Mai 68 : grands soirs ou petits matins ?

En ce mois de mai 2018 qui débute sur les chapeaux de roues sociales, on fête au Comptoir le cinquantième anniversaire de l’un des plus importants mouvements sociaux français. Dans son dernier livre, « 1968 : De grands soirs en petits matins », Ludivine Bantigny revient sur l’événement, ses acteurs et sur tout ce qui a contribué à en faire la plus grande grève générale du XXe siècle. À rebours de l’opposition classique entre un mai étudiant et un mai ouvrier, l’accent est mis sur les jonctions entre étudiants, ouvriers, paysans, enseignants, toutes ces rencontres et décloisonnements qui caractérisent le “moment 68”. L’historienne n’idéalise pas pour autant et retrace également les conflits et divergences stratégiques qui ont traversé le mouvement brisant l’idée d’une unité de 68.

« Les événements […] sont un sursaut d’humanité contre un monde technocratique où l’homme n’est plus considéré. »

Si le surgissement et le caractère imprévisible de Mai 68 sont constitutifs de son identité, celui-ci s’inscrit également dans les mobilisations sociales des années 1960. L’ouest du pays connaît alors des contestations particulièrement importantes au cours desquelles se dessine déjà une jonction entre les mondes ouvriers, paysans et enseignants. À l’appel de la CGT (Confédération générale du travail), de syndicats enseignants et de la Fédération départementale des syndicats d’exploitation agricole, près de 80 000 personnes manifestent ainsi à Nantes « pour le droit à la vie, pour l’avenir des jeunes, pour du travail pour tous » le 19 février 1964. En 1967, les luttes paysannes et ouvrières se transforment en affrontements violents du fait de leur élargissement et de leur intensification, à Quimper, au Mans, dans la Creuse, à Besançon ou encore sur les chantiers navals de Saint-Nazaire. Mais c’est Caen qui inaugure l’année 1968, dès le 23 janvier avec une grève totale de 1 000-1 500 ouvrières et ouvriers qui protestent contre les salaires et la pression des cadences. Qualifiée de “jacquerie ouvrière”, cette mobilisation sera violemment réprimée par les forces de l’ordre.

Paysans, enseignants, ouvriers, étudiants

Si le mouvement étudiant n’est pas antérieur aux luttes ouvrières et paysannes, c’est lui qui va produire l’étincelle le 3 mai 1968 quand le président de la Sorbonne fait intervenir la police pour évacuer les 500 étudiants qui occupaient l’université. Le bilan : 13 interpellations et 4 condamnations à de la prison ferme. En solidarité, le Snesup (Syndicat national de l’enseignement supérieur) lance un appel à la grève des enseignants pour exiger la libération des étudiants emprisonnés, la réouverture de la Sorbonne et le retrait des forces de l’ordre du Quartier latin. Trois jours plus tard, le 6 mai, des affrontements violents éclatent entre les forces de l’ordre et 15 000 manifestants, faisant 500 blessés. Le même jour, un rassemblement à Toulouse rapproche étudiants, enseignants et ouvriers, à l’appel des syndicats de salariés. À Strasbourg, des manifestations de centaines d’étudiants ont lieu. Le 8 mai, l’Unef (Union nationale des étudiants de France), les syndicats enseignants et l’Union régionale CFDT (Confédération française démocratique du travail) organisent un meeting commun à la halle aux vins où se trouve la faculté de Sciences de Paris. À Nancy, une assemblée réunit le même jour les doyens des facultés, des professeurs et des représentants des syndicats étudiants. Le doyen de la faculté de droit et des sciences économiques, Robert Bentz, ira jusqu’à affirmer que « les événements […] sont un sursaut d’humanité contre un monde technocratique où l’homme n’est plus considéré ».

