Lewis Mumford, « Ce que je crois »

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Lewis Mumford

Ce que je crois
(Revue The Forum, 1930)

Traduit par Annie Gouilleux

Quand j’avais huit ans, je croyais que mes professeurs étaient omniscients et que la puissance et la gloire appartenaient aux États-Unis. Lorsque j’appris que la superficie du Brésil était supérieure à celle de mon propre pays, je me sentis humilié par la géographie et pensai que si ces faits se révélaient exacts, nous devrions annexer le Brésil.

Quand j’avais quatorze ans, je croyais en un Dieu très personnel qui, d’ordinaire, m’aidait à obtenir de bonnes notes, et je croyais en les œuvres de l’Église protestante épiscopale américaine. Je crus en cela pendant deux ans au moins, jusqu’à ce que, scandalisé, je découvre que le prêtre avait trouvé le moyen de débiter rapidement ses prières, comme s’il voulait en finir. Dans un accès de piété, je quittai l’Église et tombai dans les bras de Spinoza. Dieu était en moi et j’étais en Dieu, mais à compter de ce jour, le ciel fut vide.

Lorsque l’Europe entra en guerre (1), j’avais dix-huit ans, et je croyais en la révolution. Je vivais dans un pays accablé par l’injustice, la pauvreté et les conflits de classe, j’avais hâte de voir les opprimés se soulever, renverser la classe dominante et instaurer un régime d’égalité et de fraternité. Les années qui suivirent m’apprirent à faire la différence entre une insurrection de masse et l’effort spirituel prolongé qu’exige la préparation d’une révolution ; sur le plan politique, je ne suis plus assez naïf pour croire qu’une insurrection de masse puisse changer la face du monde. Mais je n’ai jamais été libéral (2), pas plus que je ne souscris à l’idée que la justice et la liberté ne sont bonnes qu’à doses homéopathiques. Si je ne peux pas me dire révolutionnaire aujourd’hui, ce n’est pas parce que les programmes de réformes actuels vont trop loin : c’est plutôt parce qu’ils sont superficiels et ne vont pas assez loin.

Par exemple, ce que je reproche par-dessus tout aux communistes russes n’est pas la brutalité dont ils ont fait preuve pour instaurer un ordre nouveau, mais c’est de souscrire à la moitié des idées fausses du système de pensée mécaniste qui prédominait précisément à l’époque où Marx élaborait sa doctrine révolutionnaire. Ce système subordonne toutes les valeurs humaines à un projet utilitariste borné, comme si la production était une fin en soi, et cela aboutit à une falsification de la société et de la personnalité humaine. Ce n’est pas parce qu’il s’en est emparé et en assume la garde que le communiste orthodoxe a pour autant échappé à la prison mécaniste, et qu’il la nomme Palais du Prolétariat ne la rend pas plus séduisante.

Plutôt qu’un nouvel équilibre de la puissance, mon but serait une vie nouvelle. Cette vie transformerait le monde de manière beaucoup plus radicale que ne l’a fait la Russie soviétique.

À des degrés divers, la plupart des gens de ma génération partageaient ces convictions de jeunesse qui veulent que son propre pays soit la seule patrie possible des saints et des élus, que l’on s’en remette à quelque incarnation institutionnelle du christianisme, et que l’on croie en quelque métamorphose d’un présent sordide en un avenir bienheureux. C’est sur ce système de valeurs que nous nous sommes appuyés pendant la plus grande partie de notre enfance et de notre adolescence.

Certains d’entre nous sont toujours dans les mêmes dispositions : on les voit encore, devenus adultes, comparer l’importance de la Marine américaine à celle de sa rivale la plus proche ou, plus subtilement, mesurer notre poésie ou notre technologie à celle de tel ou tel pays – comme s’il existait de nos jours quelque fin rationnelle qui ne fût commune à tous les hommes et ne dépendît pas de leur constante coopération et de leurs échanges. Certains d’entre nous parlent encore de révolution, sans rien changer à leurs penchants ou à leurs activités pour la faire advenir ; tandis que d’autres recherchent encore leur Dieu dans la psychanalyse ou dans les derniers comptes rendus de la physique moléculaire.

