Poutine, l’Ukraine et ce que les Américains en savent
Source : Robert Parry, Consortium News, 13-06-2017
Dans une interview accordée à Oliver Stone, le président russe Poutine a expliqué sa vision de la crise ukrainienne, vision qui contraste avec ce que les médias mainstream américains ont laissé entendre au peuple américain, écrit Robert Parry.
Un premier exemple de la manière dont fonctionne aujourd’hui aux États-Unis le paradigme des médias mainstream est donné par l’Ukraine, où l’on a caché aux Américains la preuve que l’expulsion en 2014 du président démocratiquement élu Viktor Ianoukovitch était un coup d’État soutenu par les États-Unis, et mené par des néo-nazis extrémistes et violents.
Selon ce que le New York Times nous a enseigné, il n’y a eu aucun coup d’État en Ukraine ; il n’y a eu aucune interférence des États-Unis ; et il n’y avait pas tant de néo-nazis que cela. De plus, la guerre civile qui a suivi n’était pas une résistance des partisans de Ianoukovitch à son renversement illégal ; non, c’était une « agression russe » ou une « invasion russe ».
Si vous déviez de cette pensée orthodoxe – en soulignant que la secrétaire d’État adjointe des États-Unis, Victoria Nuland, a parlé de 5 milliards de dollars dépensés par les États-Unis pour l’Ukraine ; si vous mentionnez son appel téléphonique, intercepté avant le coup d’État, avec l’ambassadeur des États-Unis, Geoffrey Pyatt, discutant de quels seraient les nouveaux dirigeants, de la façon de « faire coller » ou de comment « faire accoucher cette chose » ; si vous remarquez que Nuland et le sénateur John McCain ont exhorté les manifestants violents contre Ianoukovitch ; si vous reconnaissez que les tireurs qui faisaient feu depuis des bâtiments contrôlés par l’extrême droite ont tué à la fois des policiers et des manifestants pour provoquer l’éviction historique de Ianoukovitch ; et si vous pensez que tout cela ressemble en effet à un coup d’État, vous êtes manifestement victime de la « propagande et de la désinformation russes ».
Mais la plupart des Américains n’ont probablement pas entendu parler de ces preuves révélant un coup d’État, grâce aux médias américains mainstream, qui ont pour l’essentiel interdit dans le discours public ces faits déviants. Si on les mentionne quelque peu, c’est en faisant l’amalgame avec des « fausses nouvelles », dans l’espoir rassurant qu’il y ait bientôt des algorithmes pour purger Internet de ces informations perturbantes.
Donc, si les Américains visionnent la troisième partie de « The Putin Interviews » d’Oliver Stone sur « Showtime », et entendent le président russe Vladimir Poutine expliquer son point de vue sur la crise en Ukraine, ils risquent de s’effrayer du fait que Poutine, dirigeant d’un pays ayant l’arme nucléaire, soit délirant.
Une perspective nuancée
En réalité, le récit de Poutine de la crise en Ukraine est assez nuancé. Il note qu’il y a eu une véritable colère populaire contre la corruption qui en était venue à dominer en Ukraine après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, et contre la vente des biens de la nation à des « oligarques » membres des bons réseaux
Poutine reconnaît que beaucoup d’Ukrainiens ont estimé qu’une association avec l’Union européenne pouvait aider à résoudre leurs problèmes. Mais cela créait un problème pour la Russie en raison de l’absence de barrières tarifaires entre la Russie et l’Ukraine et des préoccupations concernant l’avenir du commerce bilatéral, particulièrement important pour l’Ukraine, qui risquait de perdre quelques 160 milliards de dollars.
Lorsque Ianoukovitch a décidé de reporter l’accord avec UE le temps d’aplanir ce problème, des manifestations ont éclaté, a déclaré M. Poutine. Mais – à partir de là – le récit de Poutine s’écarte de ce que le gouvernement américain et les médias mainstream racontent au peuple américain.