Un véritable brassage social est à l’œuvre dans les moments d’affrontement au cours desquels se rencontrent des ouvriers, du tourneur au tôlier, des techniciens, de l’aide-monteur à l’électricien, des employés, de la SNCF aux PTT, mais également de nombreux commerçants, artisans et employés du commerce, libraire, boulanger, charcutier, cuisinier, professeur, journaliste, artiste. La dimension générationnelle joue un rôle extrêmement important dans ces rapprochements, la majorité des participants ayant entre 18 et 24 ans. À une époque où les étudiants ne représentent que 12 % d’une classe d’âge, le rapprochement avec le monde ouvrier permet de ne pas se couper de la population et de faire face à la répression. À Nantes, Quimper, Redon et Caen, la solidarité s’organise car « la matraque policière ne distingue pas les têtes d’étudiants des têtes d’ouvriers ». À Lyon, la section CGT de l’entreprise automobile Berliet dresse un parallèle entre la répression ouvrière et étudiante : « Les CRS occupent la Sorbonne comme ils ont occupé l’entreprise en 1967 ». À l’occasion de la grève générale du 13 mai, le communiqué de la CGT déclare que « la violente répression policière dirigée contre les étudiants indigne les ouvriers ». Les appels à l’unité entre travailleurs et étudiants sont dans toutes les bouches. « À l’usine, aux champs, à l’université, un ennemi commun : le pouvoir » peut-on lire parmi les slogans à Tulle. Éloignés d’un monde ouvrier qui conserve sa force et le prestige des luttes passées, les étudiants affirment leur refus de constituer des érudits coupés de la réalité sociale et de devenir les futurs cadres de la société qui exploiteront demain la classe ouvrière et la paysannerie.

« Étudiants, ne nous laissons pas scinder des professeurs et autres classes de la société. Ne nous laissons pas enfermer dans une pseudo classe d’étudiants avec ses problèmes économiques et sociaux ». Comité de la faculté de Censier

Les rencontres entre ouvriers et étudiants donnent souvent lieu à de véritables moments d’échanges, de sympathie et d’amitié réciproques. Le 14 mai, à Bouguenais, près de Nantes, les étudiants organisent une marche vers l’usine et se mêlent toute la nuit au piquet de grève de Sud-Aviation  De leur côté, les ouvriers, notamment les plus jeunes, se rendent dans les universités occupées proclamées “ouvertes aux travailleurs” qui deviennent alors des lieux d’éducation populaire. L’idée est de s’enrichir de la diversité, rapprocher des mondes sociaux et ne pas s’enfermer dans un travail qui serait uniquement manuel ou intellectuel.

Le 8 mai, un immense mouvement populaire réunit ouvriers, enseignants et paysans unis derrière le slogan « L’ouest veut vivre ». « Les cortèges sont importants : on compte 30 000 manifestants à Brest, 20 000 à Quimper et Anger, 10 000 à Rennes et au Mans, 5 000 à Fougères… Au total, 100 000 personnes ont défilé dans tout le grand Ouest », souligne Ludivine Bantigny dans 1968 : De grands soirs en petits matins. Même le clergé manifeste et les syndicats de police de l’ouest affirment leur solidarité avec les autres travailleurs.

La question du travail et la hantise du chômage constituent le dénominateur commun ; les salariés défendent l’emploi et l’amélioration du pouvoir d’achat ; les paysans réclament un soutien de l’État aux marchés agricoles et mettent en cause la Communauté européenne et le marché commun libéral accusés de plonger le monde paysan dans la misère. Le rapport des paysans au mouvement de 1968 n’est toutefois pas homogène. Si des agriculteurs s’engagent à verser une partie des ventes de leurs produits en faveur des comités de grève ouvriers, d’autres, effrayés par les événements et animés par “la peur du rouge”, restent franchement hostiles.

