[Russeurope en Exil] Femmes et Révolutions, par Jacques Sapir

Marie, Jean-Jacques, Les femmes dans la Révolution Russe, Paris, Le Seuil, 2017.

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En ces temps de commémoration, mais aussi de dénonciations et de postures qui se veulent indignées, Jean-Jacques Marie nous fait cadeau d’un remarquable ouvrage sur les femmes dans le processus révolutionnaire en Russie. Le principal, mais non le seul, apport de ce livre est qu’il prend la question dans la profondeur historique et qu’il l’étaye sur l’excellente connaissance que son auteur a de la société russe d’avant et d’après la révolution.

Il commence naturellement par évoquer l’héritage, autrement dit le poids d’une société rurale, patriarcale, et qui fut dominé pour des siècles par le servage. Cela construit le cadre générale qui combine l’atroce misère dans laquelle vivent des millions de russes des deux sexes, misère qui se double pour les femmes par l’oppression particulière qui est engendrée par le patriarcat mais qui est renforcée par le discours de l’Eglise Orthodoxe et surtout par le statut du servage. On peut, ici, se poser la question des origines de cette situation. Certaines sont évidentes, et il faut en particulier rappeler que le servage constitua en Russie non pas une institution découlant d’une évolution de l’esclavage mais bien une institution à la fois fiscale (le servage assurait que le paysan resterait sur sa terre dans un pays où il était difficile d’établir des frontières) et politique. En donnant au seigneur ce contrôle absolu sur les individus, le servage permettait à l’Etat tsariste (un Etat qui justement n’en était pas un) de se passer de la construction d’institutions assurant la médiation entre le pouvoir central et les habitants. Cela se vit d’ailleurs lors de l’abolition du servage, qui impliqua alors une refonte totale des institutions[1]. La condition des femmes en Russie, et plus spécialement dans la paysannerie, est tragique.

Mais, cette situation est elle-même contradictoire. Dans l’intelligentsia, groupe certes fort réduit, les femmes peuvent bénéficier de conditions qui sont supérieures à celles des pays occidentaux. Comme le montre le cas de Vera Figner, dont Jean-Jacques Marie parle à plusieurs reprises, et dont j’ai rendu compte de la réédition des mémoires, la condition des femmes de la bourgeoisie et de la noblesse est meilleure que ce que l’on a à la même époque en France. A une époque où la profession de médecin est, en France, quasiment le monopole des hommes et où la première femme médecin ne sera reçue docteur qu’en 1875, il n’était pas rare en Russie de voir, surtout dans les milieux libéraux, les filles choisir cette profession. Ainsi, en 1866, Nadejda Souslova devient la première femme diplômée par l’Ecole de médecine de Zurich[2]. En 1887, sur les 114 femmes inscrites aux études de médecine en France, seule 12 étaient françaises et 70 russes[3].

Cette contradiction explique sans doute l’engagement de nombreuses jeunes femmes issues de la noblesse et de la bourgeoisie dans le mouvement de contestation du tsarisme. Les chapitres II et III du livre de Jean-Jacques Marie en rendent compte. Ce n’est pas là de simples trajectoires de personnes isolées, comme il y en eut dans la Révolution Française. Ces femmes prennent des responsabilités, assument le tournant vers l’action violente des narodniki[4], et font preuve d’un courage exemplaire, tout comme l’avaient fait dans la génération précédente, les femmes des Décabristes qui suivirent leurs maris à pied jusqu’au fond de la Sibérie. Jean-Jacques Marie décrit alors la trajectoire de ces femmes remarquables comme Anna Korba, qui était partie comme infirmière pour soigner les blessés lors de la guerre Russo-Turque de 1876-1877 et qui, à son retour et probablement indignée par ce qu’elle avait vu de la condition des soldats, s’engagea dans la Narodnaïa Volia qui se donnait comme but l’assassinat des hauts fonctionnaires du Tsar, puis du Tsar lui-même, ou Sofia Petrovskaïa, qui fut pendue à la suite de l’attentat réussi contre Alexandre II. Vera Figner lui rend un vibrant hommage dans ses mémoires[5].

