Syrie : les inconsistances du discours gouvernemental, par Jacques Sapir

(Billet invité)

Le document officiel du gouvernement français censé établir la preuve de l’usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien contre les groupes rebelles dans la ville de Douma (Ghouta orientale) pose plusieurs problèmes[1]. On a d’ailleurs reproduit en annexe à la fin de cette note ce dit document. Très clairement, ce document ne contient pas les preuves qu’Emmanuel Macron prétend détenir, pour justifier les frappes du samedi 14 dans la nuit. Une action d’une telle gravité exigeait, en effet, que ces preuves soient réunies et soient présentées aux Français. Ces problèmes amènent à questionner le narratif du gouvernement français et du Président de la République, M. Emmanuel Macron.

L’établissement des faits

Ce document de plusieurs pages précise donc dans son point n°1 :

« Les services français ont procédé à l’analyse des témoignages, photos et vidéos apparus spontanément sur les sites spécialisés, dans la presse et les réseaux sociaux dans les heures et jours qui ont suivi l’attaque. Des témoignages obtenus par les services ont également pu être analysés. L’examen des vidéos et images montrant des victimes et mises en ligne ont permis de conclure avec un haut degré de confiance que la grande majorité est de facture récente et ne relève pas d’une fabrication. La nature spontanée de la mise en circulation des images sur l’ensemble des réseaux sociaux confirme qu’il ne s’agit pas d’un montage vidéo ou d’images recyclées. Enfin, une partie des entités ayant publié ces informations est reconnue comme habituellement fiable. »

On doit noter que TOUTES les sources utilisées sont des sources de seconde main ou des sources dérivées sur les réseaux sociaux. Comment peut-on affirmer avec un « haut degré de confiance » que ces sources ne correspondent pas à une manipulation ? Ceci est un vrai mystère. Nous savons tous que ce qui circule sur les réseaux sociaux à propos de la Syrie doit être pris avec beaucoup de précaution. De même, il est affirmé que les sources sont « habituellement fiables ». Ce n’est pas un argument recevable dans le cadre d’une déclaration officielle (cela pourrait l’être pour des journalistes) parce qu’une déclaration officielle est bien plus lourdes de conséquences. Soit on affirme (et on prouve) que la source EST fiable soit on n’affirme pas. L’impression d’un certain amateurisme prévaut.

Le document poursuit ensuite :

« Les experts français ont analysé les symptômes identifiables sur les images et vidéos rendues publiques, prises soit en espace clos dans un immeuble présentant une quinzaine de victimes décédées, soit dans les hôpitaux locaux ayant accueilli des patients contaminés. Ces symptômes peuvent être décrits comme suit (cf. images en annexe) :

  • suffocation, asphyxie ou difficultés respiratoires,
  • mentions de fortes odeurs de chlore et présence d’une fumée verte sur les lieux touchés,
  • hyper salivation et hyper sécrétions (notamment orales et nasales),
  • cyanoses,
  • brûlures cutanées et brûlures de la cornée.

Aucune mort par effet mécanique n’est visible. L’ensemble de ces symptômes est caractéristique d’une attaque par armes chimiques, notamment par des agents suffocants et par des agents organophosphorés ou de l’acide cyanhydrique. Par ailleurs, l’utilisation supposée de bronchodilatateurs par les services médicaux observée dans les vidéos renforce l’hypothèse d’une intoxication par des agents suffocants. »

On constate, dans le texte, un mélange d’affirmations et de suppositions avec des glissements incessants de l’un des registres à l’autre. Des personnes sont vues, décédées (affirmation), mais les « fortes odeurs de chlore et présence d’une fumée verte sur les lieux touchés » sont de simples mentions de « témoins » sur les vidéos et non des observations directes, et le document le reconnait. Le lien entre les deux n’est pas évident. Les autres symptômes sont aussi des affirmations mais peuvent être attribués soit effectivement à l’usage de gaz (essentiellement du chlore) soit à d’autres possibles causes.

Les sources indirectes utilisées permettent d’avoir une suspicion d’une possible attaque aux gaz mais certainement pas des certitudes. Une enquête sur place s’imposait. Les enquêteurs de l’ONU et de l’ OPCW étaient arrivés sur place quand la frappe des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France a eu lieue. Cela pose immédiatement le problème de savoir pourquoi cette frappe a été décidée avant que l’enquête ait eu lieu. La logique la plus évidente voulait que l’on laisse l’enquête aller à son terme, si cela était possible, et que l’on ne décide de possible frappes qu’une fois l’ensemble des éléments clairement établis.

