“Question de prix”, par notre ami grec Panagiotis Grigoriou

Voici le dernier papier de notre ami grec Panagiotis Grigoriou, qui chronique la crise que traverse son pays depuis plusieurs années, et vous savez qu’en grande partie, la Grèce c’est notre avenir de Français, et la situation là-bas préfigure celle qui nous attend ici, et l’on voit bien le processus à l’œuvre en France.

La seule chose qui change, c’est que l’on part de plus haut, avec une vitesse de descente moins rapide.

La seule question ? Savoir où la France cessera sa descente aux enfers.

Charles SANNAT

Modernité accrue. Ateliers dits du monde. Les marchands du temple inventent, et ils inventeront jusqu’au clash final. Les enjolivures de Noël sont de retour, tandis que “nous introduisons Black Friday pour la première fois en Grèce”, ce sont les marketistes qui s’expriment de la sorte. Question de prix, comme autant pour Alexis Tsipras… pour son énorme “Prix du courage politique”. Il lui a été discerné cette semaine à Paris, couplé de celui de l’engagement au prétendu “idéal Européen”. Marchands du temple comme du “Template”, outrage politique… vendredi, effectivement noir.

Terracotta tombale. Chypre, époque classique. Musée d’art cycladique. Athènes, novembre 2017

Pour souffler un peu et pour peut-être enfin apercevoir notre monde… de l’endroit, il nous suffirait parfois une visite au Musée de l’Art Cycladique (Athènes), pour par exemple observer pendant quelques minutes cette Terracotta tombale conçue à Chypre de l’époque classique (400-310 av. J.-C.), terre cuite tout simplement à son regard alors ultime.

Les médias insistent et en rajoutent pour ce qui a tenu de la cohue qu’a provoquée dans certaines rues et sur certains trottoirs d’Athènes, cet appel… si global et marchand du “vendredi noir”. Devant les enseignes de taille, les plus jeunes surtout, ils auront incarné sans nécessairement le réaliser, la preuve tangible par l’aboutissement de l’offensive du (seul) technotropisme… réellement existant, marchandisé à outrance.

Les armes d’autrefois devenant parfois (pas toujours) nos dernières curiosités muséales, tandis que les armes nouvelles, elles incarneront désormais les trouvailles en matière de guerre asymétrique, vitrines comprises. Modernité oblige, on s’entassera comme alors nos ancêtres s’amassaient il y a un siècle tout juste, dans les boyaux et les tranchées de la Grande guerre… ainsi nous, devant les Smartphones, iPhone et autres… métaphones, car crise ou pas, un certain peuple en raffole. Gueules cassées d’antan, gueules cassées finalement de toujours. Fragments d’écrans… comme fragments d’obus. Vendredi, effectivement noir

Métaphones alors, puis, quelques vêtements et chaussures ont été parmi les articles prisés, question disons de prix. Et pendant que cette cohue le plus souvent localisée et médiatisée, les petits commerces des quartiers étaient comme d’habitude, désertés. Modernité ainsi accrue. Les marchands du temple inventent, à l’image de ce mannequin enchaîné derrière une vitrine dans le quartier aisé de Kolonáki, près du centre d’Athènes.

Vendredi…noir. Athènes, novembre 2017
Les armes de jadis. Musée de la guerre. Athènes, novembre 2017
Le… vendredi noir des jeunes. Athènes, le 24 novembre (Presse grecque)
Ladite mode. Athènes… et forcément Mykonos. Novembre 2017

Chez le bouquiniste proche des boutiques de mode et des derniers métaphones, on y découvre alors pêle-mêle T. S. Eliot et son Meurtre dans la cathédrale traduit par le poète Yórgos Seféris, Les maladies de la personnalité de Théodule Ribot ouvrage traduit par Galateia Kazantzákis (écrivaine et première épouse de Nikos Kazantzákis), L’histoire de la Grèce Antique par l’Académie des Sciences de l’URSS… ainsi que le Journal de Joseph Goebbels. Ateliers dits du monde (ancien ?).

C’est également de notre distante et fraîche saison… technologique, la nouvelle est venue de l’île de Crète. C’est à l’intérieur des vestiaires d’un stade en construction, que le corps inanimé d’un homme sans-abri vient d’être retrouvé (encore) cette semaine. Il a été repéré par la sonnerie de son téléphone mobile qui résonnait sans réponse derrière la porte fermée des vestiaires (presse locale de Crète du 21 novembre 2017). Humanité… déshabillée, plus l’électricité et son “existence” numérique.

