Monsanto a fiché secrètement politiques et journalistes pour faire du lobbying pro-glyphosate
Des journalistes de France 2 ont déniché des fichiers d’agences travaillant pour Monsanto, répertoriant des données sur des politiques, journalistes ou scientifiques à séduire ou à isoler, selon leurs opinions, afin de promouvoir le glyphosate.
Un énième scandale accable le géant de l’agrochimie Monsanto. Des journalistes de l’émission de France 2, l’Œil du 20 heures, ont mis la main sur des documents de deux agences de communication, qui fichaient secrètement des personnalités favorables ou détractrices de Monsanto, données personnelles inclues, auxquelles étaient associées dans certains cas une conduite à tenir pour la firme.
Ces fichiers dévoilent une partie des activités de lobbying du géant américain racheté par Bayer. Le fabricant d’OGM et de pesticides s’est vu l’objet de vives critiques dirigées contre son produit phare, le glyphosate, considéré comme «cancérogène probable» par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une agence spécialisée de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). A l’heure du vote pour le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché en 2017 dans l’Union européenne de son pesticide controversé, Monsanto a usé de diverses méthodes pour convaincre agriculteurs et politiques, jusqu’à créer une liste d’exploitants agricoles fantômes que le géant de l’agrochimie aurait dégainée jusqu’à la Commission européenne.
Un autre volet de leurs actions a consisté à mener des activités de lobbying pour influencer des politiques, scientifiques et journalistes indécis, considérés comme de potentiels leaders d’opinion, d’une part, et à isoler leurs détracteurs, comme l’ancienne ministre Ségolène Royal, d’autre part.
Des fichiers pour mener des activités de lobbying pro-glyphosate
Le premier fichier est un document de 2016 représentant un graphique frappé du logo de l’agence Publicis. Il répertorie une partie des acteurs du débat sur le glyphosate en France. Le graphe les classe selon leur opinion vis-à-vis de Monsanto et leur degré d’influence. On y retrouve des personnages considérés comme «influents» et pro-Monsanto comme Marie Guitard, conseillère du ministère de l’Agriculture, le député Les Républicains Christian Jacob, ou Xavier Beulin, ancien président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). D’autres figurent en tant que «détracteur» comme Laurent Bouvier, ancien conseiller du ministère de l’Environnement. Interrogé dans le reportage, celui ci se plaint : «J’ai pas à être surveillé par une entreprise. Je suis surpris qu’elle me classe comme une personne à surveiller.»
Clément Léonarduzzi, le président exécutif de Publicis Consultants, qui occupait d’autres fonctions à l’époque, a assuré découvrir cette information. Selon Mediapart, il a condamné ces pratiques, tout en rappelant que les données personnelles figurant sur ce graphiques étaient en libre accès.
Le second fichier, élaboré en 2016 par l’agence FleishmanHillard, spécialiste en «gestion de la réputation», est encore bien plus contestable. Monsanto a fait appel à cette agence qui lui a élaboré un programme nommé Let Nothing Go, destiné à traquer les commentaires négatifs sur internet et à y répondre, mais aussi à influencer des personnalités.
Son fichier compile des adresses et des téléphones placés sur liste rouge de 200 personnalités françaises, notées de un à cinq en fonction de leur crédibilité, degré d’influence et de leur soutien à Monsanto. Leur avis est évalué sur six thématiques : agriculture, environnement, nutrition, OGM, pesticides et santé. Dans cette liste figurent 91 journalistes, 28 cadres de syndicats agricoles et 15 scientifiques. Parmi les 25 politiques répertoriés figurent l’actuel ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, alors député Les Républicains et les députés européens José Bové et Michèle Rivasi, hostiles à Monsanto.
Il y a des stratégies objectives de démolition des voix fortes
Une autre liste, Glyphosate target, vise 74 cibles prioritaires divisées en quatre groupes : les «alliés» ( en bleu), les «potentiels alliés à recruter» (en vert), les personnalités «à éduquer» (en jaune), et celles «à surveiller» (en rouge). Leur avis sur le glyphosate, les OGM est également consigné. Certaines personnalités font l’objet de commentaires tels que : «Il pourrait être un relais mais ne veut pas être directement associé à Monsanto, pour cause de perte en crédibilité» et annotations telle qu’«influençable». Un schéma d’action est envisagé pour les personnes susceptibles d’être convaincues par Monsanto. Il prévoit des rendez-vous, des sensibilisations, des lettres. Un journaliste, considéré comme «influençable», explique avoir reçu des e-mails de l’agence FleishmanHillard, comportant des informations détaillées pour garnir ses articles.