La « preuve » par l’intention supposée

La partie analysant le contexte opérationnel est aussi intéressante à bien des égards. « La tactique utilisée par les forces pro-régime a consisté à séparer les différents groupes (Ahrar al-Cham, Faïlaq al-Rahmane et Jaïch al-Islam) afin de concentrer l’effort et d’obtenir des accords de reddition négociés. Les trois principaux groupes armés se sont ainsi engagés dans des tractations parallèles avec le régime et la Russie. Les deux premiers groupes (AaC et FaR) ont effectivement conclu de tels accords obtenant l’évacuation de près de 15.000 combattants et de leur famille. Dans cette première phase, la stratégie politique et militaire du régime syrien a consisté à alterner actions militaires offensives indiscriminées contre les populations locales, avec possible usage de chlore, et pause opérationnelle permettant des négociations.

Le texte ici évoque un entrelacs de combats et de négociations et conclut à un «possible usage de chlore ». Dans le paragraphe suivant, il analyse alors le cas spécifique des négociations avec le Jaïsh al-Islam un groupe clairement djihadiste. « Les négociations avec Jaïsh al-Islam, entamées en mars n’ont pas été pleinement concluantes. Le 4 avril, une partie seulement des JaI (estimée à un quart du groupe) a accepté l’accord de reddition, transférant les combattants et leurs familles à destination d’Idlib (environ 4.000 personnes, avec les familles). Cependant, de 4.500 à 5.500 combattants du JaI, localisés principalement à Douma, ont refusé les termes de la négociation. Dès lors, à compter du 6 avril, le régime syrien, appuyé par les forces russes, a repris ses bombardements intensifs sur la localité, mettant fin à une pause opérationnelle, tant terrestre qu’aérienne, constatée depuis le lancement des négociations mi-mars. C’est dans ce contexte que sont intervenues les frappes chimiques analysées ici. »

On constate que le document devient brutalement bien plus affirmatif. Rien n’indique, si ce n’est le « haut degré de confiance » dans des sources secondaires ce qui pourrait motiver le glissement d’une « possible usage du chlore » à l’affirmation que ces frappes sont bien survenues. Ce qui pose immédiatement le problème de la vérification (qui est en réalité en cours…) mais aussi de l’usage d’une « analyse opérationnelle » comme moyen d’argumentation. Non que cette « analyse opérationnelle » ne soit, sous certains points, pertinente. Mais le fait qu’un adversaire puisse avoir eu intérêt à commettre une certaine action ne vaut pas preuve qu’il l’ait commise. A ce titre là tout chef d’entreprise devrait être inculpé pour fraude fiscale et tout pauvre pour vol à la tire… Il y a là un glissement méthodologiquement dangereux et dont on voit bien qu’il vient servir une cause particulière. A l’appui de ses dires, le document officiel produit une analyse des motivations supposées pour l’utilisation des armes chimiques :

« L’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien fait sens dans ce contexte, d’un double point de vue militaire et stratégique :

  • tactiquement, l’utilisation de telles munitions permet de déloger des combattants ennemis abrités dans des habitations afin d’engager le combat urbain dans les conditions les plus avantageuses pour le régime ; cette utilisation constitue un accélérateur de conquête et un démultiplicateur d’effet visant à faire tomber au plus vite le dernier bastion des groupes armés ;
  • stratégiquement, l’utilisation d’armes chimiques, notamment au chlore, documentée depuis le début 2018 dans la Ghouta orientale, a notamment pour objectif de punir les populations civiles présentes dans les zones tenues par des combattants opposés au régime, et de provoquer sur elles un effet de terreur et de panique incitant à la reddition ; alors que la guerre n’est pas terminée pour le régime, il s’agit, par des frappes indiscriminées, de démontrer que toute résistance est inutile et de préparer la réduction des dernières poches. »

Cette analyse fait sens. Mais, on peut aussi considérer qu’elle est incomplète. Elle ne dit rien de l’intérêt pour certains groupes et en particulier pour ceux clairement identifiés comme djihadistes, d’utiliser eux-aussi, des armes chimiques. Or, des laboratoires ont été découvert dans la Ghouta, et ces laboratoires étaient sous le contrôles des groupes soient « rebelles » soient djihadistes. De même, le document ne dit rien des cas bien répertoriés de l’emploi de gaz par des groupes djihadistes, en particulier contre les kurdes. La présentation de l’analyse opérationnelle, sans être fausse, ne présente qu’une petite partie des motivations des uns et des autres dans cette affaire. Clairement, un usage des gaz pourrait faire sens pour les forces du régime de Damas. Mais, dire qu’un usage « fait sens » n’est nullement apporter la preuve de cet usage. De même, l’usage des gaz ne ferait pas sens que pour ces forces. Il peut faire sens aussi pour des groupes rebelles. Ici encore, on est renvoyé au fait que seul une enquête impartiale aurait pu prouver ce qui est véritablement advenu. Mais, le choix des présidents des Etats-Unis, de la France et de la Première-ministre de Grande-Bretagne a bien été de frapper avant que les faits ne soient établis. Cette décision renvoie sans doute à d’autres motifs.

