Ramadan en ​Tunisie : « Jamais je n’aurais imaginé que des non-jeûneurs pourraient sortir dans la rue »

Après la condamnation, début juin, de quatre Tunisiens accusés d’outrage pour avoir mangé en public pendant le ramadan, un sit-in a été organisé ce dimanche 11 juin à Tunis. Parmi les manifestants, Abdel Karim Ben Abdallah, à la tête du collectif « Fater » qui se bat depuis 2013 pour les droits des non-jeûneurs. Entretien.

« Non aux arrestations des non-jeûneurs ». Pour la première fois en Tunisie, un groupe de plusieurs dizaines de personnes a manifesté ce dimanche 11 juin, à Tunis, pour dénoncer les pressions faites pendant le mois du ramadan sur celles et ceux qui ont décidé de ne pas jeûner comme le prescrit l’un des cinq piliers de l’islam. Un droit que leur garantit la nouvelle Constitution tunisienne, qui protège « la liberté de conscience ».

Le 1er juin dernier, cinq jours après le début du ramadan, quatre hommes accusés « d’outrage public à la pudeur » ont pourtant été condamnés à un mois de prison ferme pour avoir mangé dans un jardin public, à Bizerte, dans le nord du pays. Un autre Tunisien a également été arrêté et condamné ce lundi – au lendemain de la manifestation de Tunis – à un mois de prison, toujours à Bizerte, pour avoir quant à lui fumé dans le jardin du tribunal.

Invoqué, la partie du code pénal tunisien qui incrimine « toute personne portant atteinte aux bonnes mœurs ». Car la Constitution tunisienne stipule également que l’Etat s’engage à protéger « la religion et le sacré », en empêchant notamment d’y « porter atteinte ». Une formulation suffisamment « vague » pour permettre aux autorités de l’interpréter de « 1.000 manières » différentes, explique à Marianne Abdel Karim Ben Abdallah, à la tête du collectif « Fater » qui se bat depuis 2013 en faveur des libertés individuelles et, en particulier, des droits des non-jeûneurs.

Ce dimanche, Abdel Karim Ben Abdallah était dans le groupe de manifestants à Tunis, rallié au mouvement « Mouch Bessif » (« pas contre notre volonté », en arabe), à l’origine de l’événement. Malgré les dernières condamnations, explique-t-il, « on sent que les choses sont en train de changer » en Tunisie. Entretien.

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Marianne : Pour la première fois en Tunisie, des manifestants sont sortis dans la rue en défense de la liberté de conscience et des droits des non-jeûneurs, en plein ramadan. Comment s’est organisé puis déroulé l’événement ?

Abdel Karim Ben Abdallah : Au départ, on s’est rallié à l’association « Mouch Bessif », qui a eu l’idée d’organiser la manifestation après la condamnation, début juin, de quatre non-jeûneurs à Bizerte. Ce qu’il faut savoir c’est qu’en Tunisie, on n’a pas besoin d’autorisation pour manifester, on doit simplement aviser les autorités, notamment pour avoir la protection nécessaire. On n’a eu aucun problème avec le ministère de l’Intérieur pour organiser l’événement. Sur place, il y a des gens qui nous ont approchés ; certains nous lançaient : « Vous n’avez pas honte ?! ». Avec d’autres, on a réussi à parler, on leur a donné nos arguments, ça s’est très bien passé. On a eu aussi des messages d’encouragement venus de France, de Belgique, du Maroc et même d’Arabie Saoudite.

Sur la centaine de personnes présentes, il y avait d’ailleurs beaucoup de gens qui faisaient le ramadan, parce que c’est une cause commune : on défend les libertés individuelles de tous, des jeûneurs et des non-jeûneurs, des croyants et des non-croyants. Jamais je n’aurais imaginé que des non-jeûneurs pourraient prendre la rue, avoir des pancartes et crier, défendre leurs droits. On sent que les choses sont en train de changer…

(Voir les images de la manifestation ici)

Vous militez depuis plusieurs années au sein du collectif « Fater » qui aide les non-jeûneurs, sur Internet, à trouver des cafés ouverts pendant le ramadan…

Abdel Karim Ben Abdallah : Oui, depuis la création de « Fater » en 2013, on n’avait jamais fait d’action « hors ligne ». Jusqu’ici, on a essayé de faciliter le quotidien des non-jeûneurs en créant sur les réseaux sociaux un groupe d’entraide. On indique aux gens l’adresse des cafés ouverts pendant le ramadan, on les renseigne sur les horaires d’ouverture, sur les prix pratiqués, sur la connexion wifi etc. Bien qu’aucune loi n’interdise de boire ou de manger en public, ça peut devenir très difficile pendant le ramadan de trouver un café ouvert, calme, où l’on puisse se rendre pour travailler, réviser. Internet a été notre arme la plus efficace.

