Opoïdes aux Etats-Unis : 700 000 morts sur ordonnance
C’est à peu près le chiffre des décès par overdose d’Oxycontin depuis sa mise sur le marché américain il y a 24 ans.
Il a fallu l’opiniâtre obstination des journalistes d’investigation d’un media orienté vers la dénonciation des abus de pouvoir de la part du gouvernement, des firmes et d’autres institutions pour que l’opinion en sache un peu plus sur les politiques commerciales de la firme Purdue Pharma.
Purdue est le fabricant de l’antalgique oxycodone, vendu le plus souvent sous le nom d’Oxycontin® depuis 1995. Cet opioïde de synthèse est deux fois plus efficace contre la douleur que la morphine naturelle. Il est aussi un bon euphorisant et donc doué d’une capacité à induire rapidement une dépendance à sa consommation.
Propublica a obtenu une copie des 337 pages du témoignage déposé sous serment du président et fils de l’un des deux co-fondateurs de Purdue Pharma, Richard Sackler. Au terme d’un procès attenté par l’Etat du Kentucky contre le fabricant d’Oxycontin® qui avait duré huit ans, les deux parties ont trouvé un arrangement. 24 millions de dollars ont été versés au demandeur contre la destruction de 17 millions de pages de documents relatifs à cette longue bataille juridique. La transcription de la déposition de Richard Sackler faite le 28 août 2015 avait été mise sous scellés avec quelques autres pièces rescapées du procès dans une dépendance rurale du Tribunal. STAT, média fondé en 2015 par le dirigeant de Boston Globe, spécialisé dans le domaine de la santé a demandé en 2016 à la Cour de Justice de Kentucky que soient rendus publics les documents non détruits aux titres du Premier Amendement de la liberté de la presse et du Sixième qui garantit la publicité des procès en cas de crime.
L’intérêt de STATnews pour cette affaire (il a tiré son nom du mot latin statim, – immédiatement, aussitôt) est au moins en partie lié à la surmortalité particulièrement prononcée dans le Commonwealth du Massachusetts. En juin 2018, le procureur général de communauté de ces comtés poursuit en justice les dirigeants de Purdue Pharma pour homicide de 670 citoyens dépendants à l’Oxycontin morts d’overdose.
Une morphine comme traitement de la crise capitaliste
Des enquêtes épidémiologiques ont montré une forte surmortalité par dépendance aux opioïdes dans huit États de l’Est américain dont fait partie le Massachusetts. Assez typiquement il s’agit de régions à activité rurale avec un faible revenu médian. Vingt-huit États orientaux ont un taux de mortalité lié aux opioïdes qui doublent tous les deux ans, douze voient ce taux doubler chaque année. Ce taux de mortalité a évolué en trois phases, calquées chronologiquement aux crises économiques. La première vague est contenue entre la crise des dot.com et la crise financière de 2007. La seconde démarre avec la politique de l’impression du papier-monnaie par la FED, elle est associée avec une hausse significative de décès par overdoses d’héroïne, enfin la troisième partie de la courbe présente une pente encore plus aigüe à partir de 2015-2016, elle correspond à la consommation banalisée du Fentanyl®, un autre opioïde de synthèse.
La courbe de progression de la mortalité globale par overdose est étroitement parallèle à celle due aux opioïdes seuls.
Cette épidémie a fait perdre 0,36 an d’espérance de vie aux Etasuniens en 2016. Les points d’inflexion avec redressement de la pente de la courbe de mortalité par overdose qui est un bon reflet de la consommation en général du produit épouse donc bien les cycles de La Crise économique en cours, mondialisée depuis les Usa.
Indépendamment des décès, la consommation des opioïdes a en retour un impact considérable sur l’économie et le marché du travail.
