Une histoire méconnue de la division du Kurdistan

Aujourd’hui, une vision historique du Kurdistan…

Source : Kurdish Question, Kardo Bokani, 15-07-2017

Signé le 24 juillet 1923, le Traité de Lausanne divisa le Kurdistan entre la Turquie, l’Iran, l’Irak, la Syrie et l’Azerbaïdjan. Bien que nous entamions aujourd’hui son 94e anniversaire, un aspect important du Traité est souvent ignoré, de façon délibérée ou non. Le récit dominant entretient l’idée selon laquelle ce sont les alliés qui ont divisé le Kurdistan car il ne correspondait pas à leur projet impérial. Toutefois, une analyse plus approfondie de la période comprise entre 1919 et 1923, non seulement remet en cause cette idée, mais peut aussi l’invalider et la désigner comme une « théorie du complot ». Dans cet article, je retrace la trajectoire des événements qui ont abouti à mise en application du Traité de Lausanne.

Les éléments historiques nous apprennent que la période de 1919 à 1921 a vu le mouvement de libération kurde présenter la plupart des opportunité politiques nécessaires pour former un Kurdistan indépendant, ce qui a conduit certains historiens à parler d’une période « d’opportunités en or » [1]. Pendant celle-ci, des révolutionnaires kurdes ont organisé de nombreuses révoltes dans différents endroits et régions du Kurdistan. Parmi lesquelles, la révolte du Cheik Mahmoud dans la province d’As-Sulaymâniya en 1919, la révolte de Koçgirî dans le Dersim en 1920, et la révolte de Simko à Ourmia en 1920. Cette série de révoltes armées montre la motivation de la population kurde pour la liberté, qui est la première structure d’opportunité pour la réussite de tout mouvement révolutionnaire. [2]

La seconde opportunité – une crise politique sévère paralysant l’administration de l’État et ses capacités coercitives – s’est présentée d’elle-même au mouvement kurde pendant cette période. Vers la fin de la Première Guerre mondiale, les Alliés avaient occupé les territoires ottomans et imposé le Traité de Sèvres au sultan Abdüllhamid. La pression paralysante obligea Kemal Atatürk à faire appel à certains milieux kurdes pour l’aider à repousser les forces occupantes. [3]

La troisième opportunité – la division au sein des élites de l’État – était également présente, car les élites dirigeantes turques souffraient de graves dissensions internes. Tandis que l’empire ottoman s’effondrait, la classe dirigeante se scindait en deux camps opposés, représentés par le sultan Abdüllhamid d’une part et Kemal Atatürk d’autre part. Basée à Istanbul, la faction du sultan cherchait à préserver le système du sultanat. Ne reconnaissant pas son mandat, et le décriant pour la signature du traité de Sèvres, la faction Atatürk trouva un gouvernement alternatif à Ankara, qui devint un incubateur de la république turque.

La quatrième opportunité – une alliance transverse entre les principales classes de la société, ou une coalition nationale entre les groupes politiques principaux – manquait. On ne trouve aucune trace d’une quelconque coopération entre les principales forces kurdes qui ont combattu dans des régions différentes du Kurdistan. On ne trouve pas non plus d’alliance de quelque nature que ce soit entre les forces kurdes d’une même région du Kurdistan.

La cinquième opportunité – la permissivité internationale et l’aide étrangère – était dans une certaine mesure disponible pour le mouvement kurde. Les données historiques révèlent que les Alliés ont offert aux Kurdes un soutien diplomatique pour la formation d’un Kurdistan indépendant. La raison en était que le Kurdistan, tout comme l’Arménie, aurait servi de tampon entre la Turquie proprement dite et les reste des régions turques d’Asie centrale appelées le Turan, dont les Jeunes-turcs aspiraient à prendre le contrôle en vue de former l’empire turanien [5]. Pour empêcher cela, les Alliés soutenaient à la fois les Arméniens et les Kurdes. Le premier document signalant l’aide diplomatique occidentale à ces derniers est le quatorzième point de la déclaration de Woodrow Wilson, le président américain, à propos du droit des peuples à l’autodétermination. L’article 12 de la Déclaration demandait en 1918 :