« Nos partenaires européens et américains ont réussi à enfourcher le cheval de bataille du mécontentement de la population et au lieu d’essayer de savoir ce qui se passait réellement, ils ont décidé de soutenir le coup d’État » selon M. Poutine.
A l’opposé des allégations des États-Unis reprochant à Ianoukovitch la violence lors des manifestations de Maidan, Poutine a déclaré : « Ianoukovitch n’a pas donné l’ordre d’utiliser les armes contre des civils. Et incidemment, nos partenaires occidentaux, y compris les États-Unis, nous ont demandé de l’influencer afin qu’il ne donne pas l’ordre d’utiliser les armes. Ils nous ont dit: « Nous vous demandons d’empêcher le président Ianoukovitch d’utiliser les forces armées. » Et ils ont promis […] qu’ils allaient tout faire pour que l’opposition se retire des places et des bâtiments administratifs.
« Nous avons dit : « Très bien, c’est une bonne proposition. Nous allons y travailler ». Et, comme vous le savez, le président Ianoukovitch n’a pas recouru à l’utilisation des forces armées. Et le Président Ianoukovitch a déclaré qu’il ne pouvait imaginer une autre façon de faire face à cette situation. Il ne pouvait pas signer l’ordre d’utiliser les armes ».
Bien que Poutine n’ait pas spécialement incriminé les tirs de snipers qui, le 20 février 2014, ont tué plus d’une douzaine de policiers et de nombreux manifestants, il a déclaré : « Eh bien, qui aurait pu placer ces tireurs d’élite ? Les parties intéressées, les parties qui voulaient aggraver la situation… Nous avons des informations à notre disposition selon lesquelles des groupes armés ont été formés dans les régions occidentales de l’Ukraine elle-même, en Pologne et dans plusieurs autres endroits ».
Après le bain de sang du 20 février, Ianoukovitch et les dirigeants de l’opposition ont signé le 21 février un accord, négocié et garanti par trois gouvernements européens, pour des élections anticipées et, dans l’intervalle, prévoyant une réduction des pouvoirs de Ianoukovitch.
Ignorer un accord politique
Mais l’opposition, menée par des néo-nazis et d’autres combattants de rue nationalistes extrémistes, a écarté l’accord et surenchéri par la prise de bâtiments gouvernementaux, bien que le New York Times et d’autres organes américains aient laissé croire au peuple américain que Ianoukovitch avait simplement abandonné sa charge.
« Voilà la version utilisée pour justifier le soutien accordé au coup d’État », a déclaré M. Poutine. « Une fois que le président est parti pour Kharkov, la deuxième plus grande ville du pays, pour assister à un événement de politique intérieure, des hommes armés se sont emparé de la Résidence présidentielle. Imaginez quelque chose comme ça aux États-Unis, si la Maison-Blanche avait été prise, comment appelleriez-vous cela ? Un coup d’État ? Ou diriez-vous qu’ils sont simplement venus pour faire le ménage ?
« Le procureur général a été abattu, un des agents de la sécurité a été blessé. Et on a tiré sur le cortège du président Ianoukovitch lui-même. Donc, ce n’est rien d’autre qu’une prise du pouvoir par les armes. De plus, un jour plus tard, il a recouru à notre soutien et s’est déplacé en Crimée (où il est resté pendant plus d’une semaine), pensant qu’il y avait encore une chance pour que ceux qui avaient mis leur signature en bas de l’accord (du 21 février) avec l’opposition tenteraient de régler ce conflit par des moyens juridiques démocratiques et civilisés. Mais cela n’est pas arrivé et il est devenu évident que s’il était capturé, il serait tué.
« Tout peut être perverti et déformé, des millions de personnes peuvent être trompées, si vous utilisez le monopole des médias. Mais à la fin, je crois que pour un spectateur impartial, ce qui s’est produit est clair : un coup d’État a eu lieu ».
Poutine a noté que le nouveau régime à Kiev avait immédiatement cherché à limiter l’utilisation de la langue russe, et permis aux éléments nationalistes extrémistes d’aller s’en prendre aux provinces orientales connues sous le nom de Donbass, où les Russes ethniques constituent la grande majorité de la population.
