Michéa, pour l’honneur du peuple
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Kévin Boucaud-Victoire publie «Mystère Michéa», un essai dans lequel il se penche sur l’œuvre de Jean-Claude Michéa, auteur dont l’originalité de la pensée en fait un des penseurs les plus iconoclastes de notre époque.
Kévin Boucaud-Victoire est journaliste et essayiste. Co-fondateur de la revue Le Comptoir, il dirige la rubrique idées de Marianne. Il publiait l’année dernière George Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première Partie, 2018), et publie cette année Mystère Michéa (L’escargot, 2019).
FIGAROVOX.- Comme vous l’expliquez dans votre introduction, pour un certain public, Jean-Claude Michéa est devenu un penseur culte. Qu’est-ce qui, selon vous, lui vaut ce statut?
Kévin BOUCAUD-VICTOIRE.- J’explique aussi qu’il faut prendre cette idée avec des pincettes. La grande majorité de la population ne sait pas qui est Michéa et même si ses ventes progressent, il n’a publié aucun best-seller. Mais en effet, l’ex-Montpelliérain a acquis une certaine notoriété auprès d’un public fidèle, au point que des gens – principalement des jeunes – se décrivent comme «michéistes». J’explique cela par deux choses. Tout d’abord l’originalité de la pensée de Michéa. Dans une époque caractérisée par un vrai «désert de la critique», pour paraphraser Renaud Garcia, et une victoire du «consensus libéral», le philosophe détonne. Ellul et Debord sont morts en 1994, Charbonneau en 1996, Castoriadis en 1997 et Illich en 2002. Michéa est alors l’un des derniers représentants d’une critique radicale du capitalisme, qui prend autant en compte les aspects économiques que les aspects culturels et anthropologiques de ce système. L’autre dimension, c’est que le philosophe est une porte d’entrée vers plein d’autres penseurs originaux et importants: Orwell, Debord, Castoriadis, Pasolini, Ellul, Lasch, Clouscard, etc. Les lecteurs sérieux de Michéa ont découvert toute une tradition intellectuelle mise en avant dans le livre des éditions L’échappée Radicalité: 20 penseurs vraiment critiques et par une partie du mouvement de la décroissance – celle qui se retrouve dans le journal du même nom.
Héritier intellectuel de George Orwell, Michéa reproche à son camp son mépris implicite des classes populaires et son parti pris petit bourgeois.
Mais Michéa est selon vous mal compris aussi bien par la gauche que par la droite. Quels sont les contresens que l’on fait régulièrement sur son œuvre?
Je compare en effet Michéa à Marx – sans oublier que la pensée du second est bien plus riche que celle du premier – en paraphrasant le philosophe Michel Henry. Celui-ci expliquait que: «Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx.»
Michéa est souvent perçu par ses détracteurs et ses défenseurs – qui ne lui rendent ainsi pas service – comme un réactionnaire ou comme un «authentique conservateur» (Laetitia Strauch-Bonart ou Chantal Delsol), qualificatif qu’il récuse. Il est même passé pour un inspirateur de la Manif pour tous, alors qu’il me paraît évident que la majorité du mouvement ne l’a pas lu et que le mariage est loin d’être un de ses grands chevaux de bataille. Ensuite beaucoup pensent que le philosophe s’opposerait par principe à toutes les réformes «sociétales», qui seraient nécessairement libérales. En réalité, il pense qu’elles sont importantes, mais «qu’on ne saurait les imposer aux classes populaires sur les seules bases de l’idéologie libérale, c’est-à-dire en se plaçant au seul point de vue du droit abstrait et «axiologiquement neutre» de tous sur tout.» Il s’oppose donc aux réformes sociétales qui se situent dans une logique libérale, c’est-à-dire qui renforcent l’individualisme, l’atomisation de la société et l’emprise du marché ou des technologies sur nos vies. C’est le cas de la libéralisation de la prostitution et du marché des drogues, du travail du dimanche, des quotas ethniques, de la PMA «pour toutes» ou de la GPA. Mais il ne faut pas oublier que l’ex-Montpelliérain estime qu’aucune société décente ne peut s’accommoder du racisme, du sexisme ou de l’homophobie – en témoignent ses nombreuses citations de Pasolini sur la question.