« Les parties turques de l’actuel empire ottoman doivent être assurées d’avoir une souveraineté établie, mais les autres nationalités qui sont aujourd’hui sous contrôle turc doivent être assurées d’une entière sécurité quant à leur vie et d’une possibilité de développement autonome sans qu’elles soient inquiétées… [6]

Le second document est le Traité de Sèvres de 1920 qui stipule :

Article 62 : Une commission siégeant à Constantinople et composée de trois membres respectivement nommés par les gouvernements britannique, français et italien, préparera, dans les six mois à dater de la mise en vigueur du présent traité, l’autonomie locale pour les régions, où domine l’élément kurde, situées à l’est de l’Euphrate, au sud de la frontière méridionale de l’Arménie, telle qu’elle pourra être déterminée ultérieurement, et au nord de la frontière de la Turquie avec la Syrie et la Mésopotamie…

Article 64 : Si dans le délai d’un an à dater de la mise en vigueur du présent traité, la population kurde dans les régions visées à l’article 62, s’adresse au Conseil de la Société des Nations en démontrant qu’une majorité de la population de ces régions désire être indépendante de la Turquie, et si le Conseil estime alors que cette population est capable de cette indépendance, et s’il recommande de la lui accorder, la Turquie s’engage, dès à présent, à se conformer à cette recommandation et à renoncer à tous droits et titre sur ces régions…[7]

Comme je l’ai dit, le soutien occidental fut limité à des initiatives diplomatiques et il n’y a aucune preuve d’aide militaire ou financière. C’est l’adversaire des Kurdes qui reçut un soutien politique, militaire et financier de l’Union soviétique sous la direction de Vladimir Lénine. Des documents historiques montrent qu’à partir de 1919, le gouvernement alternatif d’Atatürk à Ankara reçut un soutien substantiel des Soviétiques. Après la conclusion en 1921 du Traité d’Amitié avec Atatürk, Lénine fut le premier à reconnaître le gouvernement d’Atatürk à Ankara, face au Sultan d’Istanbul. Durant ces années critiques, les Soviétiques furent le fournisseur principal des aides militaires, économiques et morales dont Ataturk avait besoin pour rejeter les alliés de Turquie et consolider la fondation de la République turque. [10]

Ainsi, les Soviétiques ont aidé Atatürk en 1921 à soutirer un traité à la France pour qu’elle retire ses forces de Cilicia. L’année suivante, Atatürk a également réussi à chasser les Grecs de l’Anatolie, avant de lancer un assaut sur la zone des détroits, sous contrôle britannique. Ceci amena à un armistice formel entre les deux pays quand les représentants turcs à Londres rencontrèrent les officiels britanniques pour négocier un nouveau traité remodelant et remplaçant celui de Sèvres [11]. A cette époque, on outre, la Grande-Bretagne avait perdu tout intérêt à la création d’un Kurdistan indépendant, car cela aurait pu susciter une rébellion de la population kurde dans l’Irak sous mandat britannique. [12] Le souhait de valider un accord de paix avec le gouvernement turc et de ne pas encourager des troubles aux frontières irakiennes semble avoir été une autre raison de ce renoncement.

C’est sans doute à la demande d’Atatürk qu’en 1923, Lénine a retiré le statut d’autonomie qu’il avait précédemment accordé à l’enclave kurde dans les territoires soviétiques, connue sous le nom de « Kurdistan rouge » et l’a rattachée à la République d’Azerbaïdjan [13]. Avec un territoire d’environ 5 200 km2, le Kurdistan rouge a été jeté aux poubelles de l’Histoire et ne s’est jamais plus fait entendre. Au-delà de tout cela, la Troisième Internationale qui était placée sous l’influence de l’URSS a dénoncé la révolte kurde de 1925, connue sous le nom de révolte du cheikh Saïd, comme un mouvement « réactionnaire » conçu par l’impérialisme anglais pour affaiblir la République turque. [14]

