Mai 68 raconté aux enfants

Extrait d’un article de Jean-Franklin Narot-Narodetzki publié dans la revue Le Débat n°51, septembre-octobre 1988.


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3. Nature et spécificités du mouvement.

a) Politique et antipolitique.

On ne comprend rien à 68 tant que l’on passe à côté de l’articulation dynamique de ces deux pôles. Politique, le mouvement le fut éminem­ment si le mot évoque les modalités d’organisa­tion d’une collectivité en tant qu’y sont impli­quées les questions du statut du pouvoir et de la décision, celle des formes de sa gestion et de sa régulation, celle enfin du rapport qu’elle entre­tient avec son propre devenir (que la Révolution est supposée maîtriser). S’il est patent que mai et juin 68 ont contenu des éléments aussi hétérocli­tes que contradictoires (du radicalisme au réfor­misme le plus plat, des absurdités et des vieille­ries, du génie aussi…), il est tout de même possi­ble de repérer des prépondérances, de dégager des lignes de force, de distinguer l’essentiel de l’aléatoire ou de l’insignifiant, tout ce qui y est apparu ne faisant pas ipso facto partie du mouvement (à moins qu’on ne veuille y inclure les C.D.R. et le P.C.). Or, s’il est quelque chose par quoi le mouvement peut se spécifier, et que les idéologues contemporains s’obstinent à passer sous silence ou s’acharnent à défigurer, c’est bien la démocratie directe qu’il a su mettre en œuvre et, le plus souvent, faire respecter.
Le « sens » de 68 ou sa signification centrale n’est pas à chercher ailleurs que dans l’autonomie pratique réalisée et organisée (même si insuffisamment) avant et pendant ces deux mois. Autonomie collective s’entend, où les gens les plus divers entreprenaient ensemble d’interroger et de prendre en charge leurs conditions d’activité et d’existence, d’intervention et de réflexion au fil de discussions incessantes se tenant dans les lieux les plus improbables. « Réglons nos affaires nous-mêmes » n’a pas été qu’un slogan d’enragés, au vrai inégalement assimilé par les protagonistes, ce fut, de façon souvent indépendante de leur « conscience politique », la substance de leur activité, à tout le moins ce vers quoi cette activité se montrait globalement tendue. Même si elle était minoritaire à l’échelle du pays, une multitude d’individus la veille encore atomisés venait soudain soulever publiquement, dans un style qui n’était certes pas toujours celui de la Théorie, les questions relatives au fait d’être sujet de sa propre histoire, commençant hic et nunc d’en construire quelques-unes des conditions de possibilité, non point le temps d’un intervalle ou d’une récréation ni au bénéfice d’une catégorie sociale particulière, mais à titre d’objectif universalisable et destiné à l’être. Et cela, même si les mots d’ordre ou la conscience étaient en deçà.
Or, si les mots ont encore un sens en dépit des théories du vide, cela qui emportait le rejet — par voie de conséquence et implicitement plus sou-vent que par formulation expresse — des divers asservissements économico-politiques (à commencer par le fait de passer sa vie à la « gagner »), cela vaut critique radicale d’une société hétéro-nome, exploiteuse et étatique. Si je ne me trompe, c’est aussi ce qui, depuis quelque temps déjà, c’est-à-dire environ un siècle et demi, est généralement inscrit au crédit des entreprises révolutionnaires et des débuts au moins des processus du même nom. Que l’acteur principal tant attendu, la classe ouvrière, n’ait été cette fois, pour reprendre un jugement de C. Castoriadis [1] globalement exact si l’on excepte quelques secteurs radicalisés, que la « lourde arrière-garde » du mouvement n’ôte pas son caractère subversif à cette praxis qui ne peut être définie que comme critique de la politique, concrète et en partie positive. Concrète parce que traduite en actes, positive parce que ne se bornant pas à la dénonciation mais inventant des formes de l’activité mettant fin à la représentation, à la division entre dirigeants et subordonnés, à la rétention du savoir et de l’information comme au principe d’un pou-voir extérieur à la collectivité et s’exerçant sur elle. Pratique politique antipolitique, donc. Mais antipolitique, le mouvement le fut encore par d’autres voies.
Coexistant avec la logique de la critique et de l’affrontement, en un mot avec celle du conflit, se déployait une dynamique autre quoique parallèle et solidaire, faite de transgressions et de défections plutôt que de « contestation », d’indifférence à l’adversaire plutôt que d’opposition. Ce n’est pas seulement le fait si fréquemment relevé des manifestants ignorant l’Assemblée nationale, c’est le même mépris dans lequel furent tenus maints intermédiaires et institutions, à commencer par le principal syndicat étudiant. Il arrivait que ces intermédiaires parlent, que ces institutions continuent de fonctionner, mais dans le vide et à vide, sans plus emporter la conviction ni la participation de gens qui délibéraient, décidaient et agissaient comme si tout cela n’existait plus. Là aussi résidait la singularité et souvent la force du mouvement : il ne s’est pas limité à une sommaire tactique de dévoilement de la répression, il a encore su produire ce à quoi il ne peut être répondu, contrairement à la « contestation » tou­jours négociable, soit une logique de rupture par le fait accompli : on ne fait pas que réclamer la mixité ou la libre circulation dans les cités uni­versitaires, on la réalise sans délai ; on n’entre pas dans les groupuscules, les partis ou les syndicats pour les transformer, on agit en dehors d’eux, malgré eux ; on ne réclame pas le droit à la parole, on le prend ; etc.