Enfin, Michéa se définit comme un socialiste «fidèle au principe d’une société sans classe, fondée sur les valeurs traditionnelles de l’esprit du don et de l’entraide», ainsi que comme un «démocrate radical». Il s’oppose à l’exploitation, à la domination et à l’aliénation. Même s’il n’est pas progressiste, il est donc difficile d’en faire un conservateur.
Les critiques les plus virulentes viennent tout de même de la gauche. Ne pensez-vous pas qu’il nourrit aujourd’hui davantage une partie de la droite?
Il est communément admis qu’il existe deux libéralismes : un libéralisme politique et culturel plutôt défendu par la gauche et un libéralisme économique défendu par la droite. Pour Michéa, les deux ne font qu’un, car ils se rejoignent logiquement.
La droite apprécie généralement plus le pamphlétaire que le penseur. Michéa est très fort pour se moquer des incohérences de la gauche dans son ensemble – de Besancenot à Valls, en passant par Jadot. Héritier intellectuel de George Orwell, il reproche à son camp son mépris implicite des classes populaires et son parti pris petit bourgeois. Ajoutons qu’il se plaît à maltraiter des totems de la gauche: Mai 68, Bourdieu ou Foucault. Pour une partie de la droite, cela semble être du pain béni, à condition de laisser sous silence certains pans de la pensée du philosophe: la dimension socialiste que j’ai évoquée plus tôt.
D’ailleurs, l’ancien professeur rappelle souvent que quand une certaine droite reprend sa critique de Mai 68 – que Michéa ne refuse pas en bloc, il en défend l’héritage situationniste -, elle doit masquer les conséquences économiques qu’il pointe, à savoir une extension du libéralisme. De même, le philosophe n’est pas anti-Lumières, mais invite à une critique dialectique de celle-ci. Il faut selon lui défendre les aspects égalitaires et libertaires et rejeter les aspects individualistes et aliénants. Il y a néanmoins beaucoup de gens de gauche qui se nourrissent de Michéa, à commencer par les éditions L’échappée, fondées par des anciens du collectif Offensive libertaire et sociale, le journal La Décroissance ou encore la revue libertaire A Contretemps. Enfin, si pour Michéa il est impossible «de dépasser le capitalisme sur sa gauche», il n’est pas plus possible de le faire «sur sa droite». Il rejette autant les deux camps, pour se situer sur le plan de la lutte des classes et donc la défense des classes populaires.
Vous revenez sur quatre thèmes de prédilection du philosophe… Le premier est sa critique du libéralisme. En quoi celle-ci est-elle originale?
Il est communément admis qu’il existe deux libéralismes: un libéralisme politique et culturel plutôt défendu par la gauche et un libéralisme économique défendu par la droite. Pour Michéa, les deux ne font qu’un, car ils se rejoignent logiquement. Il résume ainsi: «La philosophie libérale s’est toujours présentée d’une pensée double, ou, si l’on préfère, d’un tableau à double entrée: d’une part un libéralisme politique et culturel (celui, par exemple, d’un Benjamin Constant, ou d’un John Stuart Mill) et, de l’autre, un libéralisme économique (celui, par exemple, d’un Adam Smith ou d’un Frédéric Bastiat). C’est deux libéralismes constituent, en réalité, les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuel et historique.»
Le libéralisme économique exige l’extension sans fin du marché et donc la levée de tous les tabous moraux et culturels qui l’entravent. Il rejoint alors le libéralisme culturel.
Pour expliquer ce qu’il entend par-là, revenons aux définitions des deux libéralismes, conséquences, pour Michéa des guerres de religion et héritiers des Lumières. Nous avons donc d’abord le libéralisme politique, qui se fonde sur l’idée que chacun devrait pouvoir vivre «comme il l’entend», sous la seule réserve qu’il ne «nuise pas à autrui». Il est donc générateur d’un libéralisme culturel. Pour ce dernier, chacun doit être entièrement libre de choisir le mode d’existence qui lui convient. Le philosophe estime que cette logique conduit donc inévitablement à la «désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière» et «l’atomisation du monde» selon les mots du communiste Friedrich Engels. Les avocats de ces libéralismes se retrouvent alors confrontés à l’obligation philosophique de chercher ailleurs que dans la sphère du droit abstrait un principe d’entente minimale qui, seul, pourra éviter aux individus, que le libéralisme culturel ne conduise mécaniquement à isoler les uns des autres et débouche au retour, sous une forme inédite, de la vieille «guerre de tous contre tous», que se proposait justement d’empêcher le libéralisme, par la judiciarisation des rapports humains. Pour Michéa, il n’existe alors qu’une seule solution: adopter le langage commercial. «Dès qu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion», expliquait Voltaire. Le «doux commerce» de Montesquieu, c’est-à-dire l’échange marchand, finit par apparaître, comme le seul fondement anthropologique possible d’une société qui, au départ, se proposait seulement de protéger les libertés individuelles et la paix civile. À l’inverse, le libéralisme économique exige l’extension sans fin du marché et donc la levée de tous les tabous moraux et culturels qui l’entravent. Il rejoint alors le libéralisme culturel.