La manifestation était donc une première pour vous, avez-vous reçu des pressions ou des menaces ?

J’ai été toujours menacé mais je ne me cache pas, je m’exprime avec mon nom, en veillant cependant à être discret parce que je travaille pour une grande société, j’ai aussi des contraintes. D’autant qu’après la révolution, avec la montée des islamistes (le parti islamiste Ennahdha est sorti vainqueur des législatives de 2011 avant de perdre ces mêmes élections en 2014, ndlr), les pressions étaient plus frontales.

Comment ces pressions ont-elles évolué depuis la révolution de 2011 qui a mis fin au règne de Ben Ali ?

Abdel Karim Ben Abdallah : Avant la révolution, les cafés étaient ouverts pendant le ramadan et discrètement, tout le monde buvait son café, fumait ses clopes… Il n’y avait pas vraiment de contrôle policier ou,
comme aujourd’hui, le contrôle de prêcheurs. Après la révolution, les
islamistes ont pris le pouvoir. La presse européenne parlait d’Ennahdha
en faisant référence à un parti d’islamistes « modérés » mais il n’y a pas
d’islamistes modérés, comme l’ont démontré les meurtres de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi en 2013**.

Organiser la manifestation de dimanche aurait ainsi été impensable il y a deux ou trois ans. Les islamistes étaient encore très actifs. A Bizerte, après
la révolution, ils ont fermé tous les points de vente où l’on trouvait
de l’alcool. Ils ont pris le contrôle de dizaines de commerces et ont
fait la loi. L’exemple le plus poignant a sans doute été la mise en
place à Sejnane, une ville du nord-ouest, d’une police islamique. On a
eu des moments très durs. Mais à partir des assassinats de Belaïd et
Brahmi, les gens se sont mobilisés.

Aujourd’hui, le jeu politique a évolué. Après leur défaite de 2014, les islamistes ont changé de tactique pour garder leur domination (Ennahda est désormais allié au parti anti-islamiste, le parti Nidaa Tounès, composé entre autres de personnalités appartenant à l’ancien régime Ben Ali, sorti vainqueur des législatives de 2014, ndlr). Les islamistes ne veulent d’ailleurs plus apparaître comme une formation… islamiste (lors du 10e congrès d’Ennahdha, en mai 2016, les membres du parti ont adopté le principe d’une séparation entre le politique et le religieux, ndlr). Là, ils ne sont même pas exprimés sur l’affaire des non-jeûneurs. La manifestation de ce dimanche est par conséquent un grand pas vers la démocratie. On a eu la chance de manifester, de fumer et boire en pleine rue, devant les flics, sous leur protection…

Vous évoquez le contrôle de prêcheurs. A qui faites-vous référence ?

Abdel Karim Ben Abdallah : Si le parti Ennahda ne s’est pas directement exprimé sur le cas des non-jeûneurs, d’autres l’ont fait à sa place, par exemple le prédicateur Adel El Almi, proche d’Ennhada, qui a maintenant son propre parti. Pendant la manifestation, dimanche, il a envoyé son caméraman filmer les manifestants (El Almi s’est fait connaître pour des caméras cachées réalisées dans les cafés ouverts pendant le ramadan et publiées sur Internet, ndlr). Mais heureusement qu’il n’y a pas beaucoup de El Almi, aujourd’hui, en Tunisie.

Qu’en est-il des quatre Tunisiens condamnés à un mois de prison à Bizerte début juin pour outrage à la pudeur ?

Abdel Karim Ben Abdallah : Selon les informations que j’ai, ils ont été arrêtés, condamnés mais laissés en liberté. Ils sont soutenus par différentes associations, comme la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. On est très confiant pour la suite, même si le combat ne va pas s’arrêter aujourd’hui ou demain. On doit arracher nos droits. Avoir pu voter deux fois en quatre ans est un grand honneur…

**Figure de l’opposition tunisienne, l’un des leaders de la gauche, Chokri
Belaïd a été abattu alors qu’il sortait de son domicile en février
2013. La partie civile et une partie de la population accusent
aujourd’hui les islamistes d’Ennahda d’avoir, au minimum, cherché à
protéger les auteurs du meurtre. Mohamed Brahmi, autre figure de la
gauche, a été tué par balles le 25 juillet 2013, également devant son
domicile. Les deux meurtres ont été officiellement revendiqués par des
djihadistes ralliés ensuite à l’État islamique.

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