Qu’est devenue la foi que j’avais jadis en « mon pays » ? Ce qu’il en reste n’est plus le masque d’un narcissisme puéril. Pour aimer sa région, s’attacher à des paysages et à des modes de vie particuliers, point n’est besoin de cette forme invertie de patriotisme qui voue une animosité viscérale à tout ce qui est étranger et éprouve un violent désir de l’anéantir. Habitant de New York – conscient des allées et venues des bateaux dans la Baie, de la présence presque permanente de visages étrangers et de voix étrangères – je suis plus proche de l’Europe que de l’Oregon. Ceci est tout à fait naturel. Ce qui ne l’est pas est la théorie politique qui entendrait traiter par le mépris cette loyauté et cet attachement bien réels pour tenter de fabriquer la chair à canon standardisée de la prochaine guerre.

Enfermer ce qui relie les hommes dans les frontières de l’État politique ou faire de l’appartenance à cet État le plus grand des biens, revient à tenter d’introduire dans un cadre de bois un paysage réel s’étendant à perte de vue jusqu’à l’horizon. On ne peut isoler les cultures ; elles se développent grâce à des échanges permanents par-delà les frontières du temps et de l’espace ; privées de ces influences réciproques, elles sont stériles – elles sont stériles et s’aigrissent.

Parce qu’il est l’expression de la volonté de puissance, l’État souverain est ennemi de la culture : la seule raison d’être qu’on puisse lui reconnaître est la protection de la justice et de la liberté dans les villes, les régions, les associations, les corporations qui le constituent. Ce but est desservi par les tabous patriotiques, les fortifications, les tarifs douaniers, les frontières, et par un éternel défilé d’engins de guerre. « Mon pays », c’est le territoire commun à tous les hommes de bonne volonté. Quant au sol proprement dit, je suis d’accord avec Nathaniel Hawthorne qui a déclaré que la seule parcelle de terre à laquelle il pouvait se sentir naturellement attaché avait à peu près la taille de la Nouvelle-Angleterre.

Bien. Tout comme l’orgueil puéril que m’inspiraient les États-Unis s’est transformé en une compréhension plus profonde de la société et de la culture, ma croyance religieuse bornée et ma confiance optimiste en la société ont subi, sans en détruire le germe, une profonde métamorphose. Comment décrire le résultat ? Nous ne savons pas exprimer notre foi la plus intime. Comme l’a dit Walt Whitman, le meilleur est indicible : le meilleur est ce qu’il faut taire. Tout ce que je pourrai dire ne sera qu’un pâle reflet de cette pulsion de vie plus profonde, de cette rationalité qui sous-tend toute raison, sur laquelle repose notre existence.

Une foi suffisamment forte devrait correspondre à un projet de vie, à une pensée vigilante et à un dynamisme interne ; confrontée aux maux de l’existence, elle devrait en reconnaître les bienfaits et les multiplier délibérément. Quels sont ces bienfaits ? Où les trouve-t-on ? Dans quel état d’esprit doit-on les aborder ?

La plupart des anciennes doctrines morales ont cherché à isoler les bienfaits fondamentaux de l’existence, faisant soit du plaisir, de l’efficacité, du devoir ou de la maîtrise de soi le but principal d’un esprit cultivé et raisonnable. Parce que personne ne passe dans ce monde sans être confronté à la souffrance et parce que la violence et l’injustice ont souvent le dessus, nombre de ces systèmes ont tenté de remédier aux maux de l’existence dans une autre sphère par le biais d’une sorte de comptabilité métaphysique. Ces doctrines avaient pour fin soit le plaisir, le bonheur, ou l’immortalité, sinon dans ce monde, du moins dans l’au-delà.

Pris isolément, aucun de ces buts ne me paraît légitime ou même désirable. Que l’ensoleillement soit bénéfique ne fait pas du Sahara un endroit où il fait bon vivre. Au lieu de partir de fins aussi factices, pour ensuite blâmer l’univers de ne pas y concourir, partons plutôt de la nature de la vie elle-même.

