La neutralité de Wikipedia en question : le mystérieux cas Philip Cross
Que chacun puisse rédiger ou modifier une fiche Wikipedia, tout le monde ou presque le sait. Ce que tout le monde ne sait pas forcément, c’est que concrètement, il est très difficile de le faire : toute modification, si justifiée et correctement sourcée soit-elle, peut se voir supprimée – parfois dans l’heure. Et inutile de tenter de restaurer la modification, elle subira le même sort. Deux fois, trois fois, cent fois. A tel point que, bien sûr, les contributeurs sincères qui tentent de corriger des biais flagrants se voient forcés de renoncer, et que Wikipedia est aujourd’hui l’une des sources de culture générale les moins fiables du web.
Une affaire a récemment mis en lumière ces graves insuffisances de « l’encyclopédie en ligne » N°1 du web.
Après avoir apporté des milliers de modifications biaisées à certaines fiches, un contributeur de Wikipedia dénommé Philip Cross a attiré l’attention des personnes dont il « corrigeait » obsessionnellement les pages. Certaines de ses cibles, dont le politicien britannique George Galloway, ont poliment interrogé à ce sujet le fondateur de Wikipedia Jimmy Wales… qui les a brutalement envoyés paître.
Exemple :
Because as far as I can tell so far, those complaints are so wrong as to be risible. Look into it further. Or show me some diffs.
— Jimmy Wales (@jimmy_wales) 9 mai 2018
(Le journaliste Neil Clark (une autre des cibles de Philip Cross) : « Jimmy, quand allez-vous vous intéresser au contributeur de Wikipedia @philipcross63, qui l’utilise comme plateforme pour harceler des dissidents anti-guerre? Pourquoi ne répondez-vous pas aux doléances des personnages publics sur ses activités ? »
Jimmy Wales : « Parce que jusqu’ici, d’après ce que je vois, ces doléances sont si erronées qu’elles en sont risibles. Enquêtez plus avant. Ou montrez-moi des diffs. »)
Outre que rien n’aurait été plus simple pour lui que d’aller les constater lui-même, les « diffs » en question lui avaient été montrées à plusieurs reprises…
Voyant que les victimes du harcèlement de « Philip Cross » se heurtaient tous au mur de l’indifférence railleuse de Wales, Galloway a ensuite proposé publiquement la somme de mille livres sterling à qui pourrait lui fournir des indications sur l’identité du personnage en question, dont il se demandait s’il était un individu comme il le prétendait ou, étant donné le nombre diluvien de ses interventions, une équipe de professionnels. En réponse, au lieu de convenir d’un rendez-vous avec Galloway pour prouver son existence et empocher les 1000 livres proposées, le dénommé Philip Cross a disparu de Wikipedia en clamant sur Twitter que « sa tête était mise à prix » (il est aujourd’hui classé comme contributeur « inactif » mais non « banni » par l’encyclopédie).
Puis il s’est produit une chose imprévue : il a effacé son compte Twitter pour immédiatement en ouvrir un autre sous le nom « Julian » @Wikipedianhidin et se lancer dans une série de tweets sans queue ni tête. S’il est confirmé que ce second compte est bien tenu par celui qui se faisait nommer Philip Cross et non par un imitateur, son comportement sur Twitter corrobore ce que ses modifications obsessionnelles de fiches Wikipedia suggéraient : de toute évidence, il souffre de troubles psychiatriques.
Ce qui pose une question: l’aval de Jimmy Wales à des modifications en série de son encyclopédie par des personnes atteintes de troubles mentaux à des fins de dénigrement en ligne est-il éthiquement défendable ? (en y pensant, serait-il plus défendable de cautionner des modifications opérées par des équipes de propagandistes professionnels ?)
Quelques détails supplémentaires peuvent aider à mieux comprendre les questionnements des gens dont les fiches Wikipedia sont malmenées sans qu’ils puissent y remédier : A Londres en 2012, au cours d’une cérémonie suivie par une foule de de célébrités et de politiciens ultra-libéraux, Jimmy Wales a épousé Kate Garvey, l’ex-secrétaire particulière de Tony Blair (qui était présent). Certes, le mariage de Wales relève de sa vie privée et ne serait pas significatif en soi, si son épouse n’avait pas été à l’époque 1) proche de Tony Blair comme déjà mentionné, 2) employée à un poste de direction d’une firme de relations publiques de premier plan, Freud Communications, et 3) si Jimmy Wales ne l’avait pas lui-même décrite comme « la femme la plus connectée de tout Londres ».
Un mot sur Freud Communications : la firme a été fondée en 1985 par Matthew Freud, un arrière petit-fils du psychanalyste Sigmund Freud qui, comme un autre membre de sa famille, le dit « père des relations publiques » Edward Bernays, a su profiter de la célébrité de son illustre parent pour s’imposer dans le milieu de la communication. Dans son documentaire-phare ‘Le Siècle du moi » (en VOSTFR ici), le réalisateur de la BBC Adam Curtis le qualifie de « star dans la nouvelle culture des relations publiques et du marketing en politique, business et journalisme consacrée au cours des années Clinton-Blair ». Autrement dit, Matthew Freud est un spécialiste de la communication publicitaire appliquée à la politique et au journalisme. Un propagandiste pur et dur. Détail amusant, après la Deuxième Guerre mondiale, Edward Bernays, précisément, avait imaginé d’utiliser le terme « relations publiques » en remplacement du mot trop connoté « propagande » qui avait défini jusque-là les techniques de manipulation de masse dont il était expert. Les deux dénominations sont donc factuellement synonymes.
