Si le cardinal de Richelieu, le père de la realpolitik internationale, est sans conteste l’un des plus grands personnages de l’histoire de France, il le doit en partie à l’extraordinaire équipe dont il sut s’entourer. Parmi elle, son conseiller de l’ombre, son « âme damnée » comme on disait alors : le père Joseph. Espion, mystique, diplomate, intellectuel, homme de réseaux, il suscitera la fascination trois siècles plus tard d’Aldous Huxley, le fondateur du roman d’anticipation, qui lui consacrera une biographie romancée (pas toujours très précise).
À sa mort, Richelieu dira : « Je perds ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui ». Car les deux éminences, rouge (couleur de la robe cardinalice) et grise (couleur de la bure du moine capucin – c’est alors qu’apparut, par une sorte d’ironie craintive et respectueuse, l’expression éminence grise), ont marqué le Grand siècle. En dix-huit petites années, ils vont faire de la France exsangue des guerres civiles et religieuses la principale puissance européenne.
La nuit dernière, le système impérial vient de perdre son âme damnée à lui. Dr Zbig n’est plus, décédé à l’âge de 89 ans. À la suite de Mackinder et Spykman, et avant les néo-conservateurs auxquels il a légué ses préceptes, il aura été côté américain l’un des principaux architectes du Grand jeu énergético-eurasiatique.
Cofondateur avec le groupe Bilderberg, David Rockfeller et Henry Kissinger de la Trilatérale, organisation soutenant l’idée d’une gouvernance globale (ce que d’aucuns nomment Nouvel ordre mondial), il fut ensuite le Conseiller à la sécurité nationale de Carter, l’un des présidents les plus sous-estimés de l’histoire. Son administration est pourtant à la base de la politique étrangère US pour les décennies à venir. Nous l’avions évoqué dans notre billet sur l’année 1979 :
Coincée à la fin d’une décennie qui paraît un peu creuse, où les dirigeants politiques semblent manquer de charisme, l’année 1979 n’attire pas les flashes. Et pourtant… Que d’événements considérables ont eu lieu, qui ont marqué la face du monde et dont on sent encore les conséquences à l’heure actuelle (…)
[…]
La fin de l’année est bien évidemment marquée par le début de la Guerre d’Afghanistan, où l’armée soviétique s’enlisera pendant dix ans et qui accélérera la décomposition de l’URSS. On a longtemps cru que les Soviétiques avaient été les initiateurs de ce conflit, pour soutenir le PDPA, le parti communiste au pouvoir qui rencontrait une forte opposition des tribus les plus islamisées. On sait maintenant que la CIA a commencé ses opérations de déstabilisation et de soutien aux tribus avant l’entrée en Afghanistan des troupes soviétiques. Le 3 juillet, le président Carter signe la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul, ce qui allait par contrecoup provoquer l’intervention militaire soviétique. Les Américains avaient l’occasion de « donner à l’URSS son Vietnam ». Ces tentatives de déstabilisation se font via le Pakistan où le général Zia a instauré, après le coup d’État de 1977, un régime militaro-islamiste et fait pendre, le 4 avril, le premier ministre démocratiquement élu Ali Bhutto. Le 14 septembre, le président afghan Mohamed Taraki, très favorable à Moscou, est assassiné par son concurrent communiste Hafizullah Amin, qui lui succède et prend ses distances avec Moscou. Comme si ça ne suffisait pas, l’Iran de Khomeiny, hostile au « grand satan » américain, est également très critique vis-à-vis du régime « athée » soviétique et suscite l’inquiétude de Moscou de voir s’étendre la contestation religieuse dans les Républiques soviétiques d’Asie centrale, pourtant sunnites. En mars, un mois seulement après la révolution iranienne, la ville iranophone d’Hérat s’était d’ailleurs soulevée contre le régime communiste de Kaboul et Moscou y avait vu la main de Téhéran. Toutes ces raisons poussent l’URSS à intervenir. Le 25 décembre, l’Armée Rouge entre en Afghanistan…
En filigrane : Zbigniew Brzezinski, l’éminence grise de l’empire du chaos. Soutien indirect (voire plus si affinités) aux Khmers rouges, dans la foulée de son compère Kissinger :
Soutien aux djihadistes afghans :
Il n’est pas inutile de relire des extraits de ce passionnant entretien car le parallèle avec la guerre syrienne vient immédiatement à l’esprit :
Selon la version officielle de l’histoire, l’aide de la CIA aux moudjahidines a débuté courant 1980, c’est-à-dire après que l’armée soviétique eut envahi l’Afghanistan, le 24 décembre 1979. Mais la réalité, gardée secrète jusqu’à présent, est tout autre : c’est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là, j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques (…)
Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. » De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique (…)
Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?
[…]
Car tout dans ce qui se passe alors porte sa marque : lobbying pour bombarder la Serbie et pour étendre l’OTAN vers l’est face au « danger russe », volonté de désenclaver l’Asie centrale et de l’arracher à l’orbite de Moscou. Si la russophobie de ce Polonais d’origine est réelle, elle se double surtout de considérations géostratégiques. C’est évidemment du Grand jeu qu’il s’agit : diviser l’Eurasie et isoler le Heartland russe, ce dont il ne s’est d’ailleurs jamais caché (la MSN le fait pour lui…) Sa doctrine est résumée dans son chef-d’oeuvre paru en 1997, Le Grand échiquier, déjà évoqué plus haut. Tout y est dit :
Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique. La mise au point d’un plan géostratégique relatif à l’Eurasie est donc le sujet de ce livre.
En d’autre termes, selon une terminologie qui rappelle celle de l’époque brutale des anciens empires, les trois grands impératifs de la géostratégie impériale sont d’empêcher les collusions et maintenir les vassaux dans une relation de dépendance en matière de sécurité, de faire en sorte que les tributaires restent dociles et protégés, et d’empêcher l’alliance des barbares.
Si la Russie rompt avec l’Ouest et constitue une entité dynamique, capable d’initiatives propres ; si elle forme une alliance avec la Chine, alors la position américaine en Europe sera terriblement affaiblie.
Les États qui méritent tout le soutien possible de la part des États-Unis sont l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan et l’Ukraine, car ce sont tous les trois des pivots géopolitiques. En effet, le rôle de Kiev dans la région vient confirmer l’idée que l’Ukraine représente une menace pour l’évolution future de la Russie.
Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire
Difficile en effet de ne pas voir la main du gourou d’Obama et de ses héritiers néo-conservateurs derrière le putsch du Maïdan en 2014, Soros, la CIA ou le NED étant là pour aplanir les difficultés et exécuter les basses besognes…
Et pourtant, après une vie passée au service de l’hégémonie américaine, le Machiavel washingtonien a soudain été pris de doutes peu avant de passer de vie à trépas.