Une FDA naïve ou complaisante
Les ennuis judiciaires de Purdue Pharma se sont multipliés depuis quelques années tant cette épidémie de morts sur ordonnance est apparue comme tapageusement ravageuse. En 2007, la firme derrière le holding Purdue Frederick (à l’origine petite entreprise new-yorkaise rachetée en 1952 par les deux frères Sackler psychiatres) avait déjà plaidé coupable. Le procès lui avait été attenté par des instances fédérales pour avoir allégué que l’effet retard et de libération prolongée de sa molécule antalgique empêchait l’effet inducteur de dépendance classique des opioïdes à action rapide. La firme a été condamnée à verser une amende de 600 millions d’euros payée à l’issue d’un arrangement financier avait semblé être une somme considérable. Trois dirigeants de la compagnie ont également été contraints à verser des sommes de quelques dizaines de milliers d’euros car ils se sont reconnus coupables du crime d’avoir mal étiqueté un produit pharmaceutique, en fait de ne pas avoir prévenu les utilisateurs de ses effets secondaires. La FDA s’était donc contentée de se fier totalement aux études et aux conclusions fournies par le fabricant quand elle a délivré l’autorisation de mise sur le marché de l’Oxycontin®. Il faut une certaine dose d’arrogance et d’effronterie pour abuser les praticiens prescripteurs et leur faire admettre comme une évidence scientifique que l’effet retardé de l’antalgique euphorisant garantit une absence d’accoutumance. En effet, l’installation d’un circuit de la dépendance et de la récompense est indifférente à la pharmacocinétique et à la biodisponibilité. En réalité, eu égard aux milliards de bénéfices annuels engrangés depuis la commercialisation de la molécule, la pénalité de 600 millions de dollars est un encouragement à poursuivre la vente de la drogue sous d’autres arguments et d’autres horizons Infatigables, les marchands se sont empressés de développer les activités d’une succursale à l’international ‘Mundipharma’, chargée de promouvoir avec une grande agressivité commerciale en particulier au Brésil l’expansion de l’épidémie des opioïdes. Il s’agit pour les responsables commerciaux, souvent du personnel non médical formé « pour vendre l’espoir en bouteille » et de réduire l’« opiophobie » qui règne selon la famille Sacker dans le milieu médical. Ces campagnes sont calquées sur celle pratiquée aux Usa dans les années 1990 où les risques d’addiction des patients est systématiquement minoré. En août 2015, la responsable du département d’anesthésie et d’analgésie de la FDA au vu d’études menées par Purdue Pharma sur des enfants a accordé une extension d’AMM aux mineurs entre 11 et 16 ans.
Purdue infiltre la recherche et l’enseignement
Pour la première fois dans l’histoire de cette drogue à l’effet plus puissant et plus durable que l’héroïne, les membres de la famille Sackler sont poursuivis nommément pour homicide volontaire. Avec détermination, Maura Haley, procureur général de l’État du Massachusetts, a donc intenté une action en justice contre ces personnes qui ont tissé une immense toile de fraude et de tromperie semant la mort dans un but lucratif. Le dossier, méticuleusement documenté, accuse seize dirigeants et membres du conseil d’administration actuels et anciens et huit membres de la famille qui possèdent Purdue dans sa totalité. L’épidémie s’est répandue plus aisément dans cette zone défavorisée économiquement car c’est là que l’on trouve les patients (mais aussi les médecins) les plus vulnérables.
Mais c’est aussi dans cet État qu’une firme privée intervient sur les activités hospitalières et universitaires pour promouvoir ses produits. Cette situation démontre si besoin était et de manière caricaturale l’emprise néfaste du capitalisme sur tous les aspects de la vie. En 2002, Purdue fait un don de 3 millions de dollars à l’Hôpital Général de Massachusetts. Cette aide financière devait aider à développer et distribuer du matériel pédagogique sur la douleur et réaliser des formations postuniversitaires. La douleur et son traitement devenaient une discipline à part entière, indépendante de la pathologie sous-jacente dont elle est le symptôme. Cette autonomisation de la douleur a permis de créer une ‘nouvelle maladie’. Dès 2003, la responsable universitaire du MGH signait un papier dans le New England Journal of Medecine où elle émettait des réserves sur la sécurité et l’efficacité des analgésiques opioïdes chez les patients souffrant de douleur chronique. Malgré ces réserves, en 2009 Purdue reconduit son aide financière pour le Programme de lutte contre la douleur, ce qui lui donne accès aux prescripteurs, aux étudiants en médecine et aux médecins stagiaires. La Cour ne dispose pas du contrat signé entre la firme d’Oxycontin et les institutions bénéficiaires des dons. Cependant, il est facilement démontrable que les Sackler ont financé un programme de recherche sur la douleur en 1999 à l’université Tufts à Boston. Plus que cela, un employé de la firme a été nommé en 2011 professeur associé adjoint à cette même université ce qui pose la question de la nature de l’expertise que peut offrir une firme à une université de la qualité aussi reconnue que celle de Tufts.