Le libéralisme est-il vraiment un bloc? Ne peut-on pas faire de distinction entre libéralisme culturel et libéralisme économique? Ou au moins entre le libre-échangisme mondialisé et le libéralisme national régulé par des frontières et des protections?
Ces distinctions tiennent à court terme, mais pas à long terme. On peut en effet défendre le libéralisme économique sans défendre le libéralisme culturel et inversement. Sauf qu’en mettant en place l’un, on prépare, sans forcément le vouloir, l’autre. De même, nous avons connu un «libéralisme national régulé par des frontières et des protections». Sauf qu’à un certain degré d’accumulation du capital et de saturation des marchés nationaux, ce système économique se mondialise. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les années 1970-1980, avec ce que certains ont appelé «le tournant néolibéral».
Pour Michéa, « le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non. »
En effet, pour survivre, le capitalisme – c’est-à-dire le «libéralisme réellement existant» – a besoin de toujours aller de l’avant, c’est le concept de «croissance». Mais au bout d’un moment, les marchés nationaux trouvent des limites. Que faire quand tout le monde est équipé en électroménager, en voitures et gadgets? Certes, il y a toujours des innovations et de nouveaux produits et la population se renouvellent. Mais il y a en plus la question de la limite des revenus qui se pose, même si l’endettement privé et public y a répondu, avec les conséquences néfastes que l’on sait. Il n’y a donc pas d’autres solutions à terme de chercher de nouveaux marchés à l’international.
Si Michéa fait une critique en bloc du libéralisme, il fait une distinction entre la gauche et socialisme. Quelle est la différence?
Pour Michéa, «le socialisme est, par définition, incompatible avec l’exploitation capitaliste. La gauche, hélas, non.» En fait pour lui, le clivage décisif n’était pas au départ entre gauche et droite, mais entre les «Bleus», les «Blancs» et les «Rouges». Les premiers regroupent les bourgeois partisans de la Raison, du Progrès et des Droits de l’homme. Ce sont les forces libérales et républicaines. Les deuxièmes désignent les aristocrates, réactionnaires et conservateurs, nostalgiques de l’Ancien Monde. Les «Rouges» sont les socialistes, nés du mouvement ouvrier et de la Révolution française. Comme les «Bleus», ce sont des héritiers des Lumières. Les idées d’émancipation, d’égalité et de liberté sont au centre de leur discours. Ils dénoncent par contre l’individualisme et l’atomisation portée par la société bourgeoise. Sur cet aspect, ils peuvent se rapprocher des «Blancs». Mais contrairement à eux, ils n’entretiennent aucune nostalgie pour l’Ancien monde.
L’alliance entre les «Rouges» et les «Bleus», qui va accoucher de la gauche moderne, ne s’opère qu’en 1899, en pleine Affaire Dreyfus. Le danger d’une prise de pouvoir par la droite réactionnaire, antidreyfusarde, ainsi que le refus de toute injustice motive ce choix. En 1902, le «Bloc des gauches» remporte alors les élections législatives. Millerand, proche de Jaurès, entre au gouvernement. Cela ne se fait pas sans difficulté, notamment à cause de la présence La présence de Gaston de Galliffet, surnommé le «massacreur de la Commune», dans le gouvernement de Défense républicaine de Waldeck-Rousseau. En France, les socialistes libertaires refusent cette alliance avec la bourgeoisie progressiste et républicaine.
Au fur et à mesure le socialisme finit par s’intégrer parfaitement à la gauche notamment grâce au Front populaire et à l’antifascisme.