Tout commence avec la vie ; et on n’appréhende pas la vie comme un fait brut, mais seulement à travers la connaissance de la société humaine et l’utilisation des outils et des instruments qu’elle a élaborés au cours de l’histoire – les mots, les symboles, la grammaire, la logique, la science, l’art. Si l’on y réfléchit en l’isolant de ce milieu, la vie n’est qu’une notion abstraite. Nous naissons dans un monde de valeurs et ce n’est qu’à la suite de recherches et d’expériences persévérantes que nous accédons à un concept aussi utile que celui d’un univers physique conçu comme existant en soi et distinct de ces principes organiques.

L’activité et la force confuses que nous sentons en nous et associons aux battements de notre cœur et à la dilatation de nos poumons dépendent de tout un système solaire, fût-ce pour maintenir des conditions de vie aussi élémentaires que la température de notre sang. De même, la vie sociale la plus primitive suppose que d’innombrables générations humaines se soient efforcées de distinguer les aliments comestibles des poisons, d’inventer des outils, de créer des symboles et des gestes expressifs. Compris comme isolement, l’individualisme n’est qu’une illusion spatiale. Plus un individu nous paraît autosuffisant, plus il est certain qu’à l’instar de Thoreau à Walden Pond, il porte en lui une société tout entière. Cela vaut également pour les nations. Nous sommes étroitement associés, à la fois physiquement et spirituellement ; et il n’en a jamais été autrement, bien que les effets conjoints de l’ignorance et de l’égotisme nous aient parfois rendus insensibles à cette condition.

La vie implique donc ces multiples coopérations, et plus elle est raffinée, plus ce réseau se complexifie, et plus on en prend conscience. Goethe déclara un jour que sa pensée puisait à tant de sources que quiconque tenterait de les découvrir peinerait à lui reconnaître la moindre originalité, et l’honnêteté de Goethe n’ayant d’égale que son orgueil, on peut considérer que son témoignage a valeur de preuve. L’homme d’affaires qui s’imagine avoir bâti lui-même sa fortune, ou l’inventeur qui croit posséder des droits exclusifs sur son invention, trahissent simplement leur ignorance de ces sources. La contribution individuelle, le travail d’une seule génération, sont quantité négligeable. C’est à la société humaine dans son ensemble qu’en revient tout l’honneur, et il procède de la durée.

Voici la justification philosophique du communisme – à savoir que tout être humain a besoin d’air, d’eau, de vêtements, de nourriture et de logement dans des proportions à peu près identiques, variant légèrement selon le climat et le travail effectué – les institutions politiques de la société devraient être organisées de sorte à garantir ce minimum vital et à ne prendre en compte les différences, les préférences et les gratifications particulières qu’après avoir assuré la sûreté et la continuité de la vie même. C’est là le fond de mon credo politique ; dans ses grandes lignes, il correspond à celui de Platon.

Instaurer un communisme de base n’est pas chose facile. Des groupes sociaux particuliers tels les monastères et les armées s’en sont souvent rapprochés ; mais la véritable difficulté est de l’étendre à la communauté tout entière tout en préservant ces volitions fragiles et ces intérêts personnels puissants qui stimulent l’activité créatrice. Un premier pas dans cette direction consiste évidemment à modifier le système de valeurs dominant par l’exemple et l’éducation. Dans la société actuelle, le prestige de l’argent prime ; la vie et les valeurs qui en découlent sont tout juste tolérées.

Si un communisme de base, qui étendrait les pratiques raisonnables de l’économie du foyer à la communauté tout entière, me paraît être une mesure nécessaire de justice et d’administration réaliste, il ne faut pas pour autant s’imaginer, à l’instar d’une école plus ancienne de penseurs révolutionnaires, que les maux de l’existence sont uniquement l’œuvre d’une inquiétante classe capitaliste, ou qu’ils ne sont que de nature économique et disparaîtraient sous un régime plus humain.

