TGV-DUPLEX MÉDICALISÉS ? Une rustine sur l’inconséquence des pouvoirs publics
Christian, adhérent UPR, passionné de chemins de fer et observateur de l’actualité ferroviaire, nous a transmis le point de vue suivant, qui a été validé et enrichi par la commission Transports de l’UPR.
Il nous a semblé intéressant de porter cette analyse à la réflexion de tous.
L’imprévoyance de l’administration publique que la crise sanitaire dévoile crûment se répercute dans les moindres détails. La gestion ferroviaire de ces dernières années n’a pas pris en compte l’éventualité d’un transport massif de malades : pandémie, attentat, catastrophe technologique ou naturelle.
L’épidémie de covid-19 qui frappe de plein fouet la France, à raison d’un mort toutes les quatre minutes, a provoqué la saturation des hôpitaux publics à Strasbourg, Mulhouse, Nancy, et maintenant Paris. Cette situation a amené les pouvoirs publics à transférer certains malades, malades sous respirateur artificiel, de ces Régions Grand-Est et Île-de-France vers d’autres Régions où ils peuvent être pris en charge plus facilement par les infrastructures hospitalières publiques. Et les grands médias, soucieux de montrer que le gouvernement agit, ont consacré des reportages au fait que ces malades sont transférés par TGV.
On ne sait pas trop s’il faut être fier de cette opération inédite en Europe et qui fait prendre conscience à chacun que notre service public à la française est un bien précieux. Ou s’il faut en avoir honte.
Car quiconque examine la question d’un peu près se rend compte que l’opération de transfert, avec des TGV duplex non modifiés, ressemble plus à du bricolage improvisé qu’à une opération logistique mûrement réfléchie et préparée.
Certes, il est toujours facile de critiquer a posteriori. Et il convient de saluer ici la mobilisation exceptionnelle des divers corps de métiers de la SNCF et de la santé qui rendent ces opérations possibles. Mais cela n’empêche pas de rester lucide et de dénoncer un véritable gâchis qui aurait dû – et pu – être évité.
—-
TGV duplex médicalisés : imprévoyance et inconséquence
Remarquons d’abord que, dans un pays gouverné par des gens compétents œuvrant pour le bien de la population, indépendants des groupes de pression et non soumis à des impératifs extérieurs de baisse des dépenses de santé (comme nous l’impose l’UE), il n’y aurait point besoin de transférer des malades d’un bout à l’autre de la France. Les hôpitaux publics, suffisamment dotés, secondés en cas de besoin par les établissements privés ou l’armée, suffiraient à assurer leur mission de soin. Mais tel n’est pas le cas.
Nous avons affaire à une gestion sanitaire peu ordinaire puisque le système de santé de la Région Grand-Est est saturé. La politique de gestion des lits à flux tendu, pour optimiser le budget des hôpitaux, s’est retournée contre ces derniers. L’hôpital militaire de campagne installé à Mulhouse pour soulager les soignants ne suffit déjà plus.
L’expédient trouvé a donc été de transférer des malades par train, dans des conditions de confort et de commodité indignes, au mépris de ces malades qui vont peut-être mourir loin de chez eux, de leur famille, et au détriment de tout bon sens pour les personnes encadrantes.
En effet, pour acheminer ces personnes en situation de détresse, il a été décidé d’utiliser des TGV duplex, c’est-à-dire des trains commerciaux à deux niveaux.
Cette solution n’est pas nouvelle puisque le SAMU de Paris avait déjà fait un test grandeur nature en mai 2019, en imaginant qu’un TGV médicalisé devrait quitter Paris en urgence pour rapatrier des blessés de Metz où un attentat se serait produit.
L’idée est évidente : un TGV, c’est plus rapide qu’une ambulance, il y a plus de place pour un transport de masse, c’est l’idéal pour relier les centres-villes entre eux, contrairement à l’avion, et on y est moins ballotté. Notons que, dans l’exercice en question, il ne s’agissait pas de réquisitionner un train au hasard dans la ville frappée par un attentat, mais d’en préparer un depuis une autre ville, pouvant apporter son aide à la ville touchée.
Mais entre la théorie et la pratique, il y a un gouffre.
D’un strict point de vue technique, il faut noter l’étroitesse de la porte d’accès d’une voiture de TGV pour un brancard et l’étroitesse de la plate-forme d’accueil à l’intérieur de la voiture.