b) À propos de stratégie.

La carence stratégique du mouvement fut éclatante. Elle donne certainement l’une des rai­sons de l’« échec ». À la réflexion, pourtant, elle pourrait livrer un sens moins terne et qui tient plus au climat de ces journées, si difficile à resti­tuer, qu’à leurs contenus inventoriables.
Rappelez-vous : très tôt — bien avant mai pour les étudiants nanterrois [2] — nous fûmes pris par une sorte de tourbillon où l’accélération inouïe du temps nous confrontait jour après jour à la stupéfaction de découvrir que les effets de nos actes, aussi divers qu’instantanés, dépassaient infiniment leurs résultats escomptés. Tout cra­quait, comme par réaction en chaîne. Des pou­voirs une heure avant humblement sollicités pre­naient peur et pliaient sous la moindre menace, toute la puissance d’une réalité adverse se dégon­flait d’un coup comme une baudruche, une ini­tiative locale rencontrait à cent lieues un écho impromptu, comme si l’espace s’était lui aussi rassemblé. Un vide s’ouvrait en effet, là, devant nos yeux, au rythme d’un film en accéléré, et ne pense pas trahir ce que beaucoup d’entre nous vécurent en évoquant le mélange de sidération et de fascination que cela suscitait. De joie aussi bien sûr. Jouissance de nos forces qui paraissaient soudain immenses, mais simultanément quelque chose d’une incrédulité, quotidiennement levée et renouvelée dans la surprise. De là la dimension de fête, l’aspect de festin, de là l’extrême intensité de ces quelques semaines et leur atmosphère étrange qui n’est pas sans rappeler quelque chose du rêve, quand le présent dilaté de l’accomplisse­ment de désir infiltre sa scène manifeste.
Mais l’ivresse n’était pas toujours lucide et la signification de ce qui se déroulait, y compris le sens et les conséquences de nos propres actes, apparaissait souvent a posteriori dans ce climat d’exaltation et d’épuisement qui gêna plus d’une fois la claire intelligence de la situation. Prenons garde néanmoins de ne pas méconnaître la valeur propre de ce climat et de cet aveuglement en les abordant de manière exclusivement négative, comme insuffisance du mouvement, faiblesse historique ou incapacité stratégique aux consé­quences désastreuses. Ils furent cela, mais aussi le signe d’autre chose. Ce n’est pas seulement que de telles conditions fussent peu propices à la dis­tanciation comme à la froide réflexion ou, selon une platitude plus pernicieuse, que l’acte s’oppo­sât à la pensée ; c’est que sous la dialectique ago­nistique qui se doit de considérer la fin et les moyens, évaluer le rapport des forces, mesurer les risques, élaborer une continuité d’opérations, sous cette rationalité économico-guerrière cou­rait une dynamique inintégrable à aucune straté­gie, plutôt apte à les défaire toutes.