Au contraire, je ne souhaite pas plus abolir le mal que je ne souhaite abolir l’ombre dans le monde de la lumière. Je tiens pour l’expression d’une insondable superficialité – si j’ose dire – la conviction absurde de Fourier selon laquelle, dans un monde social harmonieux, l’océan même se muerait en limonade, ainsi que la description que fait Spencer d’une société future comme une sorte d’éternel dimanche après-midi entre gens bien élevés. Le bien et le mal sont deux aspects du processus de développement humain, et qui peut dire lequel des deux est le meilleur maître ? La maladie, l’erreur, la défaite, la frustration, la désintégration, la mésaventure due à la malveillance, tous ces éléments font partie du processus de la vie au même titre que le dépérissement, la nutrition et la guérison. Les forces mêmes qui, si elles venaient à triompher, anéantiraient la vie, servent à pimenter notre expérience et à approfondir notre entendement.

Parce qu’elles en étaient conscientes, les religions populaires du passé ont presque uniquement fait l’éloge des aspects négatifs de l’existence. Mais en se dégageant de leurs superstitions, il ne faut pas commettre l’erreur inverse, négliger le rôle du mal et oublier ses vertus. Des usages et des actes que nous tenons d’ordinaire pour bons ont un fort potentiel de nuisance ; qui ne connaît des exemples de charité qui corrompent leurs auteurs, et des exemples de vertu qui insultent la décence ordinaire ?

De même, les maux de l’existence ont un certain pouvoir bénéfique, et une personne adulte sait qu’il faut les affronter, les prendre à bras-le-corps, les assimiler ; elle sait également que les éluder ou espérer naïvement les éliminer définitivement signifie se cramponner éternellement à une existence dénuée de perspective et de profondeur – semblable à un dessin d’enfant avec de jolies couleurs, une vie plaisante peut-être, mais sans grand intérêt. Comme l’arsenic, le mal est un tonique à très faibles doses et un poison à hautes doses. Le véritable problème que pose le mal, celui qui justifie toutes les luttes contre la guerre, la pauvreté et la maladie, est sa réduction à des proportions spirituellement assimilables.

Cette thèse va rigoureusement à rebours des conceptions « optimistes » hostiles à la vie qui se sont répandues au cours des trois derniers siècles ; et en particulier l’idée que le confort, la sécurité et l’absence d’effort physique sont les plus grands bienfaits de la civilisation, et que tout autre centre d’intérêt humain – la religion, l’art, l’amitié, la famille, l’amour, l’aventure – doit céder le pas à la production d’une quantité toujours croissante d’objets de « confort » et de « luxe ». Parce qu’ils en étaient convaincus, les utilitaristes ont fait d’une condition élémentaire de la vie une fin en soi. Impatients d’amasser puissance, richesses et marchandises, ils ont appelé à la rescousse toutes les ressources de la science et de la technologie modernes. Voilà pourquoi nous nous attachons aux « choses » et avons toutes sortes de possessions hormis la maîtrise de nous-mêmes.

De nos jours, seule une minorité favorisée de gens aisés ainsi qu’une poignée de « pauvres non méritants » (pour reprendre l’expression de Dolittle dans Pygmalion), comprennent quel usage on peut faire du loisir sans s’ennuyer ni redouter d’en disposer. En donnant la primauté aux affaires sur toute autre manifestation de la vie, notre civilisation, inféodée aux machines et à l’argent, a oublié la grande affaire de la vie, c’est-à-dire son épanouissement, sa reproduction et son développement. Elle n’a d’yeux que pour l’incubateur – et elle oublie l’œuf !

Or, la culture est le but de toute activité pratique : il s’agit du développement de l’intelligence, de la formation du caractère, d’un sentiment croissant de maîtrise et d’accomplissement, d’intégration plus poussée de toutes les aptitudes dans une personnalité sociable ; il s’agit également de développer la curiosité intellectuelle, d’éprouver des satisfactions sensibles plus intenses, des états d’âme plus complexes et plus subtils. Les personnalités atrophiées se remémorent avec regret quelque épisode de plénitude passagère dans leur jeunesse, tel Mark Twain revenant sur les joyeuses aventures de Huckleberry Finn. Les personnalités épanouies accueillent les nouvelles étapes de leur évolution sans impatience ni regret ; arrivées à maturité, il leur est aisé d’abandonner leurs préoccupations puériles.