La CGT et le PCF, ennemis du “gauchisme” 

Au sein des syndicats, l’accueil des étudiants ne fait pas consensus. Si la CFDT peut prendre exemple sur les occupations d’universités pour encourager les ouvriers à occuper leurs usines, la CGT clame qu’elle n’a pas de leçon à recevoir de la part de “petits bourgeois”. Le 17 mai, les responsables CGT de l’usine Boulogne-Billancourt ferment la grille pour empêcher les étudiants d’entrer et annonce qu’elle refuse tout ingérence extérieure. Le PCF (Parti communiste français) et la CGT tiennent à se distinguer des groupes trotskistes, maos ou anarchistes, particulièrement implantés en milieu étudiants, qualifiés de “gauchistes” et accusés de se livrer à des débordements. Plusieurs représentants communistes n’hésitent pas à renvoyer dos à dos les violences commises par les groupes “gauchistes” et celles organisées par la police. Comme le souligne l’historien Bernard Pudal, « l’idée d’un rendez-vous manqué entre les étudiants et les ouvriers tient au fait qu’il y a un effet de confusion avec les divergences très nettes, et très fortes, entre le PCF et ces groupes d’extrême gauche. Les premiers traitaient les seconds de petits-bourgeois, qui répliquaient en les appelant staliniens. »

« Le PCF et la SFIO ont un adversaire, sinon un ennemi commun : “le gauchisme”, ce perpétuel péché des futurs bourgeois réactionnaires qui fait le jeu du pouvoir gaulliste. » Le Populaire

Le PCF et la CGT cherchent à faire preuve de sagesse et à se montrer rassurants, en n’évoquant d’ailleurs jamais l’idée de révolution. Leur grande crainte est de perdre leur mainmise sur le mouvement ouvrier, que les événements ne leur échappent et qu’une partie de l’opinion finisse par se retourner contre la mobilisation si celle-ci va trop loin. L’appel à la grève générale du 13 mai, à l’initiative de la CGT, constitue ainsi une tentative de reprise en main de la mobilisation face au mouvement étudiant et aux groupes “gauchistes”. Le syndicat refuse d’ailleurs de se mélanger aux rassemblements organisés par l’Unef, le Snesup et le PSU (Parti socialiste unifié). Au lendemain de la deuxième nuit des barricades, le 24 mai, voici d’ailleurs ce qu’on peut lire dans l’Humanité Dimanche : « Toute la nuit, dans différents districts de Paris, on trouve une racaille des plus douteuse, cette pègre organisée dont la présence contamine ceux qui l’acceptent et, plus encore, ceux qui la sollicitent. »

La CGT comme le PCF tiennent à limiter le mouvement au seul cadre revendicatif, dans la continuité des grèves de 1936, en se montrant indifférents voire méprisants envers les réflexions sur l’autogestion et l’auto-organisation des travailleurs. À l’initiative de Georges Pompidou, alors Premier ministre du général De Gaulle, des négociations débutent le 25 mai au ministère des Affaires sociales, rue de Grenelle, à Paris, pour trouver une issue à la contestation. Deux jours plus tard, les représentants du gouvernement, des syndicats (CGT, CFDT, FO, CFTC, FEN) et des organisations patronales signent les accords de Grenelle. Alors que ces accords sont rejetés par les grévistes, la CGT prône la fin de la grève, rappelant le célèbre mot de Maurice Thorez « il faut savoir terminer une grève dès que la satisfaction a été obtenue ». Au même moment, à l’appel de l’Unef, un grand meeting au stade Charléty rassemble le PSU, la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), le SNES (Syndicat national des enseignements de second degré), la CFDT et FO (Force ouvrière) pour poursuivre le mouvement et réfléchir à la mise en place d’un gouvernement provisoire dirigé par Pierre-Mendès France qui prendrait la relève du pouvoir gaulliste. Le PCF qui est absent déclare qu’« une manœuvre de grande envergure se développe dans le dos des travailleurs ». En acceptant les élections qui seront proposées par De Gaulle le 30 novembre, le parti communiste tient à inscrire sa stratégie dans le respect des institutions.