Après la révolution d’octobre de 1917, il faut toutefois noter que les Soviétiques ont adopté une politique de soutien des mouvements anti-coloniaux dans ce qui était alors appelé le « tiers-monde ». L’intention n’était pas seulement d’allumer une révolution internationale contre le système capitaliste, mais aussi de consolider la révolution socialiste en Russie [15]. La première initiative prise à cet égard par les Soviétiques fut d’organiser en 1920 le premier Congrès des peuples de l’Est, qui se tint dans la capitale de l’Azerbaïdjan, Bakou. Était également invité un groupe de militants turco-azéris d’Iran, dont faisant parti le général Lahuty de Tabriz [16]. Le chef révolutionnaire vietnamien, Ho Chi Min, qui était présent au Congrès, déclara :

« Après ce congrès historique, en dépit de toutes les difficultés intérieures et extérieures, les Soviets révolutionnaires n’ont jamais hésité à soutenir les peuples qui se sont levés en réponse à leur révolution historique. Une des plus importantes décisions prises au cours de ce congrès a été d’ouvrir l’université de l’Est. » [17]

Les Soviétiques ont créé l’université de l’Est dans le but d’éduquer les futurs révolutionnaires du monde colonisé. D’après Ho Chi Min, qui a reçu une éducation politique et idéologique à l’Université, elle peut revendiquer 150 conférenciers et 1022 étudiants de 66 pays différents [18]. Parmi eux se trouvaient trois militants iraniens nommés Hussein Sharqy, Karim Nikkhah et Ardashir Ovasiyan.[19]. Dans son évaluation de l’Université, Ho Chi Min a soutenu, sans exagération, que l’avenir des peuples colonisés résidait sous les arcanes de l’Université [20]. Non seulement l’avenir des Kurdes colonisés ne se trouvait pas sous ces arcanes, mais la collaboration soutenue de Lénine avec Atatürk pour former l’État-nation turc s’est avérée trop coûteuse pour les Kurdes.

De façon plus importante, Lénine a mis en place un modèle que les leaders soviétiques suivants n’ont pas hésité à reprendre. Durant la révolte Agirî de 1937, par exemple, l’aide de l’URSS à l’État turc fut cruciale pour mater définitivement la rebellion. Quand les Soviétiques ont fermé la frontière du fleuve Araxes aux révolutionnaires kurdes et permis à l’armée turque de faire usage de ses facilités ferroviaires, le sort de la révolte Agirî fut scellé [21]. Au-delà de cela, les Soviétiques ont servi d’intermédiaires entre les régimes turc et iranien en réglant les choses découlant de la révolte. [22]

Il peut paraître surprenant que les Soviétiques aient fourni à l’armée turque dans les années 80 des hélicoptères Sikorsky et Mi-1 Hip-M, des transporteurs de troupes blindés, et des équipements de vision nocturne, tout ceci étant utilisé lors d’opérations contre les forces du PKK et ses soutiens civils. [23]

Pour conclure, j’affirme que le Traité de Lausanne fut le résultat d’une désunion paralysante parmi les divers groupes kurdes, et d’un soutien continu d’aide au gouvernement d’Atatürk assuré par les Soviétiques sous la direction de Lénine. Si les groupes kurdes avaient réussi à se rejoindre dans un front unifié et si les Soviétiques n’avait pas renforcé l’armée turque pour renverser le Traité de Sèvres, le Kurdistan n’aurait peut-être pas été découpé en cinq parties, dont l’une oubliée à jamais.