Poutine a poursuivi : « Premièrement, il y a eu des tentatives de procéder à leur arrestation [des Russes ethniques] en utilisant la police, mais la police a fait défection assez rapidement. Ensuite, les autorités centrales ont commencé à utiliser les forces spéciales et dans la nuit, des gens ont été enlevés et emmenés en prison. Bien sûr que les gens de Donbass, après cela, ont pris les armes.
« Mais une fois que cela s’est produit, les hostilités ont commencé ainsi : au lieu de s’engager dans un dialogue avec des personnes dans la partie sud-est de l’Ukraine, ils [les fonctionnaires du gouvernement de l’Ukraine] ont utilisé les forces spéciales et ont commencé à utiliser les armes directement – des chars et même des avions militaires. Il y a eu des frappes de lance-roquettes multiples contre des quartiers résidentiels… Nous avons lancé des appels répétés à ce nouveau pouvoir, pour lui demander de ne pas recourir à des actions extrêmes ».
Cependant, la guerre civile n’a fait qu’empirer, avec des milliers de personnes tuées dans une des pires explosions de violence que l’Europe ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans les médias mainstream des États-Unis, cependant, la crise a été entièrement imputée à Poutine et à la Russie.
L’affaire de la Crimée
En ce qui concerne la prétendue « annexion » de la Crimée, péninsule de la mer Noire qui faisait historiquement partie de la Russie et qui, même après la dissolution de l’Union soviétique, accueillait à Sébastopol une base navale russe de première importance, le récit de Poutine s’écarte également nettement de ce qu’on a dit aux Américains.
Quand Stone l’a interrogé sur « l’annexion », Poutine a répondu : « Ce n’est pas nous qui avons annexé la Crimée. Les citoyens de Crimée ont décidé de rejoindre la Russie. Le parlement légitime de Crimée, élu en vertu de la législation ukrainienne, a annoncé un référendum. Le Parlement, à une majorité écrasante, a voté pour rejoindre la Russie ».
« Le coup d’État en Ukraine s’est accompagné d’une montée de violence. Et il y avait même la menace que les nationalistes commettent des violences contre la Crimée, contre ceux qui se considèrent comme Russes et qui pensent que le russe est leur langue maternelle. Et les gens se sont inquiétés – ils étaient préoccupés pour leur propre sécurité.
« Selon l’accord international correspondant [avec l’Ukraine], nous avions le droit d’avoir 20 000 personnes dans notre base militaire en Crimée. Il nous revenait de faciliter le travail du Parlement de Crimée, l’organe gouvernemental représentatif, pour que ce parlement puisse coordonner et effectuer ses actions conformément à la loi.
« Il fallait que les gens se sentent en sécurité. Oui, nous avons créé les conditions pour que les gens se rendent dans les bureaux de vote, mais nous n’avons engagé aucune hostilité. Plus de 90% de la population de Crimée ont voté, et une fois le scrutin clos, le Parlement [de Crimée], sur la base du résultat du référendum, s’est adressé au parlement russe en demandant à être intégré dans la Fédération de Russie.
« En outre, l’Ukraine a perdu ce territoire, non en raison de la position de la Russie, mais en raison de la position assumée par ceux qui vivent en Crimée. Ces gens ne voulaient pas vivre sous la bannière des nationalistes ».
Stone a contesté certaines des préoccupations de Poutine selon lesquelles l’Ukraine aurait pu ouvrir à l’OTAN la base navale russe. « Même si l’OTAN concluait un accord avec l’Ukraine, je ne vois toujours pas une menace pour la Russie avec le nouvel armement », a déclaré Stone.
Poutine a répondu : « Moi, je vois la menace. Elle consiste à ce que, une fois que l’OTAN arrive dans tel ou tel pays, la direction politique de ce pays dans son ensemble, ainsi que sa population, ne peuvent influencer les décisions prises par l’OTAN, y compris les décisions relatives au stationnement de l’infrastructure militaire. Même des systèmes d’armes très sensibles peuvent être déployés. Je parle également des systèmes de missiles anti-balistiques ».