De l’autre côté, le PCF est accusé d’être le parti de l’ordre. Les affrontements ne sont pas rares entre le service d’ordre de la CGT et les militants trotskistes ou maos. Contre le centralisme du parti, les autres groupes prônent l’auto-organisation et la constitution de conseils ouvriers, à l’image du comité d’initiative pour un mouvement révolutionnaire créé par les Jeunesses communistes révolutionnaires. Ces formes d’organisation sont toutefois rejetées par les anarchistes qui préfèrent faire confiance à la “spontanéité du mouvement”. L’absence de programme serait un programme, le refus de la stratégie une stratégie en soi mais sans ligne idéologique. Ce spontanéisme est pourtant reproché tant par les trotskistes que par les maos qui y voient un activisme du pur présent empêchant de construire pour l’avenir. La seule chose qui semble unir ces groupes est le rejet des élections.

Les accords de Grenelle, des avancées sociales majeures ?

Au-delà de la stratégie, les différences d’appréciations portent sur les accords de Grenelle. Si la création de la section syndicale d’entreprise semble faire consensus, la CFDT reproche à la CGT de se cantonner aux revendications salariales et de négliger les questions portant sur l’information, l’université mais également le chômage et la situation générale de l’emploi. Sur le terrain social, la CFDT et certains militants CGT dénoncent l’abandon de revendications jugées essentielles comme l’abrogation des ordonnances de la Sécurité sociale, l’échelle mobile des salaires et le revenu minimum garanti de 1 000 francs par mois. Le paiement intégral des jours de grève est également abandonné. Une avance de 50 % de salaires sera prévue pour les journées “perdues” mais cette avance devra être remboursée et les heures non-travaillées récupérées avant la fin de l’année. La semaine de 40 heures est également abandonnée et la diminution du temps de travail reportée à des négociations secteur par secteur. En intégrant le “rattrapage” du temps perdu avec la grève, certaines usines comme les établissements Brissonneau et Lotz, sont à 50 heures par semaine, bien loin des 40 heures donc…

Les augmentations de salaires, à savoir l’augmentation du Smig (Salaire minimum interprofessionnel garanti) de 35 % et l’augmentation des salaires de 7 %, doivent également être relativisées. Alors que la CGT fera tout pour présenter ces augmentations de salaires comme des avancées sociales majeures, l’UDR (Union des démocrates pour la Ve République), le parti gaulliste, reconnaît lui-même qu’il n’a été distribué que “du vent” et que la hausse des prix et l’inflation ramèneront le pouvoir d’achat au même niveau qu’auparavant. Dans certains secteurs, une partie des augmentations de salaires étaient déjà prévues avant mai. « Les salariés n’ont rien acquis par la négociation », résume Ludivine Bantigny. De son côté, la CFDT évoque « les informations fantaisistes sur l’ampleur des avantages acquis par les travailleurs » et rappelle que la hausse des rémunérations s’est élevée depuis le début des années 1960 à 11 % chaque année et même de 14 % en 1963, ce qui relativise les 7 % d’augmentation. Quant au Smig, qui ne concerne que 7 % des salariés, il a été établi au niveau qu’il aurait dû avoir s’il avait suivi l’évolution moyenne des salaires. À ce tableau, il convient d’ajouter, comme le rappellera Cornelius Castoriadis, le non-paiement des jours de grèves, et l’intensification des cadences par les patrons qui exigeront de leurs ouvriers un effort personnel pour compenser les effets de leur grève.

Finalement, on pourrait dire de 1968 ce que Marx disait de la Commune, à savoir que sa réussite était d’avoir existé. Quel que soit le regard que l’on peut porter sur les événements et le “bilan de 1968”, ils auront incontestablement laissé des traces. L’aventure de LIP en 1973, les luttes du Larzac ou les lois Auroux de 1982, qui visaient à renforcer la protection des travailleurs dans l’entreprise, peuvent être analysés comme un effet différé de Mai 68 et de l’influence de la “deuxième gauche”. Comme le soulignait l’historienne Michelle Zancarini-Fournel à propos des grèves de 1936 — dont bon nombre de militants sont passés à la Résistance quelques années après l’échec du Front populaire —, les événements transforment les personnes qui y participent, les situations, les mentalités, et peuvent conduire à de nouvelles formes d’engagement.

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via Mai 68 : grands soirs ou petits matins ? – Le Comptoir

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