La vidéo disponible en cliquant ici – et les photos qui en sont extraites insérées ci-après – montrent bien la difficulté du personnel soignant à faire passer les malades à angle droit entre la plateforme d’entrée et l’intérieur de la voiture, avec tout le matériel d’assistance respiratoire branché aux malades.
On note également l’exiguïté de la salle basse des rames dites duplex. Cette salle basse de chaque voiture est la seule où les malades peuvent être installés car la salle haute est trop difficile d’accès pour les brancards, notamment du fait de l’escalier étroit et très raide qui mène au pont supérieur.
Résultat ?
Les salles hautes sont réservées à la circulation et à l’installation des soignants.
En outre, les brancards et les malades doivent être posés en équilibre par-dessus les sièges des voyageurs des salles basses.
Du coup, la place inutilisée est considérable et seulement quatre malades peuvent être installés par voiture.
Après quelques trajets, les équipes médicales ont quand même demandé que les dossiers des sièges soient retirés pour avoir plus de place !
La vérité est triste à énoncer : ces “unités mobiles hospitalières ferroviaires” (UMHF) résultent d’un bricolage à la hâte, faute de mieux. La sixième puissance mondiale qu’est la France ne dispose pas, ne dispose plus de trains sanitaires.
—-
La disparition des voitures-ambulances
Il aurait très bien pu en être autrement. Un rappel historique permet de le comprendre.
De 1976 à 1983, la SNCF avait fait construire 27 voitures de type Corail adaptées au transport de personnes en brancard.
Elles avaient de larges portes centrales et une capacité théorique de 40 places chacune (soit 1 080 places totales disponibles). Elles avaient des usages multiples, allant des trains de pèlerinage vers Lourdes jusqu’à l’acheminement de colonies de vacances.
Occupées par des brancards avec assistance respiratoire, 20 malades par voiture auraient eu des conditions de transport et de confort bien meilleures que le bricolage actuel. Une rame de 12 voitures-ambulances aurait donc eu une capacité maximale de 240 malades. Ces 27 voitures-ambulances auraient fourni un total de 540 places.
Comme toutes les voitures de cette génération, elles étaient aptes à circuler à 200 km/h après modification des freins. Et, comme elles pouvaient être tractées par des motrices Diesel, elles avaient l’avantage de pouvoir atteindre les villes où les lignes ne sont pas électrifiées.
Il aurait été judicieux de les garder et de les adapter aux nouvelles normes sanitaires. Malheureusement, le nombre de ces voitures-ambulances a été progressivement réduit. Elles ont été purement et simplement supprimées et mises à la ferraille durant la dernière décennie.
Les pèlerinages se font maintenant dans des TGV, avec éventuellement des kits pour allonger les malades mais cela n’est pas adapté à certaines pathologies nécessitant… l’assistance respiratoire !
Manque de chance, c’est exactement ce dont on a besoin aujourd’hui.
Sur le même principe, on peut aussi considérer que les 240 fourgons à bagages Corail construits entre 1977 et 1980, progressivement abandonnés, auraient pu être convertis en voitures-ambulances [1]. 48 furent d’ailleurs rachetés par la Suisse, championne de la mobilité.
Les autres furent portés à la casse, et seule une petite partie vivote encore, probablement en tant que fourgons à vélos répartis un peu partout sur le territoire. Plus de quoi recréer de véritables trains sanitaires.
Mais outre ces deux voies, désormais sans issue, une troisième option plus moderne semblait encore possible. Celle présentée ci-après.
—-
Le TGV postal converti en TGV sanitaire ? Trop tard…
Il n’y a pas si longtemps, La Poste était propriétaire de sept rames de TGV postaux pour livrer les courriers prioritaires.
Ces rames étaient dérivées des increvables TGV Alstom de première génération, aptes à circuler à 270 km/h. La SNCF les a fait circuler pendant plus de trente ans, de 1984 à 2015, avant que La Poste ne décide de changer de stratégie.
En effet, face à la baisse de volume considérable du courrier papier au profit des messages électroniques, l’exploitation de ces TGV postaux est devenue déficitaire, et La Poste a opté pour le transport combiné fret ferroviaire et camion.
À la suite de leur radiation, et faute de repreneur du fait de leur configuration vide, ces rames en parfait état de marche ont tout bonnement été envoyées à la ferraille milieu 2015. Quel gâchis !
C’est justement parce que ces rames étaient vides, modulables à l’infini, qu’elles avaient un potentiel énorme.