C’est ce qui explique la vigueur du syndicalisme révolutionnaire à partir de cette époque qui, selon le philosophe représente «l’un des derniers efforts de la classe ouvrière organisée […] pour préserver au maximum sa précieuse autonomie et pour continuer à se tenir à l’écart de cette «guerre civile bourgeoise» où elle n’aurait pu occuper que le strapontin de l’«extrême gauche».» À l’international, Rosa Luxemburg, qui approuve la défense de Dreyfus, estime que «la tactique politique de l’aile jaurèssiste malgré sa conviction sincère et le plus grand dévouement à la cause du prolétariat, conduisent tout droit à la réintégration de la classe ouvrière dans le camp républicain, autrement dit à l’anéantissement de toute l’œuvre accomplie par le socialisme depuis un quart de siècle.» Pour elle, «l’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’État par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’État bourgeois.»
Au fur et à mesure le socialisme finit par s’intégrer parfaitement à la gauche notamment grâce au Front populaire et à l’antifascisme. Au point qu’on finit par confondre les deux. Or, Michéa estime que la gauche dominante est redevenue, depuis 1981, ce qu’elle était avant 1899: le camp de la bourgeoisie progressiste. D’ailleurs, elle a depuis tendance à se concentrer, sur les questions dites «sociétales» et à mépriser les questions sociales. Évidemment, il faut nuancer le propos. La France insoumise par exemple n’est pas tombée dans ce travers en 2017. C’est pour cela que Michéa estime que les héritiers du mouvement ouvrier – qui doit lui-même être redéfini – ont intérêt à se séparer de la gauche bourgeoise. Dans cette logique, l’union de la gauche ou le rassemblement d’un «peuple de gauche» n’est qu’un leurre.
Michéa se place en défenseur du «populisme». Quelle définition donne-t-il du «populisme». S’agit-il du même «populisme» que celui de Salvini?
Bien sûr que non. Comme Christopher Lasch, il se place dans les pas des Narodniks («gens du peuple») russe et du People’s party (surnommé également le Populist party) américain. Les Narodnikssont un mouvement révolutionnaire, qui né dans les années 1960, sous le régime tsariste, et qui veulent adapter le socialisme aux réalités populaires russes.
Derrière le populisme de Michéa, il y a une volonté de refonder le socialisme autour, non pas du seul prolétariat, mais des classes populaires, qui comprennent aussi des employés, classes moyennes inférieurs, des paysans ou des petits artisans.
Ils opposent un socialisme agraire au socialisme industriel des marxistes. Contre toute attente, en fin de vie, Karl Marx trouve le mouvement intéressant et écrit à ses principaux théoriciens, dont Véra Zassoulitch ou Nikolaï Mikhaïlovski. Le People’s party, lui, naît en 1891. Moins révolutionnaire que son frère russe, ce populisme dénonce le monde de la finance, la corruption des élus, la trahison de l’idéal démocratique américain et se fait l’avocat des paysans, des ouvriers, des petits producteurs et des «opprimés, quelle que soit leur race». Derrière le populisme de Michéa, il y a une volonté de refonder le socialisme autour, non pas du seul prolétariat, mais des classes populaires, qui comprennent aussi des employés, classes moyennes inférieurs, des paysans ou des petits artisans.
Pour le philosophe, l’assimilation depuis les années 1980 du populisme à la démagogie, à la xénophobie et à l’extrême droite, par une partie croissante de la gauche, du monde médiatique et des universitaires est le symptôme d’un mépris du peuple, des petites gens et de la démocratie.
Michéa défend notamment Chantal Mouffe et Podemos. Mais ces derniers semblent en réalité plus proches de la gauche radicale que du populisme… De Syriza à La France insoumise, le populisme de gauche semble être un échec sur toute la ligne…
Il y a néanmoins des divergences entre Michéa d’un côté et le couple Mouffe-Laclau et Podemos, de l’autre. Pour Michéa, le peuple ne peut pas être une construction pure, elle est en partie une donnée sociale. Mouffe et Laclau sont sur ce point trop «constructivistes», dans la lignée d’un Gilles Deleuze. Ensuite, contrairement à eux, il pense que même s’il faut en finir l’illusion d’un prolétariat intrinsèquement libérateur du genre humain, le populisme «n’implique pas forcément […] une remise en question du caractère central de la contradiction entre travail et capital.» Pour ce qui est de Podemos, Michéa est à la fois enthousiaste et sceptique. Il a certes loué la stratégie et l’empathie sincère du parti envers les classes populaires. À l’inverse, il s’est montré critique vis-à-vis de son programme réformiste et progressiste.
