Macron, le franc CFA et ses contradictions, par Jacques Sapir
Billet invité
La question du franc CFA continue de hanter les relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique. Lors de son récent voyage en Afrique, Emmanuel Macron a été directement confronté à ce problème. Il convient ici de rappeler que cette question avait été traitée dans l’une de mes émissions, diffusée le 26 novembre, sur Radio-Sputnik, dans le cadre des « Chroniques de Jacques Sapir ».
De nombreuses idées fausses continuent de circuler sur la question du franc CFA, que ce soit chez ses partisans, et Emmanuel Macron a repris certaines de ces idées fausses ce qui est inquiétant vue sa fonction et son passé, ou que ce soit chez les opposants de ce système. Certaines de ses idées ont la vie dure. Elles correspondent trop bien aux intérêts de ceux qui les propagent pour que l’on ne soit pas tenté de penser que, plus que d’idées fausses, il s’agit en réalité d’idées qui sont justement et sciemment produites pour obtenir certains effets, et par des gens qui savent parfaitement qu’elles n’entretiennent aucun rapport avec la réalité.
La naissance et la survie du franc CFA
Le franc CFA fut pensé avant la seconde guerre mondiale, avec son proche parent le franc CFP pour les colonies françaises du Pacifique. Il n’entra dans le monde des réalités qu’avec la fin de la guerre, et dans le cadre de la participation de la France aux accords de Bretton Woods.
Il est intéressant, et important, de rappeler que la décolonisation n’entraîna pas, et souvent à la demande même des nouveaux pouvoirs dans les pays ayant gagné leur indépendance, une remise en cause de ce système (sauf sans le cas de la Guinée). Rappelons aussi que, lors des négociations de 1945-1946 entre Ho-Chi-Minh et le gouvernement français, le dirigeant vietnamien (communiste, faut-il le rappeler) avait accepté que le Vietnam indépendant délègue sa souveraineté monétaire à la France. Il y avait donc, et ce en dépit de l’amère contexte de décolonisation, comme une évidence qui s’imposait aux nouveaux dirigeants : le maintien d’un système géré par la Banque de France serait, au moins à court terme, plus avantageux pour les pays décolonisés que s’ils devaient créer leur propre monnaie.
Les arguments en faveur du maintien du franc CFA
Cela peut se comprendre aisément. Plusieurs raisons militaient pour le maintien de la situation héritée de la colonisation. Acquérir sa souveraineté monétaire impliquait de dépenser de l’argent, mais aussi des compétences, qui étaient rares pour se doter d’une Banque Centrale. La situation, ici ne se compare nullement avec celle des pays de la zone Euro qui, eux, ont tous conservé leur Banque Centrale, et avec elle l’ensemble des compétence nécessaire à la gestion d’une souveraineté monétaire. La question donc, telle qu’elle se posait dans les premières années de l’indépendance, était de savoir si un pays pouvait se payer le luxe, compte tenue de l’immensité des taches auxquelles il faisait face par ailleurs, d’accorder assez de ressources à la construction d’une administration monétaire complète. Bien entendu, la pertinence de cet argument tend à s’amoindrir avec le temps. Ce qui était vrai en 1959 et 1960 ne l’était plus dans les années 1970 et les années 1980.
Outre ces dépenses, se posait aussi la question de la crédibilité de la politique monétaire des nouveaux Etats. Or cette crédibilité était nécessaire à la défense d’une convertibilité raisonnable. Enfin, il y avait la question du risque inflationniste. Un pays aux structures étatiques faibles car juste naissantes, dans une situation économique rendue complexe par les contraintes du développement, peut très bien sombrer dans l’hyperinflation, ou au moins dans une inflation très forte. D’ailleurs, les pays qui ont gardé le franc CFA ont connu, en moyenne, dans les années 1960 et jusqu’aux années 1980, des taux d’inflation plus faibles que leurs voisins.
Les problèmes posés par le maintien du franc CFA
Mais, le maintien du franc CFA soulevait, et il soulève toujours, de nombreux problèmes. Le premier tient à sa structure même. Le franc CFA repose largement sur une structure liant les pays concernés à la France. Les réserves de change sont détenues par le Trésor français (non, contrairement à ce qu’a dit Emmanuel Macron, elles ne sont pas sous le contrôle de la BCE). La politique monétaire est très largement supervisée par la Banque de France et par le Trésor français, une situation qui n’est pas favorable – et c’est un euphémisme – au développement d’une responsabilité dans les affaires monétaires dans les pays concernés.
Peut-être plus important, le lien entre le franc CFA et la monnaie française (franc puis euro) conduit à une surévaluation du franc CFA. Cette surévaluation permet aux classes moyennes émergentes, et à la petite minorité aisée d’acquérir au moindre coût des produits importés. Par contre, du fait de la perte de pouvoir d’achat qui survient du fait de cette surévaluation pour les exportations (faites en dollars ou en euro et converties ensuite en franc CFA), le franc CFA pénalise l’économie des pays concernés. Cela devient particulièrement évident quand les prix mondiaux des matières premières (arachide, cacao, café ou encore pétrole…) baissent. Logiquement, les monnaies des pays exportateurs devraient baisser. Mais, du fait du système du franc CFA cela ne peut se produire. Il en découle de nombreux déséquilibres, et en particulier une pression très forte sur les investissements publics qui contribue à maintenir de nombreux pays dans la trappe du sous-développement.
Vrais problèmes et fausses évidences
Les problèmes créés par le franc CFA sont aujourd’hui devenus sans doute plus évidents que ses avantages. On comprend dès lors l’importance prise par la question de la dissolution du franc CFA.
Mais, cette question tend à être obscurcie par diverses fantaisies que l’on entend au sujet du franc CFA. Sa fonction est moins d’assurer une domination directe de la France sur ses anciennes colonies, contrairement à ce que prétendent de nombreuses voix en Afrique, que de donner à une (petite) fraction de la population (les classes moyennes embryonnaires et la bourgeoisie, qui est largement compradores) la possibilité d’acheter à des prix raisonnables des produits d’importation. C’est en cela que le franc CFA est bien un outil du néo-colonialisme, mais de manière très indirecte. Il faut donc faire l’effort de comprendre les mécanismes détournés et complexes qui assurent la reproduction d’une situation de domination. Le franc CFA contribue à acheter des fractions des populations et à leur faire penser qu’elles n’ont pas d’avenir hors du cadre néocolonial. Par ailleurs, l’idée d’utiliser les réserves aujourd’hui détenues par le Trésor français pour financer le développement est un non sens. Car, un pays avec sa propre monnaie aura encore plus besoin de réserves que s’il était dans le cadre du franc CFA. Par contre, un pays avec sa propre monnaie, et donc non lié au franc CFA, pourrait laisser cette monnaie se déprécier quand les prix des matières premières baissent, et ainsi maintenir le volume (en monnaie locale) des investissements.
La centralité du problème politique
L’un des principaux défis posés par le franc CFA est qu’il maintient les pays qui l’utilisent dans l’illusion qu’ils pourront se passer d’institutions qui sont néanmoins nécessaires, et qu’ils peuvent continuer avec des systèmes de gouvernement qui sont largement corrompus ou plus précisément des systèmes patrimoniaux et prédateurs. Ces défis doivent être relevés. De ce point de vue, la critique la plus radicale que l’on peut faire au franc CFA est le fait qu’il contribue à maintenir les pays qui l’utilisent dans un système politique archaïque et pervers. Ce simple fait est largement suffisant pour le condamner aux yeux de l’histoire, mais aussi des peuples.
Jacques Sapir
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