Les personnalités «à surveiller» feront l’objet d’autres plans d’action. Il est indiqué sur les document que Ségolène Royal, à l’époque ministre de l’Environnement, et Marisol Touraine sont «anti-glyphosate» et qu’il convient d’«isoler» leur «voix». «Cela prouve qu’il y a des stratégies objectives de démolition des voix fortes», se désole Ségolène Royal, qui apparaît dans le reportage.
Une autre personnalité politique ciblée par les fichiers, l’actuel ministre de l’Agriculture Didier Guillaume, était considéré par la firme comme «influençable» lorsqu’il était sénateur PS.
Un des mémos fournis par l’agence FleishmanHillard conseille de «focaliser» les débats sur le glyphosate en question, et non pas sur la firme. La réputation de Monsanto est en effet entachée de nombreux scandales qui courent depuis des décennies. Un autre, daté du 10 janvier 2017 préconise d’agir sur les «parties prenantes clés» en vue du renouvellement de l’autorisation de commercialisation du glyphosate dans l’Union européenne.
La législation est stricte pour de tels fichiers en France
Du côté de Bayer, comme du côté de l’agence FleishmanHillard, les interlocuteurs contactés ont tous affirmé n’avoir eu ni connaissance de ces documents, ni d’agissements illégaux de leurs employés.
Le journal Le Monde, a pour sa part décidé de porter plainte pour fichage illégal de cinq de ses salariés. Le quotidien Le Parisien, dont trois journalistes figurent dans les fichiers, a quant à lui saisi la CNIL.
L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) dont deux membres sont classés «à surveiller» s’est dite «scandalisée». L’institut national de la recherche agronomique (INRA), dont quatre scientifiques sont répertoriés tels que de «potentiels alliés à recruter» «condamne fermement» les agissements de l’agence liée à Monsanto.
Dans les agences de communication, les «cartographies» des personnalités, et les fichiers de personnes cibles sont une pratique courante. Toutefois la loi française prévoit que les personnes inscrites dans un fichier «faisant apparaître [leurs] opinions politiques et philosophiques» doivent avoir été informées, être consentantes, et doivent pouvoir disposer d’un droit d’accès et de modification des informations les concernant. Or dans ce cas, aucune des personnes contactées par l’émission ne savaient qu’elles faisaient partie de ce fichier, et pire, certaines des classifications ont été considérées comme erronées par les personnalités visées.
Créer ce type de fichier répertoriant des données personnelles à l’insu des personnalités concernées est passible de cinq ans de prison et 300 000 euros d’amende.
Des réactions outrées de la classe politique
Le Parti Europe Ecologie les Verts (EELV), concerné en premier chef par ces fichiers, dans lequel figurent sept de ses élus, a publié un communiqué dans lequel il fustige «une stratégie d’influence par Monsanto en plein débat sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate».
Michèle Rivasi, députée européenne de ce parti et elle-même fichée, a annoncé, qu’elle porterait plainte. Karima Delli, autre députée européenne concernée, a dénoncé les méthodes «de voyous» de la multinationale qui s’attaque «à la nature, à la santé et à notre démocratie».
Corine Lepage, présidente du mouvement écologiste Cap 21, a assuré qu’elle porterait plainte si elle figurait dans la liste.
La France Insoumise a dénoncé «l’impunité des lobbies» qui «doit enfin cesser».
Florian Philippot, le chef des Patriotes, s’est insurgé qu’une «multinationale puisse considérer qu’il faille « éduquer » des responsables politiques et des journalistes».
«Nous devons d’urgence rétablir une puissance publique forte et souveraine face à la dictature des lobbies et son alliée l’UE», a-t-il publié.
Ce 10 mai, le parquet de Paris a ouvert une enquête judiciaire.