[1] Izady, Mehrdad. The Kurds: A Concise Handbook (Washington: Taylor & Francis, 1992) p. 58; Kendal, Nizan. “Kurdistan in Turkey”. In: Chaliand, Gerard. ed. A People Without A Country: The Kurds and Kurdistan (New York: Olive Branch, 1993, [1980]) p. 30. [2] For the discussion of opportunity structures see Greene, T. Comparative Revolutionary Movements; Search For Theory and Justice. Third Edition. (New Jersey: Prentice Hall, 1990, [1974]); Goldstone, J. (Ed.). Revolutions; Theoretical, Comparative, and Historical Studies. Second Edition. (Forth Worth: University of California, Davis, 1994, [1986]); Goldfrank, W. “The Mexican Revolution”. In: Goldstone, J. ed. Revolutions; Theoretical, Comparative, and Historical Studies. Second Edition. (Forth Worth: University of California, Davis, (1994, [1986]). [3] Kendal, 1993, p. 48. [4] Kendal, 1993, p. 32; Dêrsimî, Nûrî. Dêrsim le Mêjûy Kurdistan da, (Dêrsim in the History of Kurdistan), trans from Turkish to Soranî by Dizeyi, F.A. (Hewler: Mukiryanî, 2001, [1952]) p. 145-46 [5] See Mann, M. The Dark Side of Democracy; Explaining Ethnic Cleansing (Cambridge: Cambridge University Press, 2005) p. 131-2; Hewitt, C. and Cheetham, T. (2000) Encyclopaedia of Modern Separatist Movements (California: ABC-CLIO, 2000) p. 232. [6] http://www.ourdocuments.gov/doc.php?flash=true&doc=62 [7] http://wwi.lib.byu.edu/index.php/Section_I,Articles_1-_260 [8] McDowall, David., A Modern History of the Kurds (London: I.B. Tauris, 1997) p. 130. [9] McDowall, 1997, p. 138; Romano, David., The Kurdish Nationalist Movement: Opportunity, Mobilization and Identity (Cambridge: Cambridge University Press, 2006) p. 36; Kirişci, Kemal. and Winrow, Gareth., The Kurdish Question and Turkey: An Example of a Trans-state Ethnic Conflict (London: Frank Cass, 1997) p. 71. [10] Dunn, John., Modern Revolutions: An Introduction to the Analysis of a Political Phenomenon (London: Cambridge University Press, 1972) p. 193-95; Harris, Nigal., National Liberation (London: Penguin Books, 1990) p. 118-9; Olson, Robert., “The Kurdish Question in the Aftermath of the Gulf War: Geopolitical and Geostrategic Changes in the Middle East”, Third World Quarterly 13: 3 (1992) p. 480-92; Bedirxan, Sureya., The Case of Kurdistan Against Turkey (Stockholm: SARA Bokförlag, 1992) http://www.saradistribution.com/thecaseofkurdistan.htm; Vanly, Ismet Sheriff., “The Kurds in the Soviet Union”. In: Kreyenbroek, Philip. and Sperl, Stephan. eds., The Kurds; A Contemporary Overview (London: Routledge, 2005 [1992]) p. 158; Jwaidah, Wadia., The Kurdish National Movement; Its Origins and Development (New York: Syracuse University Press, 2006) p. 122; Dêrsimî, 2001, p. 290; Kendal, 1993, p. 49. [11] McDowall, 1997, p. 140. [12] Kirişci and Winrow, 1997, p. 70. [13] Vanly, 2005, p. 158-9. [14] Harris, 1990, p. 119; Bozarslan, Hamit., “Some Remark on Kurdish Historiographical Discourse in Turkey 1919-1980”. In: Vali, A. ed. Essays on the Origins of Kurdish Nationalism (Costa Mesa: Mazda, 2003) p. 29; van Bruinessen, Martin, Agha, Shaik and State: The Social and Political Structures of Kurdistan (London: Zed Books, 1992) p. 292. [15] DeFronzo, James. Revolutions and Revolutionary Movements (Oxford: Westview, 1996) p.43-44-47. [16] Abrahamian, Ervand. Iran Between Two Revolutions (Princeton: Princeton University Press, 1982) p. 119. [17] Minh, Ho Chi. On Revolution: Selected Writings, 1920-66, Fall, B.B. edition (New York: Praeger, 1967) p. 44. [18] Minh, 1967, p. 46. [19] Abrahamian, 1982, p. 130-32. [20] Minh, 1967, p. 46. [21] McDowall, 1997, p. 205. [22] Jwaideh, 2006, p. 123. [23] Laizer, Sheri. Martyrs, Traitors and Patriots; Kurdistan after the Gulf War (London: Zed Books, 1996) p. 83.

Note : les vues et opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne correspondent pas nécessairement à la position de KurdishQuestion.com

Source : Kurdish Question, Kardo Bokani, 15-07-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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