erreur, une ligne de défense qui a généralement très peu de chances de succès devant les tribunaux.

(b)
En suivant cette ligne, je suis également d’avis que les principes plus généraux de la loi sur la légitime défense doivent également être examinés de plus près. Je ne suis pas persuadé que la démarche de pureté doctrinale reflétée dans les arrêts de la Cour internationale de Justice dans ce domaine constitue un édifice utile sur lequel il est facile d’élaborer un régime juridique cohérent, capable de répondre aux exigences de la vie internationale contemporaine et de décourager le recours à l’action unilatérale ;

L’essentiel était que le concept « d’imminent » allait changer :

Le concept de ce qui constitue une attaque armée « imminente » évoluera en fonction des nouvelles circonstances et des nouvelles menaces

En l’absence d’avocats internationaux respectables prêts à plaider ce genre de grand n’importe quoi, Blair a fait venir Bethlehem en tant que conseiller juridique en chef, l’homme qui avait conseillé Nétanyahou sur le mur israélien et qui était prêt à dire qu’attaquer l’Irak était légal sur la base de la « menace imminente » de Saddam envers le Royaume-Uni, qui s’est avérée inexistante. Ce qui dit tout sur l’empressement de Bethlehem à tuer est que la formulation de la Doctrine Bethlehem sur l’exécution extrajudiciaire par drone est venue après la guerre d’Irak, et qu’il n’avait pas réfléchi une seule seconde au fait que les renseignements sur les « menaces imminentes » peuvent être erronés. L’assassinat de personnes sur la base de renseignements erronés n’est pas abordé par Bethlehem dans l’exposé de sa doctrine. La soif de sang est trop forte.

Il y a littéralement des dizaines d’articles universitaires, dans toutes les revues de droit international les plus respectées, qui démolissent la Doctrine Bethlehem pour ses évidentes absurdités et son plaidoyer répugnant. Mon préféré est celui des prédécesseurs de Bethlehem au poste de conseiller juridique en chef du Foreign Office, Sir Michael Wood et son ex-adjointe Elizabeth Wilmshurst.

J’ai abordé la Doctrine Bethlehem dans le cadre de ma contribution à un livre de réflexion sur l’essai de Noam Chomsky « The Responsibility of Intellectuals » (« De la responsabilité des intellectuels »).

Au Royaume-Uni, récemment, le procureur général a fait un discours pour défendre la politique britannique en matière de drones : l’assassinat de personnes – y compris des ressortissants britanniques – à l’étranger. Cette exécution sans jugement est fondée sur plusieurs critères, nous a-t-il rassurés. Son discours a été répété servilement dans les médias britanniques. En fait, le Guardian a simplement republié le communiqué de presse du gouvernement absolument mot pour mot, et a collé une signature de journaliste en haut.

Les médias n’ont aucun intérêt à faire une évaluation critique du processus par lequel le gouvernement britannique exécute régulièrement des gens sans procès. Pourtant en fait, c’est extrêmement intéressant. La genèse de la politique réside dans le la nomination de Daniel Bethlehem au poste de conseiller juridique en chef du ministre des Affaires étrangères et du Commonwealth.

Jack Straw l’a nommé à ce poste, et pour la toute première fois, c’était une nomination externe, non pas, comme d’usage, une personne choisie dans la grande équipe d’avocats internationaux de renommée mondiale employés par le propre ministère des Affaires étrangères. La raison de cette nomination ne fait pas débat. Chacun des conseillers juridiques du Bureau des Affaires étrangères avait expliqué que l’invasion de l’Irak était illégale, et Straw souhaitait trouver un nouveau chef du département qui soit plus en accord avec la vision néo-conservatrice du monde.

Straw est allé aux extrêmes. Il a nommé Daniel Bethlehem, « l’expert » légal qui a fourni des conseils juridiques à Benjamin Netanyahu sur la la « légalité » de la construction du grand mur qui coupe les territoires palestiniens de leurs ressources en terre et en eau. Bethlehem était un partisan enthousiaste de l’invasion de l’Irak. Il était aussi le plus enthousiaste partisan des frappes de drones. Bethlehem a donné un avis sur la légalité des frappes de drones qui est, pour le moins, sujet à controverse. Pour donner un exemple, Bethlehem accepte les principes établis du droit international selon lesquels la force meurtrière ne peut être utilisée que pour prévenir une attaque « imminente ». Bethléem fait valoir que pour qu’une attaque soit « imminente », il n’est pas nécessaire qu’elle soit prévue pour « bientôt ». En effet, vous pouvez tuer pour éviter une « attaque imminente » même si vous n’avez aucune information sur le moment et le lieu où elle se produira. Vous devez plutôt compter sur le « modèle de comportement » de votre cible ; c’est-à-dire que s’il a déjà attaqué, il est raisonnable de supposer qu’il attaquera à nouveau et qu’une telle attaque est « imminente ».

