Quelle est la réelle responsabilité de Maduro dans la crise vénézuélienne ?
Source : Consortium News, Steve Ellner, 15-02-2019
15 février 2019
Il y a plusieurs facteurs qui expliquent la crise économique au Venezuela, mais ce n’est pas en écoutant les dirigeants américains ou en suivant les médias des multinationales qu’on peut le savoir, a écrit Steve Ellner.
Il y a consensus à Washington pour qualifier le gouvernement de Nicolás Maduro de néfaste, la manifestation la plus récente en est la reconnaissance de Juan Guaidó comme président vénézuélien par la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis Nancy Pelosi et par l’ancien vice-président Joe Biden. Jamais, depuis les premières années de Fidel Castro au pouvoir, un chef d’État latino-américain n’a été aussi systématiquement diabolisé. Mais si pendant les années 1960 qui ont été le point culminant de la polarisation de la guerre froide ayant placé Cuba dans le camp ennemi, ce pays avait un système le parti unique, la situation est tout à fait contraire dans le Venezuela d’aujourd’hui.
L’importance de ce consensus a été mise en évidence par l’affrontement récent entre deux personnalités aussi opposées que le président Donald Trump et la représentante Alexandria Ocasio-Cortez. Dans son discours sur l’état de l’Union, M. Trump a imputé la crise économique du Venezuela à l’échec du système socialiste. Ocasio-Cortez a répondu en affirmant que le cas vénézuélien est « une question de régime autoritaire versus une démocratie ».
Pris globalement, les commentaires de Trump et d’Ocasio-Cortez se complètent. Selon le discours qui prévaut à Washington, le Venezuela est un désastre tant du point de vue économique que politique. Maduro et ses cohortes sont les seuls responsables de l’état lamentable de l’économie et du régime prétendument autoritaire du pays.
Il n’est donc pas surprenant que les médias grand public se soient abstenus de remettre en question ces hypothèses. La plupart de leurs reportages mettent l’accent sur l’incompétence et la corruption de l’État, tout en éludant les effets néfastes des sanctions économiques appliquées par l’administration Trump.
En outre, nombreux sont ceux qui, à gauche, considèrent les sanctions économiques comme responsables, du moins en partie, des difficultés économiques pressantes du pays, mais peu d’entre eux examinent d’un œil critique la caractérisation de l’État de la démocratie vénézuélienne par le courant dominant. Certains s’opposent aux sanctions, mais se joignent à l’opposition pour s’en prendre au gouvernement Maduro.
Prenons par exemple l’article récent de Gabriel Hetland publié par Jacobin et NACLA : Le reportage sur les Amériques affirme que Maduro « s’accroche au pouvoir par des moyens autoritaires ». L’auteur se penche ensuite sur les difficultés économiques du pays en faisant remarquer que la corruption et « la mauvaise gestion des recettes pétrolières par le gouvernement sont les principaux facteurs à blâmer pour cette situation ».
Lors de ma participation à une tournée de solidarité vénézuélienne de deux mois aux États-Unis et au Canada à la fin de l’année dernière, j’ai souvent entendu dire que connaître les détails des problèmes économiques et politiques du Venezuela n’était pas essentiel, dans la mesure où c’est l’illégalité des sanctions et des menaces d’intervention militaire de Trump qui sont à l’origine de la situation. Mais le droit international peut-il mettre fin au débat ?
Si il était démontré que Maduro est un dictateur et un dirigeant totalement incompétent, les gens se rallieraient-ils avec enthousiasme à son gouvernement pour s’opposer à l’intervention étrangère ? Je ne crois pas, non. Sans aucun doute, est-il nécessaire d’examiner de près les champs tant politiques qu’économiques, car l’efficacité des efforts de solidarité dépend des circonstances. Le discours dominant sur Maduro et ses postulats ne peut pas être pris au pied de la lettre, même s’il contient des éléments de vérité.
De quand datent les problèmes économiques ?