Déchets du moment. Athènes, novembre 2017
On décore les vitrines. Athènes, novembre 2017
T.S. Eliot et Th. Ribot. Athènes, novembre 2017
Boutique reprise en travaux. Athènes, novembre 2017

Déchets, affiches et spectacles relevant du prochain “rituel”, celui de Noël, c’est d’ailleurs le moment des décorations et parfois des travaux, lorsque les magasins en faillite retrouvent preneurs, et ce n’est que très partiellement le cas. Ou sinon, (en paraphrasant à peine une réflexion d’André Breton pour ainsi réactualiser, si c’est encore possible, sa portée), comment et combien la précarité artificielle de la condition sociale (et techno-économique) de l’homme ne devrait point lui voiler la précarité réelle de sa condition humaine… et pourtant.

Disons-nous, que les apparences d’une normalité sont sauvées, ceci, car elles restent, dans un sens, fonctionnelles. De toute manière, les médias rodés au néant, ils ne se focaliseront guère trop longtemps sur la mise aux enchères des biens immobiliers saisis par le fisc comme par les banques. Désormais, leurs ventes aux enchères deviennent électroniques… pour que les mouvements de citoyens qui résistent ne puissent plus s’y opposer en bloquant les procédures de manière physique.

Dans cette catégorie… ainsi catégorique de tant de gens concernés, on y découvrirait d’ailleurs toute une… gamme. Gens aisés ou anciennement aisés ayant exagéré avec le crédit immobilier (avec, il faut bien préciser, la très aimable incitation des banques), puis, ces autres cas de ceux qui ont tout simplement acheté pour se loger… et que leur chômage a définitivement tout bouleversé.

La reprise des ventes aux enchères est même une des exigences coloniales, expressément formulée encore récemment par la Troïka élargie depuis Bruxelles. Après un premier blocage, en somme inefficace des ventes aux enchères… via le numérique à la gloire du numéraire, les procédures reprennent. Il y aurait plus de 1 400 saisies et ainsi ventes par jour, rapporte alors la presse du moment (presse grecque). Modernité toujours accrue.

Histoire de la Grèce ancienne et… Goebbels. Athènes, novembre 2017
Affiches et spectacles du moment. Athènes, novembre 2017
Spectacles du moment et appartement à vendre. Athènes, novembre 2017
Boutique en faillite. Athènes, novembre 2017
Appartement à louer. Athènes, novembre 2017

Les apparences d’une normalité sont donc sauvées car elles restent dans un sens, fonctionnelles. Question… de prix, à l’instar d’Alexis Tsipras… pour son énorme “Prix du courage politique”. Il lui a été discerné cette semaine à Paris, où ce… premier lampiste grec a été ainsi récompensé par la revue française “Politique internationale” et par son directeur Patrick Wajsman, politologue rangé parmi les promoteurs français des thèses néoconservatrices.

Comme on sait et en toute logique, “Politique internationale” est lue dans les cercles très officiels de l’empire financiériste et métadémocratique, et il devient donc important que de récompenser les meilleurs valets de ce système. Question… toujours de prix ! “Dans son allocution lors de la remise de prix Alexis Tsipras s’est félicité d’être parvenu à maintenir son pays à l’intérieur de la zone euro.”

Rabâchent-on depuis les médias… “Eurotiques” !

Le Prix d’Aléxis Tsipras. Quotidien “Kathimeriní” du 23 novembre
L’univers de Tsipras à Paris. Presse grecque, novembre 2017

Aléxis Tsipras a par la même occasion également reçu le “Prix de l’engagement européen”, remis à la Maison du barreau de Paris, comme il a été aussi reçu par Emmanuel Macron à l’Élysée après avoir également rencontré François Hollande, toujours d’après la presse. Rencontre officielle aux clichés réalisés, parfois tragicomiques ; les physionomistes et les psychologues analyseront sans doute à souhait les expressions des corps comme celles des visages… les yeux fermés.

Car comme Tsipras lui-même vient de déclarer dans une interview accordée au Figaro : “(…) j’ai une communication régulière et continue avec le président Macron même si nos opinions ne sont pas toujours similaires. Nous avons la même vision, les mêmes convictions.”

Tsipras aura répété ces inepties trompeuses, bien propres à la gauche de l’ancien temps (c’est-à-dire d’il y a deux ans), du genre : “L’Europe ne peut plus prendre des décisions derrière des portes closes” ou “une autre Europe est possible”. En attendant, bien de Grecs fermeront leurs portes et leurs fenêtres pour ne pas avoir froid (car souvent nos appartements restent sans chauffage central), pendant que les plus jeunes d’entre eux se féliciteront de leurs “récompenses” du seul et dernier technotropisme puisque comme on sait, les marchands du temple inventent, et ils inventeront jusqu’au clash final.