La situation va cependant évoluer, et l’on va progressivement sortir de la logique de l’engagement individuel pour entrer dans celle de l’engagement collectif avec l’industrialisation de la Russie. La classe ouvrière se développe rapidement, même si elle reste encore très minoritaire dans le pays. Il y avait environ 700 000 ouvriers dans les années 1860 soit à la suite de l’abolition du servage ; ils seront plus de 1,4 millions en 1890 et près de 3 millions en 1913. La concentration ouvrière peut atteindre, dans la région de Saint-Pétersbourg ou dans le bassin industriel de la Pologne sous domination russe (Lodz) des niveaux qui ne sont que rarement atteints dans les pays occidentaux. L’usine Poutilov de Saint-Pétersbourg emploie ainsi plus de 15 000 travailleurs sur un même site[6]. Or, cette classe ouvrière se compose de femmes tout autant que d’hommes. Le développement d’une action politique ciblant plus particulièrement les ouvrières s’avérera lent, long et difficile. Mais, les résultats viendront, avec la participation de femmes de plus en plus nombreuses aux combats syndicaux et politiques. L’apothéose de ces combats sera la grève et la manifestation pour le 8 mars 1917, déclenchées contre les consignes des partis révolutionnaires, par les ouvrières de Saint-Pétersbourg, et qui donneront le coup d’envoi à la révolution de février qui abattra le Tsarisme.

Jean-Jacques Marie rend compte de manière minutieuse et éclairante de ces combats, mais aussi des phases de doute et de découragement qui les ont précédés. Surtout, il montre bien, à travers les trajectoires de personnes connues, comme Kroupskaïa, Kollontaï ou Clara Zedkin, les tensions qui se révèlent dans ces combats. Tout d’abord se pose la question de l’émergence d’une parole féminine à égalité avec la parole masculine, et ce des comités locaux aux congrès internationaux. Elle donne l’occasion de constater que le patriarcat imprègne, et on peut le comprendre sans l’accepter, le mouvement ouvrier, jusque dans ses franges les plus révolutionnaires. Les réticences des militants bolchéviques comme menchéviques, mais aussi des militants des SR a accepter que des femmes puissent prendre part à égalité avec les hommes aux responsabilités du commun combat sont nombreuses. De fait, on peut constater qu’il y a une régression par rapport au militantisme, certes bien plus restreint, des années 1870-1880. Les Narodniki n’avaient pas hésité à reconnaître dans les femmes qui les avaient rejoints leurs égales. Et, un sens, cette régression traduit l’approfondissement du mouvement de contestation qui, pour la première fois, touche les masses populaires. De ce point de vue, on constate les prémices du phénomène de ruralisation des élites et de la société urbaine qui prendra tout son sens après la révolution de 1917 et qui connaitra son apogée dans les années 1930 quand des transferts massifs de population conduiront de fait à un renouvellement quasi-complet de la classe ouvrière mais aussi d’une partie des cadres de la société. Cette ruralisation entraine le retour de comportements et d’une idéologie bien plus patriarcale que celle qui dominait dans les élites de la fin du XIXème siècle.

Au-delà, ceci pose la question de l’articulation entre la question de l’exploitation qui est engendrée par le mode de production capitaliste et l’oppression qui découle des modes de vie et de pensée patriarcaux. Bien entendu, l’exploitation prend une forme particulière du fait de l’oppression (que l’on pense à la vieille revendication d’un salaire égal pour un travail égal). Mais, l’oppression est elle-même re-dynamisée par le cadre particulier de l’exploitation capitaliste. Jean-Jacques Marie montre bien les tensions que cette articulation produit, en particulier entre militantes (et militants) qui considèrent que seule l’abolition de l’exploitation permettra une éradication complète de l’oppression et militantes (et militants) qui considèrent qu’il y a une spécificité dans la lutte contre l’oppression qui ne peut se réduire à la lutte contre l’exploitation. Cette tension est portée à son paroxysme par les événements révolutionnaires de l’année 1917 qui font éclater l’espoir qu’une cause commune des femmes pourrait émerger. Mais, dans le même temps, les grèves des ouvrières, dont Jean-Jacques Marie montre bien le caractère quasi-spontané, et en tous les cas l’opposition aux appareils politiques des militants révolutionnaires sont justement produites par cette combinaison particulière entre l’exploitation et l’oppression.

Cela donnera naissance à des figures de femmes tout à fait particulières et remarquables, avec des « Dianes combattantes » des deux côtés de la barricade (mais, admettons le, plus fréquentes chez les Rouges que chez les Blancs) et en général la sortie massive des femmes de la sphère compassionnelle dans laquelle l’idéologie patriarcale tend à les cantonner.