Il y a un problème encore beaucoup plus grave : les renseignements contre la cible sont souvent extrêmement douteux. Pourtant, même s’ils étaient parfaits, que l’État puisse tuer dans de telles circonstances sans que cela soit considéré comme une peine de mort prononcée sans procès pour des crimes passés, et non comme une action préventive contre un nouveau crime « imminent », me dépasse. On pourrait penser que ce contexte en ferait un sujet intéressant. Pourtant, tous les médias britanniques « sérieux » ont publié la ligne du gouvernement, sans qu’un seul journaliste, pas un seul, n’explique que la définition du terme « imminent » proposée par Bethlehem a été largement rejetée par la communauté du droit international. Le public ne sait rien de tout cela. Ils savent juste que les frappes de drones nous protègent d’attaques mortelles par des terroristes, parce que le gouvernement le dit, et que personne n’a même tenté de leur donner la moindre information supplémentaire.

C’est donc un premier mensonge. Lorsque Pompeo dit que Soleimani planifiait des attaques « imminentes », il utilise la définition de Bethlehem selon laquelle « imminent » ne signifie ni « bientôt » ni « certainement ». Dévoyer à ce point le sens normal d’un mot, c’est mentir. Le faire pour justifier de tuer des gens est obscène. C’est pourquoi, si après ma mort, je finis au fin fond de l’enfer, le pire dans cette expérience sera la compagnie de Daniel Bethlehem.

Passons maintenant au mensonge suivant, qui est largement répété, cette fois-ci par Donald Trump, selon lequel Soleimani était responsable de la « mort de centaines, sinon de milliers d’Américains ». Ce mensonge a été repris par tout le monde, Républicains et Démocrates de la même façon.

« Soleimani était un meurtrier, responsable de la mort de milliers de gens, y compris des centaines d’Américains. Mais cette action imprudente est une escalade de la situation avec l’Iran et augmente les chances d’avoir plus de morts et d’un nouveau conflit au Moyen-Orient. Notre priorité doit être d’éviter une autre guerre coûteuse. »

Vraiment ? Qui a été tué ? Quand et où ? Bien que la Doctrine Bethlehem vous permette de tuer quelqu’un parce qu’il pourrait attaquer quelqu’un, un jour, mais vous ne savez pas qui ou quand, il est raisonnable de penser que si vous prétendez que des gens ont déjà été tués, vous devez être en mesure de dire qui et quand.

La vérité, c’est que si vous prenez tous les Américains tués, depuis le 11 septembre compris, dans les guerres, les conflits et actions terroristes qui ont suivi au Moyen-Orient, bien plus de 90% d’entre eux ont été tués par des musulmans sunnites financés et soutenus par l’Arabie Saoudite et ses satellites du Golfe, et moins de 10% de ces Américains l’ont été par des musulmans chiites liés à l’Iran.

C’est un fait horriblement gênant pour les administrations américaines qui, quel que soit le parti au pouvoir, sont liées à l’Arabie Saoudite et à son argent. Ce sont, affirment les États-Unis, les Sunnites* qui sont les alliés et les Chiites qui sont les ennemis. Pourtant, chaque journaliste ou travailleur humanitaire pris en otage et horriblement décapité ou exécuté d’une autre manière a été assassiné par un sunnite, chaque attentat terroriste djihadiste aux États-Unis même, y compris le 11 septembre, ont été exclusivement perpétrés par des sunnites, l’attentat de Benghazi a été perpétré par des sunnites, le groupe État islamique est sunnite, Al Nosra est sunnite, les Talibans sont sunnites et la grande majorité des militaires américains tués dans la région l’ont été par des sunnites.

Quelles sont précisément ces centaines de morts dont Soleimani serait responsable ? Y a-t-il une liste ? C’est, bien sûr, un mensonge pur et simple. Son lien ténu avec la vérité est lié à l’estimation du Pentagone – qui a augmenté de manière suspecte à plusieurs reprises depuis que l’Iran est devenu son ennemi désigné – selon laquelle, lors de l’invasion de l’Irak elle-même, 83% des décès de soldats américains étaient dus à la résistance sunnite et 17% des décès de soldats américains étaient dus à la résistance chiite, soit 603 soldats. Tous ces derniers sont maintenant portés au crédit de Soleimani, ce qui est remarquable.