Développement et culture supposent une activité et des périodes de loisir suffisantes pour assimiler les effets de cette activité, en la mettant à contribution pour enrichir l’art, les mœurs et la personnalité. Les Athéniens pensaient à juste titre que tout cela restait inaccessible à ceux qui étaient contraints de passer leurs journées à exécuter une tâche moralement abrutissante ou physiquement épuisante dans une boutique ou un cabinet de comptable. Jesus ben Sira (3) en tira la même conclusion, et Emerson finit par renoncer à de longues heures de jardinage parce que ce labeur le privait d’énergie mentale. Ceux d’entre nous qui ont fait l’heureuse expérience à la fois du travail manuel et de la méditation reconnaîtront, pour la plupart, avec Patrick Geddes, que deux heures d’activité physique sont amplement suffisantes si l’on veut pouvoir consacrer sa journée avec profit à des activités intellectuelles, et que le travailleur manuel capable d’activité mentale le soir venu n’est rien de moins qu’un prodige.

On peut raisonnablement en conclure que le travail servile – quand bien même il produit du « confort » – devrait être réduit autant qu’il est possible de le faire, et que le loisir doit être généralisé en raccourcissant la journée de travail, au lieu d’être toléré comme un fardeau qu’impose le « chômage ». Sans loisir, il n’est ni art, ni science, ni conversation soutenue, ni accomplissement du moindre rite d’amour et d’amitié. Si l’âge de la machine recèle le moindre espoir de culture, ce n’est pas parce qu’il multiplie le nombre d’automobiles et d’aspirateurs, mais parce qu’il permet de créer du loisir. Mais aussi longtemps que notre idéal sera le « confort » et non la vie, l’âge de la machine demeurera stérile.

Actuellement, toutes nos activités les plus nobles sont paralysées par les alternances de labeur excessif et de relâchement apathique. Par exemple, le fait que la plupart des gens aillent au théâtre après une longue journée de travail explique en grande partie la qualité des spectacles qu’ils exigent ; physiquement épuisés, ils sont incapables d’éprouver les émotions profondes ou subtiles que sollicitent les grands dramaturges et les grands compositeurs. Excepté quelques rares festivals de musique destinés aux oisifs, tels ceux de Salzbourg, Glastonbury ou Bethlehem, notre civilisation offre peu d’occasions de se confronter à l’art dans des conditions propices au plaisir des sens, sans même parler d’extase.

Et si la peinture et la musique tiennent si peu de place dans la vie des modernes, cela s’explique aisément par le fait que ces deux activités artistiques exigent des réactions dont peu de gens sont capables après une journée de travail – et moins encore après une semaine. Rien ne prouve que les aptitudes artistiques et intellectuelles soient moindres aujourd’hui qu’au XIIIe ou au XVe siècle ; mais seule une poignée de spécialistes et de dilettantes jouit de conditions favorables à ces activités.

Ce qui vaut pour les arts contemplatifs vaut également pour les arts vivants : la danse, la gymnastique et, peut-être par-dessus tout, pour les relations sexuelles. Pour ceux qui n’ont ni loisir, ni repos, ni énergie, ces arts perdent leur force intrinsèque qu’il faut ranimer par le biais de l’antagonisme des compétitions athlétiques, par obligation pour raisons de santé ou par l’ingestion préliminaire d’alcools forts. Pourtant, tous ces arts sont aussi essentiels à la vie que la plus bénéfique des activités utilitaires. Dans la mesure où nombre de communautés primitives ont continué à pratiquer ces arts vivants avec plus de constance et d’ardeur que notre civilisation occidentale, il n’y a pas lieu de claironner notre supériorité ; car notre « progrès » n’est pas exempt de défauts et de régressions dans des domaines beaucoup plus importants pour notre bien-être que la production à moindre coût de fonte brute.

Je crois en un développement équilibré et harmonieux de la personnalité humaine et de la communauté elle-même plutôt qu’à l’activité concrète et unilatérale que promeuvent les idéaux utilitaristes et la mise en œuvre de la technique moderne, avec sa spécialisation poussée à l’extrême. L’économie y aurait sa place mais ne le dirigerait pas.