Pour revenir à Kate Garvey, après son passage au 10, Downing Street et à Freud Communications, elle a travaillé entre autres pour la Tony Blair Faith Foundation, la reine Rania de Jordanie et sa Majesté des Causes Consensuelles, le chanteur Bono. Elle a également co-fondé Project Everyone, une ONG dédiée au développement durable qui compte la Bill & Melinda Gates Foundation parmi ses partenaires (source Wikipedia).
Même si George Galloway et les autres cibles de « Philip Cross » ont eu l’élégance de ne pas faire la moindre allusion aux connections politiques de Wales, à chacun de juger si ses liens intimes avec les cercles de pouvoir Clinton-Blair et des ONG occidentales bien en cour auprès de milliardaires notoirement néolibéraux interfèrent ou non avec le contenu éditorial de Wikipedia…
On peut noter qu’en France, les mêmes réfutations de la « neutralité » de Wikipedia ont récemment été exposées par l’historienne Annie Lacroix-Riz.
Et en ce moment même, d’autres articles sur la nuisance Philip Cross et les manipulations de Wikipedia commencent à arriver.
Interview de George Galloway
Paru sur Sputnik News sous le titre Who’s Philip Cross: ‘Either a Mad Obsessionist or State Operative’ – Galloway
Sputnik : Pouvez vous nous donner des détails sur la question qui vous oppose au personnage Philip Cross ?
George Galloway : Il y a un groupe de gens qui ont certaines choses en commun, quelques différences, mais les choses qu’ils ont en commun est leur défense de la Russie, par exemple, contre des accusations et des sanctions injustes, leur soutien à la cause palestinienne plutôt qu’à Israël, leur opposition à la politique étrangère des USA, leur opposition à la politique étrangère britannique, vous voyez le tableau, j’en suis sûr.
Nous sommes un groupe de 60-70 personnes, nous ne nous connaissons en général pas personnellement entre nous, mais nous avons un autre point commun, nous attirons tous l’attention obsessionnelle de ce Philip Cross qui dit être une véritable personne, bien que je sois en train de faire des recherches sur ce point en ce moment. Si c’est une vraie personne et non un robot, alors c’est le taxi driver, le harceleur d’Internet, parce que je peux vous dire que cet homme a procédé à quelque chose comme 175 modifications par jour au cours des derniers quinze ans, imaginez à quoi ce chiffre s’élève. Dans mon cas, il a fait 2000 modifications sur une page Wikipedia, par un seul homme, et comme vous l’imaginez, ce ne sont pas des altérations flatteuses qu’il fait, c’est la suppression de tout ce qui peut être positif et l’insertion de toutes les calomnies fantaisistes que Philip Cross, si c’est bien son vrai nom, peut imaginer.
Pour des raisons légales, je ne peux pas dire exactement aujourd’hui qui, d’après moi, se cache sous ce pseudonyme, mais nous pensons qu’il s’agit d’une personne pour qui les conséquences pourraient être sévères. Mais le contexte est Wikipedia elle-même, qui se présente comme une encyclopédie participative modifiable à volonté par des membres du public.
Je n’ai jamais lu ma fiche Wikipedia parce que je savais que c’était un terrain de jeux pour des personnages comme Philip Cross, mais il y a beaucoup de gens naïfs dans le monde, et de nombreux millions d’entre eux vont sur Wikipedia en imaginant y trouver quelque chose de proche de la vérité sur la personne dont ils consultent la fiche, une fiche qui s’avère souvent ne contenir aucune information juste.
Sputnik : Pourquoi pensez-vous que que ce personnage ou ces personnages ciblent des pacifistes et des politiciens ?
George Galloway: Il est clair que c’est systématique, mais c’est aussi à une échelle industrielle, les chiffres que je vous ai donnés sont vraiment d’envergure industrielle. Cette personne, si c’est une personne, fait cela à 3 et 4 heures du matin, elle le fait le jour de Noël, elle le fait d’une façon obsessionnelle qui aurait dû attirer l’attention de Wikipedia depuis longtemps, mais ils ont balayé nos objections d’un revers de main. Donc, il est possible que ce soit une opération de l’État profond et qu’il n’y ait pas un, mais des Philip Cross qui ciblent des gens effectivement vus comme des ennemis de l’État à travers un organe dérégulé, sans comptes à rendre ou supervision parlementaire de quelque sorte que ce soit.
J’ai moi-même été membre du parlement britannique pendant presque trente ans, et ce que je vois là, c’est quelqu’un qui, nuit et jour, des milliers de fois, modifie des fiches et efface du contenu de ma page Wikipedia, et nous sommes plusieurs cibles. Ken Livingstone, l’ancien maire de Londres, a reçu le même type d’attention de la part de Philip Cross, puis le journaliste d’investigation John Pilger y a eu droit, et les enfants de John Pilger aussi.
C’est soit un malade obsessionnel au point d’en être dangereux et une affaire pour la police, à mon sens, ou c’est un groupe de gens qui travaillent soit directement pour l’État ou, s’ils ne travaillent pas directement pour lui, c’est la même chose parce qu’ils servent directement la ligne idéologique de l’État, et tout ça dans un pays qui, si l’on en croit ce que nous serine tous les jours notre gouvernement, serait une sorte de bastion de la liberté d’expression et de la démocratie. Ce serait risible si ce n’était pas si inquiétant.
Traduction et note d’introduction Entelekheia
via La neutralité de Wikipedia en question : le mystérieux cas Philip Cross