Pour Michéa, toute révolution doit contenir un « moment conservateur » et un « moment anarchiste ».
La stratégie populiste de la France insoumise – qui n’a jamais été chimiquement pure – a été un succès. Avec près de 20% des voix en 2017, rappelons que Mélenchon a obtenu le meilleur score pour un candidat à la gauche du PS. Certes, le populisme n’est pas le seul facteur explicatif de ce score, le mouvement a aussi bénéficié d’un effet «vote utile» à gauche. Les déboires récents arrivent au contraire alors que cette stratégie a été abandonnée et au terme de deux années très laborieuses pour LFI, marquées notamment par les perquisitions et des départs fracassants.
Michéa aime à se qualifier d’ «anarchiste conservateur». Est-il réellement conservateur? Et réellement anarchiste?
Comme Orwell, à qui il a repris l’expression, Michéa n’est ni réellement anarchiste, ni réellement conservateur. Rappelons d’abord que cette expression est avant tout une «boutade» – c’est-à-dire «une formule délibérément provocatrice, une pierre joyeusement lancée dans le jardin intellectuel de la gauche bien-pensante de l’époque». Mais pour le philosophe elle est aussi une sensibilité – qui joue un rôle important dans la formation des idées – qui allie deux dimensions. Elle combine le «sentiment légitime qu’il existe, dans l’héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d’acquis essentiels à préserver», avec «un sens aigu de l’autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celles que l’on serait tenté d’exercer soi-même)». Pour Michéa, si l’«anarchisme conservateur» ne forme pas une famille politique, c’est une sensibilité partagée par beaucoup d’intellectuels, en général socialistes, parfois chrétiens. On pourrait y ranger: Pasolini, Camus, Simone Weil, Proudhon, Chesterton, Paul Goodman, Debord, Lasch, Ellul, Arendt, Walter Benjamin, Günther Anders, Jaime Semprun ou Castoriadis.
Mais Michéa peut être également considéré comme un «anarchiste conservateur» pour autre chose. Pour lui, toute révolution doit contenir un «moment conservateur» et un «moment anarchiste». Pour lui «à l’origine c’est souvent le désir de protéger les choses anciennes qui conduit aux transformations les plus radicales.»
L’œuvre de Michéa est avant tout une invitation à redécouvrir une tradition intellectuelle antilibérale marginalisée par le marxisme-léninisme ou oubliée à cause des victoires universitaires du « déconstructivisme » et du structuralisme.
L’exemple le plus probant de la révolution mexicaine du début du XXe siècle, dont Emiliano Zapata – futur inspirateur presque un siècle après du zapatisme – est la figure majeure. En effet, elle démarre parce que les indigènes veulent conserver leur mode de vie et non pas parce qu’ils veulent faire «table rase du passé». Mais, et c’est le «moment anarchiste», toute insurrection doit faire attention d’écarter «certain nombre d’individus habités par un besoin pathologique d’exercer une emprise sur les autres (que cette emprise soit intellectuelle, psychologique, physique ou politique).» Il faut donc neutraliser leur volonté de puissance. Sinon l’entreprise révolutionnaire n’aboutira qu’à un changement de maître et à un nouvel ordre aussi, voire plus, injuste que le précédent. C’est l’un des grands enseignements de La ferme des animaux de George Orwell.
Certains de ses admirateurs ont tendance à voir dans Michéa un gourou. Existe-t-il vraiment un système de pensée Michéa?
J’essaie justement de montrer que l’intérêt du philosophe se situe plus dans les critiques qu’il objecte à notre société et aux pistes qu’il évoque plus que dans ses solutions. L’œuvre de Michéa est avant tout une invitation à redécouvrir une tradition intellectuelle antilibérale marginalisée par le marxisme-léninisme ou oubliée à cause des victoires universitaires du «déconstructivisme» et du structuralisme. Ensuite, il nous invite à une analyse intellectuellement exigeante de nos phénomènes de société où s’entremêlent des causes de différentes natures: économique, technologique, culturelle et politique.