L’opposition vénézuélienne soutient fréquemment que ni les sanctions ni la baisse des prix internationaux du pétrole ne sont responsables des difficultés économiques du pays, mais qu’il s’agit seulement d’une mauvaise gestion de l’économie. Dans le meilleur des cas, la baisse des prix du pétrole a certes contribué aux problèmes, mais elle n’en est pas la cause profonde. Certains analystes de l’opposition nient ou minimisent l’importance du prix du pétrole en soulignant que les économies des autres pays de l’OPEP dépendent autant des exportations pétrolières que celle du Venezuela, mais qu’elles n’ont pas connu une telle chute.
L’argument central de l’opposition est que les graves problèmes économiques du Venezuela datent d’avant la mise en œuvre des sanctions de Trump et même d’avant la forte baisse des prix internationaux du pétrole à partir de mi-2014. En d’autres termes, les folies gouvernementales avec leurs effets désastreux ont été la première cause, suivie de la baisse des prix du pétrole, puis des sanctions. Candidat de l’opposition à la présidence à deux reprises, Henrique Capriles a affirmé que la crise avait commencé avant la chute des prix du pétrole mais qu’elle avait été longtemps « ignorée, réprimée et couverte » par le gouvernement.
Ce raisonnement présente deux failles. En premier lieu, la soit-disant guerre économique déclenchée contre le Venezuela, qui a fini par inclure les sanctions imposées par Trump, a précédé tout le reste. Washington, depuis pratiquement le début de la présidence d’Hugo Chávez en 1999, n’est pas resté les bras croisés quand ce dernier défiait le consensus néolibéral de Washington tout comme l’hégémonie des États-Unis. L’hostilité de Washington a gravement nui à l’économie de multiples façons.
Prenons par exemple l’interdiction de vente de pièces détachées pour les coûteux chasseurs F-16 de l’armée de l’air vénézuélienne par l’administration George W. Bush en 2006, obligeant le pays à se tourner vers la Russie pour l’achat de 24 avions de combat Sukhoi SU-30. De plus, les sanctions internationales n’ont pas commencé avec Trump, mais plutôt avec Obama en 2015 qui a justifié son décret exécutif par la menace à la sécurité nationale américaine que représenterait le Venezuela. Cette annonce a déclenché au Venezuela une avalanche de départs de multinationales comme Ford, Kimberly Clark, General Motors, Kellogg’s et presque toutes les compagnies aériennes internationales.
En deuxième lieu, sous Maduro on a, non seulement enregistré les prix bas datant de 2014, mais ils ont dégringolé, ce qui est exactement le contraire de ce qui s’est passé sous Chávez. C’est d’autant plus problématique que des prix élevés créent des attentes et suscitent des engagements qui se transforment en frustration et en colère lorsqu’ils chutent brutalement. En dépit d’une modeste reprise depuis 2017, les prix se situent actuellement à un peu plus de la moitié de ce qu’ils étaient avant la baisse.
Trois facteurs se conjuguent pour expliquer les revers économiques du Venezuela : le faible prix du pétrole, la « guerre économique » contre le Venezuela et les choix politiques malavisés. Dans ce dernier domaine, la réponse désinvolte de Maduro au problème de l’écart croissant entre les prix officiels fixés par le gouvernement pour certains articles en rupture de stock et leurs prix sur le marché noir joue un rôle très important. Le gouvernement s’est heurté à d’importants problèmes dans la distribution des produits de base, forçant les Vénézuéliens à acheter ces mêmes produits sur le marché noir alors que les prix y sont plus élevés. Voilà qui crée un climat propice à la corruption et à la contrebande, car bon nombre des produits qui sont censés être vendus au détail à prix réduit finissent par être vendus sur le marché noir ou envoyés en Colombie voisine.
Quand le label dictature est appliqué des milliers de fois
Les médias ont désespérément besoin de bons vérificateurs d’informations en ce qui concerne leurs reportages sur le Venezuela. Les déclarations au sujet de la démocratie vénézuélienne fluctuent de manifestement trompeuses à exactes, la plupart se situant entre ces deux extrêmes. L’affirmation du Guardian selon laquelle le gouvernement vénézuélien « contrôle la plupart des stations de télévision et de radio qui transmettent un flux continu de propagande pro-Maduro » est un exemple d’information fausse . En fait, parmi ceux qui regardent les chaînes de télévision vénézuéliennes, 80 % regardent les trois principales chaînes privées (Venevisión, Televén et Globovisión) qui ne peuvent vraiment pas être accusées d’être pro-gouvernementales.