Je distingue pour ma part deux époques de plénitude humaine, le Ve siècle athénien et le XVe siècle florentin ; et à vrai dire, toutes deux furent l’œuvre d’amateurs qui, grâce à un développement équilibré, ont élevé leurs talents respectifs à un niveau d’excellence que des années de spécialisation exclusive ne leur aurait probablement jamais permis d’atteindre. Dire que la spécialisation engendre inévitablement l’efficacité est un argument spécieux ; car, pour citer Ruskin, s’il n’y a d’autre richesse que la vie, c’est donc qu’il n’y a d’autre efficacité que celle qui lui est favorable. En outre, cet argument ne tient aucun compte de la somme de travail inutile et dénué d’intérêt qu’accumule notre penchant actuel à la spécialisation ; et c’est à cette seule méthode qu’il attribue le mérite de progrès dus à une technique moderne bien différente, c’est-à-dire les rapports coopératifs et l’association.

On peut opposer à la spécialisation un argument métaphysique encore plus accablant. Nous vivons dans un monde où nul événement ne se produit isolément mais où, au contraire, il subit organiquement l’influence de son environnement tout entier, physique et humain. Si l’on tente d’en isoler une petite partie, on parle de quelque chose qui n’existe pas ; et ce n’est qu’en tentant de dégager des corrélations avec ce qui peut paraître très éloigné que l’on commence peu à peu à comprendre ce qui nous touche de plus près. Si la rationalité abstraite est au nombre des remarquables accomplissements de notre espèce, elle est source d’erreurs et de maux dès lors qu’elle ne s’exerce pas dans un environnement favorable à la vie.

Comment résoudre ce problème ? Est-ce en empilant et en rassemblant automatiquement la totalité de nos recherches spécialisées ? Est-ce en essayant de condenser tout notre savoir et toutes nos pratiques dans un abrégé universellement accessible ? Non, hélas ! Car le résultat de cette somme arithmétique de spécialités ne serait qu’une nouvelle spécialité. Il est possible qu’une synthèse générale soit utile à la réflexion logique, mais l’unité organique se réalise avant tout dans l’acte même de vivre, en embrassant toutes les activités qui contribuent à une vie accomplie.

L’expérience directe du travail manuel et du plaisir esthétique est indispensable, ainsi que l’alternance de périodes de routine et d’aventure, d’absorption intellectuelle et de repos physique. Il est essentiel de comprendre ce que signifie être cuisinier, vagabond, amant, terrassier, parent, travailleur consciencieux. C’est ainsi, en nous frottant à ceux qui nous entourent, que nous explorerons à la fois notre environnement et nos propres possibilités – au lieu de nous recroqueviller et de nous engager, après une ou deux escarmouches, dans une guerre d’usure contre la vie, dans l’espoir de conquérir un maximum de sécurité et de confort, retranchés dans quelque activité spécialisée et scrutant l’horizon à travers un périscope.

Le mode de vie achevé que j’évoque ici ne peut que s’étendre à chaque situation particulière : seules les tares d’un système éducatif mal conçu pourraient y faire obstacle. C’est en cessant de vivre dans des compartiments étanches que l’on échappe à l’habitude fallacieuse de traiter le monde de cette manière, et que l’on aborde n’importe quel événement en saisissant son unité – puisqu’il n’est pas principalement tangible, biologique, économique ou esthétique, mais qu’il est tout cela à la fois dans une synthèse qui lui est propre. Provisoirement et par commodité, nous n’hésiterons pas à tirer le meilleur parti de la méthode analytique ; mais tout en soupesant, en mesurant, en calculant et en décomposant, nous garderons présent à l’esprit le tout organique dans l’espace et la durée dont nous sommes partis, et auquel il faudra finalement revenir après l’avoir enrichi grâce au processus analytique.

Pour s’accomplir, ma foi doit s’incarner dans une communauté. Mais comment la décrire ? La vie que je dépeins n’appartient pas au passé, bien qu’à leur apogée toutes les grandes civilisations en aient laissé des indices et assez de garanties pour affirmer qu’elle n’est ni chimérique ni hors de notre portée. On peut en voir ça et là l’incarnation dans une personne vivante ou, symboliquement, dans un poème ou un roman comme Moby Dick, Guerre et Paix ou La Montagne magique. Si, au lieu de formuler ce que nous pressentons de la vie, nous fondions une Église, un Blake, un Goethe, un Whitman, seraient au nombre des saints du calendrier. Et bien que cette conviction ait été plus lente à recueillir l’adhésion des hommes de science, en partie parce que les sciences physiques du XVIIe siècle leur ont imposé leur modèle de recherche, elle bénéficie du soutien de la rationalité scientifique et pourrait être représentée par des savants comme Alfred North Whitehead, J.S. Haldane et C.J. Jung.