Vendredi noir décidemment, ainsi, ces deux récompenses, et plutôt… dividendes aux yeux des Grecs, elles ont surtout et d’abord couronné l’outrage fait au peuple et à son ‘NON’ de juillet 2015. Depuis vendredi, la sphère Internet grecque déborde de messages ou commentaires incitant ouvertement à… “trucider le traître Tsipras et les autres avec”, et dans le même ordre d’idées sur un mur d’Athènes, près du (pseudo) Parlement de la colonie européiste et de la dette, on y aperçoit ce slogan, autant fort explicite : “Syrizistes traîtres”.

Emmanuel Macron et Alexis Tsipras… les yeux fermés. Paris, le 24 novembre 2017 (presse grecque)
“Syrizistes traîtres”. Athènes, novembre 2017
Ostraca, portant le nom de Thémistocle, 470-471 av. J.-C. Musée d’art cycladique, Athènes, novembre 2017

Il fut un temps bien lointain, même Thémistocle l’Athénien avait été ostracisé, pourtant vainqueur à Salamine, il joua un rôle déterminant dans la victoire grecque lors de la deuxième guerre médique. L’ostracisme de fait n’est plus, et ce sont toujours les supposés citoyens qui vont payer les pots cassés. Modernité accrue.

Nos statues copiées aux mesures anciennes, parfois installées sur nos balcons donnent l’impression de nous observer, sans plus guère pouvoir intervenir dans nos affaires, si ce n’est que dans nos rêves. Et on résistera comme on peut, ceci, à travers ces belles images reconstituées du quotidien antique au Musée d’art cycladique, au moyen des animaux en terre cuite, et enfin, à la sortie du musée, devant le regard des chat, animaux adespotes de référence bien de chez nous, certains d’entre eux, pouvant être parfois soignés, voire stérilisés, aux frais des associations œuvrant sur le terrain.

Les chats, il y en a d’ailleurs qui nous accompagnent de leur présence jusqu’à nos cimetières, car il faut souffler un peu et enfin apercevoir notre monde… de l’endroit, si possible avant de le quitter dans les dimensions dont nous croyons en tout cas, définitives.

Comme l’écrit l’économiste Kostas Lapavítsas dans sa chronique du jour sous le titre “De profundis” : “Ce qui est très exactement caractéristique de l’état actuel de l’économie grecque, c’est cette stabilité des cimetières. Par exemple, en ce 20 novembre, ELSTAT (Statistique grecque) vient d’annoncer que l’activité l’industrielle a reculé de 0,8 % en septembre dernier. Cet indice est alors en baisse continue depuis environ un semestre. La reprise industrielle de grande ampleur dans laquelle tant d’espoirs gouvernementaux ont été préalablement pressentis et annoncés pour la fin 2016 et pour le début 2017, n’existe tout simplement pas.”

Nos statues des balcons. Athènes, novembre 2017
Antiquité revisitée. Musée d’art cycladique, Athènes, novembre 2017
Animal antique représenté. Musée d’art cycladique, Athènes, novembre 2017
Animal adespote récemment stérilisé (opéré). Athènes, novembre 2017

“On pourrait facilement énumérer un certain nombre d’autres indicateurs, tels que les ventes au détail, les exportations et les importations, l’investissement, la consommation, etc., mais cela n’a aucun sens. La réalité est évidente et c’est exactement ce que tout économiste raisonnable aurait prévu depuis 2013-2014. L’économie grecque s’est certes stabilisée par rapport à 2009-2010, mais cela sans la moindre croissance significative.”

“Les larges couches de la société grecque ont été épuisées et elles acceptent la situation on dirait, avec patience. La volte-face d’Alexis Tsipras en 2015 a tué l’espoir des couches populaires, ouvrières, agricoles et ainsi celles de la classe moyenne. Sauf que les gens ne sont en aucun cas d’accord avec ce qui s’y passe, comme en témoigne la récente enquête d’opinion du sondeur Public Issue. Les Grecs accepteraient le mémorandum sans réagir dynamiquement, cependant, ils le désapprouvent par leur profond dégoût mais alors muet. Ce paradoxe est, il faut dire, autant d’une grande importance, pour les suites politiques au pays.”