Les témoignages contredisant l’analyse officielle

Le journaliste britannique Robert Fisk, deux fois récipiendaire de la plus haute distinction pour les reporters (le British Press Awards) donne quant à lui une autre version de l’affaire de Douma dans le journal britannique The Independent[2]. Lui non plus n’a pas à être cru sur parole. Mais, son article à du moins l’avantage par rapport au document analysé d’avoir été rédigé à partir de Douma.

Alors, on peut dire bien sûr que Fisk ne s’est rendu à Douma qu’une fois que la localité ait été récupérée par le régime de Damas, qu’il opère avec l’accord du régime, qu’il intervient avec une semaine d’écart sur les supposés événements. C’est vrai et exact. Mais, ce n’est pas une analyse faite sur la base des réseaux sociaux. Et c’est cela le problème.

Le document officiel nous présente un raisonnement construit essentiellement par inférences, inférences quant aux symptômes (symptômes qui sont attribués par Robert Fisk après une discussion avec des médecins locaux aux poussières provoquées par les bombardements des troupes régulières), mais aussi inférences de ce que l’on croit que les forces du régime syrien veulent faire, et cela sans jamais prendre en compte aussi ce que les forces opposées, qu’on les appelle « rebelles » ou djihadistes, pourraient aussi vouloir faire.

C’est la raison pour laquelle il eut été immensément plus préférable d’avoir d’abord une enquête indépendante sur le terrain avant de prendre une quelconque décision. Cette enquête, et il ne faut pas être naïf sur ce point, aurait pu être bloquée par le gouvernement syrien. Mais, en ce cas, le fait d’empêcher une équipe d’enquêteur officiellement mandatée par les Nations Unies de travailler aurait signifié une présomption de plus.

Conséquences politiques

La rapidité avec laquelle les trois pays occidentaux ont pris la décision d’exécuter les frappes laisse donc à penser que, contrairement à ce qui est publiquement affirmé, ces frappes n’avaient pas pour but de « punir » un gouvernement pour une usage de gaz qui n’était pas avéré, ni de changer la donne militaire dans la Ghouta (ce que ces frappes ont été dans l’incapacité de faire), mais que ces frappes poursuivaient un but politique. C’est encore plus vrai dans le cas de la France, où le faible nombre de missiles (12 sur 104) dénote une participation à la limite du symbolique.

Mais, si le but réel de ces frappes est un but politique, alors, la légitimité de ces frappes devient hautement problématique. Dans un acte de guerre, et ces frappes constituent à l’évidence un acte de guerre, les « buts de guerre » doivent être clairement annoncés. Or, ici, nous avons une gesticulation devant des buts supposés qui pourraient bien masquer des buts très différents. Les conditions de réalisation de cette frappe, conditions qui ont abouti à la destruction d’un nombre important de missiles par les défenses anti-aériennes syriennes, renforcent cette hypothèse.

Les principales victimes de ces frappes seront, dans l’ordre, le droit international qui a été clairement violé, mais aussi le contrôle démocratique – et en particulier en France – sur les actions des gouvernements, contrôle qui n’a pu être mis en œuvre que ce soit de manière procédurale ou de manière substantielle. Il convient de s’interroger sur la volonté d’agir à tout prix, sans preuve substantielle et sans mandat de notre gouvernement. Nous sommes bien en présence d’une irresponsabilité politique profonde, irresponsabilité qui se combine avec un mépris des règles et des principes de la démocratie des plus inquiétants.

Annexe

(Image très difficiles)

Notes

[1] Il s’agit du document titré « Evaluation Nationale » qui a été produit à partir de sources ouvertes par les services du Ministère de la défense.

[2] https://www.independent.co.uk/voices/syria-chemical-attack-gas-douma-robert-fisk-ghouta-damascus-a8307726.html

 

via » [RussEurope-en-Exil] Syrie : les inconsistances du discours gouvernemental, par Jacques Sapir

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