C’étaient des troupes américaines tuées au combat au cours d’une invasion. Les milices chiites irakiennes – soutenues par l’Iran ou pas – avaient le droit de combattre l’invasion américaine. Suggérer que le meurtre de troupes américaines d’invasion était en quelque sorte illégal ou illégitime est risible. Il est clair que la propagande américaine selon laquelle Soleimani était « responsable de centaines de morts américains » vise, dans le cadre de la justification de son assassinat, à donner l’impression qu’il était impliqué dans du terrorisme, et non dans un combat légitime contre des forces d’invasion. Laisser entendre que les États-Unis ont le droit d’exécuter ceux qui les combattent lorsqu’ils envahissent un pays est un rejet absolument infect des lois de la guerre.

Si j’ai bien compris, il y a très peu de preuves selon lesquelles Soleimani ait eu un commandement opérationnel actif des milices chiites pendant l’invasion ; quoi qu’il en soit, lui attribuer personnellement la responsabilité de chaque soldat américain tué est tout simplement un non-sens. Mais quand bien même Soleimani aurait personnellement supervisé chaque succès au combat, il s’agissait d’actes de guerre légitimes de sa part. Vous ne pouvez tout simplement pas assassiner les généraux adverses qui vous ont combattu, des années après votre invasion.

Tweet 1 « A aidé au voyage clandestin en Afghanistan de 10 des 12 terroristes qui ont perpétré les attaques terroristes du 11 septembre aux États-Unis. » Tweet 2 : « Soleimani préparait des attaques imminentes contre des diplomates et du personnel militaire américains. Le monde est plus sûr aujourd’hui parce que Soleimani est parti. »

Le dernier mensonge, et peut-être le plus stupide, est la tentative du vice-président Mike Pence de lier Soleimani au 11 septembre. Il n’y a absolument aucun lien entre Soleimani et le 11 septembre, et les efforts les plus acharnés du régime Bush pour trouver des preuves pour relier l’Iran ou l’Irak au 11 septembre (et ainsi soulager leurs copains, les Saoud qui étaient en fait responsables) ont échoué. Oui, il est vrai que certains des pirates de l’air ont, à un moment donné, transité par l’Iran pour se rendre en Afghanistan. Mais rien n’indique, comme le rapport du 11 septembre l’a spécifiquement souligné, que les Iraniens savaient ce qu’ils planifiaient, ou que Soleimani était personnellement impliqué. C’est de la pure foutaise. Le 11 septembre a été mené par des Sunnites et des Saoudiens. Aucun rapport avec l’Iran.

Soleimani avait en fait été impliqué dans des actions de renseignement et de la coopération logistique avec les États-Unis en Afghanistan après le 11 septembre (les Talibans étaient aussi ses ennemis, les Tadjiks chiites étant un élément clé de l’Alliance du Nord alignée sur les États-Unis). Et s’il était en Irak, c’était pour y combattre l’État islamique.

La dernière circonstance aggravante dans l’assassinat de Soleimani tient à son statut de général combattant accrédité d’un État étranger reconnu par le monde entier – y compris les États-Unis. La Doctrine Bethlehem s’applique spécifiquement aux « acteurs non étatiques ». Contrairement à tout ce qui précède, ce qui suit est une spéculation, mais je soupçonne que l’argument juridique du Pentagone a fait valoir que Soleimani est un acteur non étatique lorsqu’il se trouvait en Irak, où les milices chiites ont un statut semi-officiel.

Mais ça ne marche pas. Soleimani est un haut fonctionnaire iranien qui était présent en Irak en tant qu’invité du gouvernement irakien, un allié du gouvernement américain. Cela aggrave encore plus l’illégalité de son assassinat.

Le monde politique du Royaume-Uni ** est tellement intimidé par le pouvoir de l’establishment néoconservateur et des médias que l’assassinat de Soleimani n’est pas qualifié d’acte d’illégal flagrant, ce qu’il est. C’était purement et simplement un acte de terrorisme d’État de la part des États-Unis.

Craig Murray, un proche collaborateur de Wikileaks, est diplomate, historien et militant des droits de l’homme. Il a été ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan. Son blog est l’un des sites de presse alternative politique les plus visités du Royaume-Uni. 

Traduction Entelekheia
Photo : Drone tueur « Reaper » américain.

Notes de la traduction :

*Nous dirions « wahhabites », « salafistes » ou encore « takfiristes » plutôt que « sunnites ». Les doctrines sectaires des monarchies pétrolières du Golfe alliées des Etats-Unis, matrices du terrorisme de Daesh, d’Al-Qaïda et autres, si abondamment financées soient-elles, ne représentent en rien l’intégralité de l’islam sunnite. Elles en constituent même probablement une frange marginale.

**Tout comme le monde politique français, et pour les mêmes raisons.

via Les mensonges, la Doctrine Bethlehem et le meurtre illégal de Soleimani

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