Même si la recherche scientifique est devenue dépendante du privé en raison des maigres dotations du public, un niveau d’éthique élémentaire aurait dû faire refuser cette deuxième offre faite à l’Hôpital Général du Massachusetts car la firme a été condamnée pour ses conduites criminelles par l’État fédéral en 2007 !
Un art pas si nouveau en pleine floraison
Actuellement, les dirigeants de sept sociétés de Big Pharma sont convoqués devant le Congrès et aucune question ne leur sera épargnée au cours de joutes qui sont des simulacres d’audience. Des salves seront concentrées sur leur train de vie, voyages en avion privé, salaires annuels de plus de 20 millions de dollars, parrainages sportifs très onéreux.
Les consultants d’entreprises, les avocats, les conseillers en communication et les lobbyistes développent pour leurs (très) riches clients des stratégies de comportement et des « éléments de langage » s’ils se trouvent face à des journalistes ou des membres du Congrès. Ils conseillent tout d’abord et avant toute chose, d’adopter une attitude d’humilité, effort surhumain car l’exercice du pouvoir ne les y a pas habitués. Les consultants en communication d’entreprise élaborent pour eux des dossiers de plusieurs dizaines de centimètres de hauteur présentant le profil de chacun des législateurs qui participera à l’audience, une fois celle-ci signifiée. Les cadres subissent des formations de plusieurs jours avec des fiches dûment préparées par une armée de collaborateurs des cabinets conseils. On leur apprend à amadouer ceux qui les interrogeront en vantant leurs produits et en expliquant les raisons de l’augmentation de leurs prix, hausse parfois exorbitante qu’ils attribueront aux assureurs et aux distributeurs. On les entraîne à se réfugier derrière des déclarations philosophiques ou à simplement proférer des demandes d’excuse en cas de difficultés sous les assauts des questions.
Les cadres sont alors soumis à des épreuves où sont simulées des situations réalistes d’audience. Elles sont suffisamment brutales pour que l’audience réelle paraisse moins pénible. Ils sont filmés, leurs attitudes sont ensuite décortiquées.
D’anciens membres du Congrès travaillent volontiers pour le compte de ce type de cabinet d’avocats et de conseil. L’affaire est rémunératrice car d’importance, il en va de plusieurs points de cotation de ces entreprises à la Bourse.
Nul doute que Richard Sackler a bénéficié de ce type d’exercice avant son témoignage au procès contre Purdue en 2015. Il faut en effet un art consommé et très sophistiqué quand mis face à sa recommandation écrite d’obtenir de ses employés en Allemagne une autorisation de mise sur le marché de la fameuse drogue sans contrôle médical, il répond qu’il ne pensait pas le contenu de sa propre injonction consignée. ‘Il voulait juste être encourageant’. De même quand lui a été reproché que les délégués de la firme n’aient pas corrigé l’opinion des médecins que l’oxycodone est ‘plus faible’ que la morphine, il rétorque que plus faible ne signifie pas ‘moins puissant’ mais ‘moins effrayant’. Quand les ‘communicants’ enseignent la manière de tordre le sens des mots, ils pervertissent le discours qui n’est plus qu’un véhicule pour persuader, esquiver et mentir. Plus de cent fois au cours de son interrogatoire, Richard Sackler a prononcé la phrase’ Je ne sais pas’. Cela évoque fortement la ligne de défense d’Alexandre Benalla devant la Commission d’enquête du Sénat. ‘Je ne peux pas répondre’ a souvent été sa seule réponse quand les questions se faisaient insistantes et dérangeantes.
Dans tout débat ou confrontation, ce qui prévaut ou semble triompher revient à la qualité de la préparation en amont du compétiteur ou de l’accusé par des professionnels de la rhétorique et du sophisme.
via Dedefensa.org | Les carnets de Badia Benjelloun | 700 000 morts sur ordonnance