“Plus précisément, la mutation SYRIZA a donné une grande confiance à tous ceux qui ont traversé la crise ayant éprouvé les pertes les plus légères qu’elles soient, en particulier au sein des couches très aisées de la population. Et pour ces gens, il n’y a plus la moindre hésitation lorsqu’il s’agit d’exhiber leur fortune. Une simple promenade dans le centre d’Athènes est suffisant pour apercevoir cette couche et classe aisées et sans pitié, insolence d’une classe fabriquée (ou sinon renforcée) par les memoranda (politiques d’austérité), et qui profite de son confort sans craindre de le montrer aux chômeurs, aux pauvres, à cette grande majorité de la population laquelle passe son temps à calculer mêmes ses pauvres centimes à chaque euro.” (“Quotidien des Rédacteurs” du 25 novembre 2017).

Belle exposition. Musée byzantin. Athènes, novembre 2017
Manière de voir. Athènes, novembre 2017

C’est un constat que je partage et qui trompe d’ailleurs autant et fréquemment nos touristes, quant aux réalités du pays. C’est bien connu, les touristes circulent le plus souvent dans un périmètre bien précis, tandis que les paupérisés du pays comme ceux de la ville d’Athéna devenus (partiellement) invisibles, ils ne sortent pratiquement plus de chez eux.

Et pour ce qui est des couches aisées, je me souviens même que durant ces mois très denses de la première période Troïkanne, aux manifestations populaires très massives, les plus fortunés, souvent ils hésitaient d’exhiber leurs richesses, essentiellement par crainte d’être attaqués, si ce n’est que verbalement. Mais depuis, les temps ont visiblement changé.

Et l’on résistera irrévérencieusement aux ukases des marchands du temple tout comme devant leurs vendredis plus noirs que jamais, autant à travers par exemple nos écrivains ou en soutenant ceux qu’y travaillent pour faire connaître leurs œuvres, en Grèce comme aussi ailleurs. Les amis Odile et Yannis de Lexikopoleío, cette belle librairie francophone du quartier de Pagráti à Athènes, ont organisé cette semaine la rencontre et présentation avec ceux de la librairie parisienne et des éditions Desmós, sous l’impulsion de notre ami également, Yannis Mavroeidakos, ainsi que de ses deux nouvelles collections de poésie et de prose.

Il faut dire que depuis 1983, la librairie hellénique Desmós accueille et conseille les amateurs de littérature grecque à Paris, dans le quartier de Montparnasse. Dernièrement, Desmós a (entre autres) publié Le Retour en Grèce du romancier Dimitris Nollas, et Alba du jeune poète Thomas Tsalapatis et durant cette émouvante soirée à Lexikopoleío laquelle n’avait absolument rien d’un vendredi noir, nous avons rencontré le romancier Dimitris Nollas, son traducteur Richard Tchélébidès, ainsi que le poète Thomas Tsalapatis et Yannis Mavroeidakos de Desmós.

Lexikopoleío, le 23 novembre. Yannis Mavroeidakos debout sur la photo
Lexikopoleío le 23 novembre. Yannis Mavroeidakos (à gauche) et l’écrivain Dimitris Nollas (à gauche)

Les marchands du temple inventent, et ils inventeront jusqu’au clash final, celui des enjolivures de Noël compris. Question de prix, comme pour Alexis Tsipras… pour son énorme “Prix du courage politique”, et face à l’outrage, question de vivre aussi pour nous, je revois enfin ce week-end mon cousin Kostas après tout un petit moment.

“Nous grignoterons quelque chose chez moi, nous ne pouvons pas sortir, la pizzeria nous coûtera au mieux 20 €… et nous ne pouvons plus nous le permettre, car nous passons notre temps à calculer même nos pauvres centimes de chaque euro. Nous en avons assez d’être pauvres, et être riches ne nous dit rien, sauf qu’il n’y a plus de place entre les deux, c’est-à-dire pour nous. C’est bien clair et c’est autant plus clair depuis Tsipras. Entre les vrais riches et les vrais pauvres… il n’y aura plus personne debout”, affirme alors mon cousin Kostas.

Mimi et Hermès de Greek Crisis. Athènes, novembre 2017

Loin de “l’idéal européen” et oubliant les marchands du temple et les marketistes, je vais lui raconter les rencontres de Lexikopoleío, les nouvelles de la famille, celles également, du petit et imperturbable Hermès de ‘Greek Crisis’ qui grandit de jour en jour.

Question de vie. Ateliers dits du cœur !

Hermès de Greek Crisis. Athènes, novembre 2017

 

via « Question de prix », par notre ami grec Panagiotis Grigoriou Insolentiae

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