Cela, qu’on retrouverait assurément en maints soulèvements et qui s’apparente en effet à la fête, est de l’ordre de la dépense et de la perte — aux antipodes de l’accumulation stratégique des gains ou de leur abandon calculé, au nadir de l’autoconservation dont toute stratégie participe. Se dépenser sans compter dans l’action, fiévreu-sement, jusqu’à l’extinction de ses forces, se jeter au-devant du danger, courir d’un affrontement à l’autre à longueur de jours et de nuits, entre deux « A.G. » et deux lits, se tenir toujours disponible pour l’excès, nourrir l’intensité avec constance, tout cela vint parfois éclipser les préoccupations d’efficacité et le souci d’aboutir. Cette logique-là n’était pas celle du devenir-sujet et des perspectives d’avenir, c’était celle de l’immédiateté (« ici et maintenant », sans attendre le prolétariat) et de la consumation joyeuse de soi dans le rapport changeant aux autres et la destruction désinvolte des choses, tout à coup devenues rien. (Il reste aujourd’hui, à ceux qui ont goûté de ce que je qualifierais volontiers d’« expérience limite » si je ne craignais de forcer la pensée de M. Blanchot, le souvenir d’un très grand bonheur.)
Logique concurrente, donc, qui ne manqua pas d’infléchir le cours des « événements », mais jamais ne supplanta tout à fait celle du conflit qu’elle suivait comme son ombre et son très peu conscient négatif, on aurait tort de s’en prévaloir pour soutenir l’idée, désormais reçue, de l’absence de projet ou d’indifférence du mouve-ment à la question du pouvoir.
Parce qu’il n’a ni pris ni tenté de prendre le pouvoir, loué pour ce « réalisme d’un nouveau genre » (Cl. Lefort), le voici réputé « sans finalité », sans visée d’avenir ni objectif de société à construire (G. Lipovetsky). Ainsi donc les mots d’ordre de « pouvoir aux travailleurs », de « pou-voir des conseils ouvriers » n’ont jamais retenti dans les manifestations, ne sont jamais apparus dans les tracts ni sur les affiches, n’impliquaient d’ailleurs aucune transformation sociale, pas plus que la mise en cause généralisée des institutions, de l’Université au parlementarisme, n’engageait quoi que ce fût quant à la possibilité et à l’idée d’un ordre social différent. Le refus de s’engager dans une prise du pouvoir ni ne valait refus ni ne procédait du refus du pouvoir d’État. Il faut pour-tant plus d’acharnement encore dans la cécité ou la mauvaise foi pour ne pas comprendre que la démocratie directe et l’auto-organisation, lorsqu’elles étaient réalisées et là où elles l’étaient, constituaient déjà en soi le commence-ment d’une transformation et l’ébauche d’une organisation sociale différente. Mais laissons cela.
Donc, une temporalité propre, faite d’accélérations soudaines, d’effets immédiats (sans médiation autant que sans délai), de courts-circuits et de ruptures, de simultanéités spontanées ou de synchronismes non programmés, de surgissements imprévus et de développements en spirale, qui ne cessait de rattraper et dépasser les protagonistes comme elle rattrapait et dépassait la temporalité lente de la stratégie, comme elle subvertissait la temporalité figée des organisations bureaucratiques. C’est cette temporalité spécifique que les totalisations a posteriori des commentateurs et interprètes, en présentant un développement linéaire, manqueront toujours. C’est elle enfin, avec son exigence d’immédiateté, qui rend singulièrement caduques les interprétations de 68 en termes de « messianisme », voire de « millénarisme » (!) — sauf bien sûr si l’on entend confondre toute cette période avec la religion des organisations gauchistes.
Un espace spécifique aussi et complémentaire-ment. Deux aspects le distinguent.

En premier lieu ce que l’on pourrait appeler sa conductibilité. Des populations jusque-là sans contact se solidarisaient ; l’information circulait en permanence, horizontalement ; des événe­ments locaux entraînaient des conséquences glo­bales ; l’agitation se propageait malgré les distan­ces et les cloisonnements géographiques et sociaux. Généralisation d’un ordre proche par la fluidité : le monde devenait village, moins par la grâce des media que par la ruine des médiations. Si l’opposition centralité/périphérie n’a pu dispa­raître (tout a commencé à Nanterre puis dans la capitale, encore que cela soit à nuancer : en jan­vier les ouvriers de Caen s’étaient levés, et la pre­mière grève avec occupation eut lieu à Nantes le 14 mai), elle s’est trouvée considérablement réduite par l’autonomisation rapide des luttes en province. Proximité enfin dans l’occurrence incessante de la rencontre, transgressant commu­nément les divisions sociales, culturelles, profes­sionnelles.

Ensuite et solidairement, une illocalité carac­téristique. Non pas qu’on ne puisse repérer des acteurs ou des lieux sociaux déterminants. Mais l’agitation portée par un secteur resurgit sur-le-champ en un lieu aussi invraisemblable qu’éloi­gné (« le football aux footballeurs ! » exigent par exemple le 22 mai ceux qui occupent la Fédéra­tion française de football). Impossible d’enfermer le mouvement en un lieu clos. Impossible de le désamorcer en le chassant à l’extérieur (ce qui fut tenté avec la fermeture des facultés). Impossible de le parquer dans une organisation unique. Impossible de le circonscrire dans une sphère dirigeante pour le décapiter. Impossible de le totaliser comme de le délimiter avec précision et certitude. Il possède sa propre dispersion, délibé­rée et spontanée, qui le rend dans une large mesure insaisissable, privant en tout cas la répres­sion de ses prises habituelles. Mouvement errati­que aux multiples visages, il est u-topique au sens précis du terme : sans lieu ou plutôt transversal à divers lieux et non attaché à un seul, même s’il en privilégie certains. Peut-être est-ce là sa princi­pale originalité « stratégique ».

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via Mai 68 raconté aux enfants (2/2) – Lieux Communs

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