L’intérieur d’une voiture de TGV postal est en effet facile à nettoyer et à désinfecter, puisqu’il n’y a ni moquette ni fauteuils en tissus, véritables nids à bactéries et à virus.
Leurs portes d’accès étaient larges, prévues pour charger des conteneurs à courrier. Un brancard aurait pu y entrer avec une parfaite facilité !
Et un TGV a l’avantage de pouvoir emprunter les lignes à grande vitesse comme les lignes classiques pour aller partout en France. Pratique en cas d’attaque terroriste comme le SAMU de Paris l’a compris. Mais pratique aussi en cas de catastrophe industrielle, de drame des transports ou de catastrophe naturelle demandant une évacuation massive de blessés.
La SNCF sait parfaitement rénover des rames TGV ou les reconvertir en rames à bas coûts OuiGo (ironiquement qualifiées de classe « sardines »). Le savoir-faire et les ateliers existent et fonctionnent lorsqu’il s’agit d’entasser des voyageurs valides et en bonne santé.
On peut se demander pourquoi, six mois après les attentats de Charlie Hebdo, la SNCF, en lien avec l’État, n’a pas décidé de récupérer tout ou partie de ces increvables TGV postaux pour les convertir en TGV sanitaires, qui font défaut, et les garer dans des villes stratégiques.
Il y en aurait eu pour largement moins de 9 millions d’euros de travaux par rame, coût actuel de la transformation d’une ancienne rame de TGV en OuiGo. Cette somme est à comparer aux centaines de millions d’euros annuels du budget communication de l’entreprise, à l’évidence moins utiles et justement épinglées par la Cour des comptes !
Des aménagements simples et de bon sens, en collaboration avec des médecins hospitaliers, auraient pu leur redonner une seconde vie leur permettant d’en sauver d’autres : sol et parois lavables, hublots, WC, éclairage moderne, climatisation avec filtres, groupe électrogène de secours, conduites d’oxygène intégrées…
Mais si cela n’a pas été fait, c’est pour une raison simple et cruelle : une SNCF qui a dû se préparer à l’arrivée de la concurrence – imposée par l’Union européenne bien sûr ! – ne comptait pas s’encombrer de rames qui ne lui rapportaient rien au quotidien.
La même logique, européiste et ultralibérale, de destruction des services publics et de règne exclusif de l’argent roi a prévalu à la SNCF comme dans les hôpitaux et cela a conduit au même type de résultats désastreux :
– objectifs managériaux obsessionnels du “flux tendu”, du “zéro stock”, du “coefficient maximal de remplissage”, de la profitabilité à tout prix,
– refus de prendre en considération la survenue aléatoire et exceptionnelle de circonstances dramatiques,
– imprévoyance totale,
– désorganisation complète et drames humains en cascade lorsqu’une catastrophe survient.
—-
Conclusion : la SNCF doit se rééquiper en rames à usage sanitaire
Au fil des ans, l’État s’est privé de nombreuses options de transport sanitaire par train :
– voitures-ambulances,
– fourgons à bagages,
– et TGV postaux reconvertibles.
Et cela, alors même que les événements et un minimum de réflexion prospective auraient au contraire dû inciter les pouvoirs publics (gouvernement et SNCF) à se doter à nouveau de telles capacités stratégiques.
Nos TGV duplex bricolés pour accueillir quelques malades sont une lamentable rustine sur ce qu’il reste de service public. Elle nous réduit à espérer qu’il n’y ait jamais besoin de plus.
Toujours le roi de la défausse sur les autres, Macron a beau juger « irresponsables » ceux qui critiquent sa gestion de la crise, il ne parviendra pas à faire oublier les coupes budgétaires dans la santé et l’incurie des gouvernements successifs sur ce point très précis des trains sanitaires.
Des rames ferroviaires spécialement dédiées aux évacuations doivent être recréées. Or l’argent ne manque pas, même à la SNCF, on l’a vu. Et comme, dans les mois et années qui viennent, des dizaines de TGV vont être remplacés par des rames plus confortables, c’est une nouvelle occasion qui se présente de réparer cette incurie.
La laisserons-nous encore passer cette fois-ci ?
Christian Ambrosi (adhérent UPR), en lien avec la commission nationale Transports de l’UPR
2 avril 2020
——————————————————
Sources et références
[1] Le Train (supplément archives) : « Les voitures Corail », tome 1, décembre 2017.