En ce qui me concerne, ces pressentiments ont reçu confirmation lorsque j’ai rencontré Patrick Geddes qui, au cours de sa longue vie, s’est mis au service de nombreuses sciences, de la biologie à la sociologie, et s’est engagé dans toutes sortes d’activités, de la spéculation philosophique à l’urbanisme. Geddes a montré qu’il était possible de vivre rationnellement selon une conception de la vie, homogène en son centre et puisant sa diversité à la périphérie par le biais de maintes corrélations et de maintes sources de connaissance. Il a prouvé que cette conception n’avait rien d’archaïque à l’âge de la spécialisation, mais qu’elle pourrait en réalité se substituer à lui grâce à sa vitalité et à son efficacité supérieures. Il a démontré qu’il était possible de mettre individuellement en pratique les rudiments d’une manière de penser, de sentir et d’agir susceptible de s’incarner dans la communauté tout entière, avec des effets plus étendus et plus profonds. Enfin, il a prouvé qu’en simples termes de survie, pour peu que l’on fasse preuve d’un peu de courage et d’audace, une vie dont la base est organique a peut-être plus d’avenir que les buts limités et les possibilités réduites qu’offre notre civilisation dominante.

Exister, agir, incarner la finalité et la valeur de la vie, être pleinement humain, sont des buts difficiles à atteindre. Qui ne connaît des heures mornes, des moments d’apathie ou de dépression – et qui supporte de n’être que l’ombre de lui-même très longtemps ? Pour exigeants qu’ils soient, ces buts ne sont pas mauvais. Du moins sont-ils réalisables ; et en les poursuivant, on se lève tôt et s’enivre de la rosée du matin ou, le soir, on se couche la conscience en paix, comme on espère pouvoir le faire au jour de sa mort, sans amertume ou vains regrets.

On peut qualifier ma conviction de religieuse si une religion doit être ce qui nous permet de prendre conscience qu’il existe des choses qui valent la peine que l’on meure pour elles, que nous sommes solidaires de toute vie, qui nous donne ce sentiment d’être les dépositaires d’une finalité essentielle, inséparable de la nature des choses, et même de ces malheurs, parfois cruels, que nous peinons tant à comprendre. Car un amoureux accompli sait triompher mais aussi renoncer ; et celui qui aime assez la vie n’éprouvera pas de ressentiment et saura reconnaître le bon moment. La vie ne vaut que par ce qu’elle nous procure d’expérience signifiante, et non par ce que nous accumulons de richesses, de pouvoir ou de durée.

Notes de la traductrice

  1. Il s’agit de la Première Guerre mondiale, 1914-1918. Mumford est né en 1895. Lors de la rédaction de ce texte, en 1930, il a donc 35 ans.

  2. Il faut revenir au sens premier du terme. La doctrine libérale stipule que « tous les hommes sont libres et égaux en droit » et que nul n’a le droit d’exercer une contrainte sur autrui. Le principe de liberté s’énonce ainsi : « chaque être humain est libre d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités », bien qu’il reste soumis aux lois de la nature, ce qu’ont oublié les « libéraux » d’aujourd’hui. Le libéralisme n’est pas une doctrine économique à l’origine, bien qu’adossé au droit de propriété et au capitalisme industriel, il le soit rapidement devenu jusqu’à n’être que cela actuellement.

  3. Jesus ben Sira : érudit juif qui écrivit, au IIe siècle avant notre ère, un des livres poétiques de l’Ancien Testament : l’Ecclésiastique ou Sinacide (à ne pas confondre avec l’Ecclésiaste).

 

via Lewis Mumford, « Ce que je crois  | «Les Amis de Bartleby

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