A l’autre extrémité, Hetland affirme dans son article Jacobin-NACLA que la décision de priver Henrique Capriles de son droit de se présenter aux élections en raison d’accusations de corruption était politiquement motivée. La déclaration est parfaitement exacte. En fait, le projet était pire que ce dont Hetland parle. Avant cela, Capriles, dont les positions politiques ont été nettement hésitantes, a pendant un certain temps favorisé une position envers le gouvernement moins intransigeante que celle de l’extrême droite, celle-ci ayant largement dominé l’opposition depuis quelques temps. En fait, cette décision a joué en faveur des radicaux et a sapé les efforts visant à instaurer le dialogue national dont le pays avait grand besoin.
Ceux qui traitent Maduro de dictateur soulèvent deux affirmations fondamentales. En premier lieu, le gouvernement aurait brutalement réprimé les quatre mois de manifestations pacifiques destinées à provoquer un changement de régime en 2014, puis en 2017. En fait, les protestations n’ont guère été pacifiques. Six gardes nationaux et deux policiers ont été tués en 2014 et des manifestants ont tiré sur une base aérienne à Caracas et attaqué plusieurs postes de police à Táchira en 2017. Il existe différentes versions des circonstances entourant les nombreux décès survenus en 2014 et 2017, cela exigerait une analyse impartiale, que les médias n’ont guère tenté de présenter. Quelles que soient les circonstances, la répression policière est condamnable – et il y a eu répression dans les deux cas – mais le contexte mérite d’être pris en compte.
En second lieu, l’opposition nie la légitimité de la réélection de Maduro en mai de l’année dernière puisque l’élection avait été demandée par l’Assemblée nationale constituante (ANC), dont l’existence n’aurait aucune base légale. Hermann Escarrá, l’un des plus éminents avocats constitutionnels du pays, a défendu la légalité de l’ANC, tandis que d’autres formulaient des arguments tout aussi convaincants pour défendre le contraire. Encore une fois, les médias grand public n’ont pas réussi à présenter les deux argumentations ou à analyser objectivement la situation. Cependant, presque tous les partis d’opposition qui ont refusé de participer aux élections présidentielles de 2018, avaient participé aux élections législatives de l’année précédente qui avaient été convoquées par la même ANC. La légitimation de l’auto proclamation de Juan Guaidó comme président vénézuélien le 23 janvier était fondée sur l’illégitimité de l’ANC.
La violation des normes démocratiques et les cas de répression policière ne démontrent pas en soi qu’un gouvernement est autoritaire ou dictatorial. Si c’était le cas, les États-Unis ne seraient guère considérés comme démocratiques. La question vraiment déterminante est de savoir dans quelle mesure il y a fraude électorale quand les votes ne sont pas pris en compte correctement. Or, lors de la controverse qui a entouré les récentes élections, cette accusation a été largement négligée, même parmi les dirigeants de l’opposition radicale.
Les médias grand public et les politiciens de Washington qualifient volontiers Maduro d’« autocrate », de « dictateur » et d’« autoritaire ». Bien plus que tout ce qui est dit sur les difficultés économiques du Venezuela, l’utilisation de ces termes a eu un effet considérable sur l’élaboration des politiques. Les problèmes économiques d’une nation ne devraient jamais justifier quelque intervention que ce soit. Le véritable enjeu du conflit est bien l’état de la démocratie vénézuélienne tel que le discours dominant présente celle-ci. Il est étonnant de constater que tant dans la politique que dans les médias grand public on ne trouve d’acteur majeur prêt à remettre en question ce récit plein d’affirmations contestables concernant le gouvernement Maduro.
Steve Ellner est professeur retraité de l’Université de l’Est du Venezuela et est actuellement rédacteur en chef adjoint de « Latin American Perspectives ». Il a publié plus d’une douzaine de livres sur l’Amérique latine, parmi lesquels « The Pink Tide Experiences : Breakthroughs and Shortcomings in Twenty-First Century Latin America » (Rowman & Littlefield, 2019).
Source : Consortium News, Steve Ellner, 15-02-2019
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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