Poutine a également soutenu que le gouvernement américain exploitait la situation en Ukraine pour répandre une propagande hostile à la Russie, disant :
« En déclenchant la crise en Ukraine, [les fonctionnaires américains] ont réussi à exciter une telle attitude envers la Russie, la faisant passer pour un ennemi, pour un agresseur potentiel crédible. Mais très bientôt, tout le monde comprendra qu’il n’y a aucune menace qui émane de la Russie, ni envers les pays baltes, ni envers l’Europe de l’Est, ni envers l’Europe occidentale ».
Un écart dangereux
Poutine a également fait la lumière sur une confrontation remarquable impliquant un destroyer américain, l’USS Donald Cook, qui traversait la mer Noire vers la Crimée au milieu de la crise, mais a fait demi-tour lorsque les avions russes ont bourdonné autour de lui et que la Russie a activé son système de défense littorale.
Stone a comparé la situation à la crise des missiles cubains, lors de laquelle un navire soviétique avait rebroussé chemin plutôt que d’affronter le blocus que le président John Kennedy avait établi autour de l’île. Mais Poutine n’a pas considéré comme aussi grave la confrontation avec les destroyers américains.
Poutine a déclaré : « Une fois que la Crimée est devenue une partie à part entière de la Fédération de Russie, notre attitude envers ce territoire a considérablement changé. Si nous voyons une menace sur notre territoire, et la Crimée fait maintenant partie de la Russie, tout comme tout autre pays, nous devrons protéger notre territoire par tous les moyens à notre disposition… »
« Je ne ferais de parallèle avec la crise des missiles cubains, car à l’époque, le monde était au bord d’une apocalypse nucléaire. Heureusement, la situation n’est pas allée aussi loin cette fois-ci. Même si nous avons effectivement déployé notre système le plus sophistiqué, notre système de pointe pour la défense côtière, connu sous le nom de Bastion.
« Certainement – contre des missiles tels que ceux que nous avons déployés en Crimée – un navire comme le Destroyer Donald Cook est tout simplement sans défense… Nos commandants ont toujours l’autorisation d’utiliser tous les moyens pour la défense de la Fédération de Russie… Oui, certainement ça aurait été très grave. Qu’est-ce que le Donald Cook faisait si près de nos terres ? Qui essayait de provoquer qui ? Et nous sommes déterminés à protéger notre territoire…
« Une fois que le destroyer a été détecté et localisé, [l’équipage des États-Unis] a vu qu’il y avait une menace, et le navire lui-même a vu qu’il était la cible des systèmes de missiles. Je ne sais pas qui était le capitaine, mais il a montré beaucoup de retenue, je pense que c’est avant tout un homme responsable et un officier courageux. Je pense qu’il a pris la bonne décision. Il a décidé de ne pas aggraver la situation. Il a décidé de ne pas avancer. Cela ne veut pas dire qu’il aurait été attaqué par nos missiles, mais nous devions leur montrer que notre côte est protégée par les systèmes de missiles.
« Le capitaine voit tout de suite que son navire est devenu la cible d’un système de missiles – il dispose d’équipements spéciaux pour détecter de telles situations… Mais en effet, nous avons été juste au bord, pour ainsi dire… Oui certainement. Nous devions répondre d’une manière ou d’une autre. Oui, nous étions ouverts à un dialogue positif. Nous avons tout fait pour parvenir à un règlement politique. Mais ils [les responsables des États-Unis] ont dû apporter leur soutien à cette confiscation inconstitutionnelle du pouvoir. Je me demande toujours pourquoi ils ont fait ça ? »
Reste également la question de savoir pourquoi les médias mainstream des États-Unis estiment qu’il faut protéger le peuple américain des points de vue alternatifs, alors même que les risques de confrontation nucléaire s’intensifient.
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Le journaliste d’investigation Robert Parry a révélé de nombreuses affaires de l’Iran-contra pour The Associated Press et Newsweek dans les années 80.
Source : Robert Parry, Consortium News, 13-06-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.