Ici, on peut regretter, mais tout ne peut être dit dans un seul livre, que Jean-Jacques Marie ne se soit pas intéressé à ce phénomène des « Dianes combattantes », que l’on retrouve à des époques très différentes, comme dans des cultures très différentes. Ainsi, le Vietnam eut, lui aussi ses « Jeanne d’Arc »[7], dont le destin ne fut pas moins tragique. Que nous dit ce phénomène ? A travers quels processus peut-on avoir une telle rupture des stéréotypes qui cantonnent et encadrent la place des femmes ? Se fonder sur la seule « exaltation » révolutionnaire, mêle si elle existât incontestablement est insuffisant, voire réducteur.

Revenons à la Russie. La condition des femmes dans la Révolution ne se limite ni se réduit à ces « Dianes révolutionnaires ». C’est aussi la plongée dans la plus atroce des misères, une misère qui – à nouveau – touche tout particulièrement et tout spécifiquement les femmes.

Dans cette situation dramatique, le nouveau pouvoir – qui avait prise assez rapidement les mesures que l’on peut qualifier des « démocratiques » qui s’imposaient, que ce soit sur l’avortement, le mariage et le divorce – chercha, avec les moyens très limités dont il disposait, à faire évoluer favorablement la conditions des femmes de Russie. Des progrès furent incontestablement enregistrés, mais l’écart entre les discours tenus par l’aile marchante des militantes et des militants, et la situation réelle des femmes rendait toujours possible un brutal retour en arrière. On ne modifie pas les mentalités en quelques mois et quelques années ; on ne change pas les représentations par la loi seule, même si les lois peuvent aider à ce processus.

Jean-Jacques Marie décrit très bien les contradictions de cette période, et aussi l’écart entre par exemple les projets et les déclaration d’Alexandra Kollontaï, certainement une des bolchéviques les plus en point sur cette question et la réalité de la condition des femmes.

Cet écart dont on a parlé fut à la base du retour en arrière qui se manifesta dès le début des années trente et s’amplifia jusqu’à la guerre. C’est la partie par ailleurs la plus faible du livre de Jean-Jacques Marie, car il ne s’intéresse pas aux changements, parfois brutaux, qu’il y eut en URSS de 1930 aux années 1970 et 1980. Mais, on ne peut guère le lui reprocher. Cela constituerait la matière à un autre livre. Retenons que l’on ne peut, sur ce sujet comme sur bien d’autres, parler de « continuité » dans l’histoire de l’Union soviétique. Les tournants, dans un sens ou dans un autre, furent nombreux.

Au total, Jean-Jacques Marie nous propose un tableau très juste de la situations des femmes dans la Russie d’avant et d’immédiatement après la Révolution. Les débats qu’il retrace et qu’il décrit sont la base même des débats d’aujourd’hui. Il fait cette description sans tomber dans le piège de l’anachronisme, hélas si fréquent sur cette question. C’est au total un livre fort utile, tant sur son sujet que pour comprendre l’état de la société russe d’avant comme d’immédiatement après les révolutions, mais aussi fort plaisant à lire que nous donne donc Jean-Jacques Marie.

Jacques Sapir

Notes

[1] Montlibert de, C., L’émancipation des serfs de Russie – L’année 1861 dans la Russie impériale, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2014 ; Bush M.L., (Ed.), Serfdom and Slavery: Studies in Legal Bondage, Londres, Longman, 1996.

[2] Lipinska, M., Histoire des femmes médecins, Paris, ed. G. Jacques & Cie, Thèse de doctorat soutenue à la Faculté de médecine de Paris, 1900. 586 p.

[3] Schultze, C., Les femmes médecins au XIXe siècle. Paris, Ollier-Henry, 1888. p. 16.

[4] Broido V., Apostles into Terrorists: Women and the Revolutionary Movement in the Russia of Alexander II. New York: Viking Press, 1977. Venturi F., Roots of Revolution: A History of the Populist and Socialist Movements in Nineteenth-Century Russia, New York, Alfred A. Knopf, 1960.

[5] Figner V., Mémoires d’une révolutionnaire, traduit par Victor Serge et édité et présenté par Philippe Artières, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps Retrouvé », 2017, 308p..

[6] Voir Marie J-J., Le Dimanche Rouge, Paris, Larousse, 2008

[7] Avec les Sœurs Trung ou deux cent ans plus tard Trieu Thi Trinh.

 

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