Syrie : La guerre des tunnels

A Ter Maaleh, au nord de Homs, le 26 octobre, à moins de 400 mètres des lignes ennemies. Sur les gilets de ces deux patrouilleurs, le portrait de Hafez El-Assad avec ses fils Bassel (à g.) et Bachar. Alvaro Canovas
Source : Paris Match
De notre envoyé spécial en Syrie Régis Le Sommier

Après quatre ans de conflit, le terrain  se conquiert mètre par mètre. Nos reporters ont accompagné des unités de l’armée de Bachar El-Assad

L’officier qui nous escorte fait signe de ne plus avancer. « Snipers », dit-il en désignant du doigt, derrière les arbustes, la barre d’immeuble éventrée qui marque la ligne de front. Les snipers, le lieutenant Ismaël les a déjà pratiqués. Son crâne arbore la cicatrice laissée par la balle de l’un d’eux. On la distingue bien sous ses cheveux courts car il ne porte pas de casque. Ce n’est pas seulement parce que, depuis sa blessure et les cinq opérations chirurgicales qui ont suivi, une plaque en titane est vissée dans sa tête et qu’il se croit invincible. « Lorsque le moment vient, tu meurs. C’est tout. Ce n’est pas toi qui décides », explique-t-il avec un large sourire. C’est dans ces moments-là qu’on mesure le poids psychologique du tireur embusqué et, surtout, l’usure de la guerre.

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Tête nue, on s’en remet à Dieu, même si, comme les autres officiers dans son secteur, le lieutenant Ismaël ne porte aucun signe de son rang sur son uniforme. Des étoiles dorées sur des épaulettes seraient une motivation supplémentaire pour le « sheitan », comme ils disent, le diable… Sans trop regarder en l’air, nous reprenons notre marche au milieu d’édifices écroulés comme des ­châteaux de cartes, de carcasses d’autobus incendiés utilisées pour bloquer les rues et de pylônes de béton destinés à des immeubles en construction qui ne verront jamais le jour. Bienvenu à Jobar, le ­quartier rebelle de Damas.

On peine  à croire que des civils continuent  à vivre dans un tel enfer

Pour parvenir jusqu’au poste le plus avancé de l’armée syrienne, il faut escalader une échelle glissante menant au premier étage d’un bâtiment si abîmé qu’on a du mal à discerner à quoi il pouvait servir avant la guerre. Dans certains recoins, l’odeur d’urine est pénible. Cela fait trois ans que des hommes font la guerre ici. A l’intérieur, nous passons d’une pièce à l’autre sans être vus à travers des trous percés dans les murs. Hier, les insurgés occupaient cette position et ce sont eux qui ont creusé ces passages. Aujourd’hui, l’armée les a repris à son compte. La géographie des combats a épousé celle de la vie, une vie qui, vu le nombre de douilles sur le sol et les traces de sang séché sur les murs, est surtout consacrée à l’exercice de la mort. Le lieutenant Ismaël nous garantit que le gouvernement est toujours disposé à décréter une nouvelle trêve. Au fil des ans, les précédentes n’ont servi qu’à recharger les fusils. Mais si on en croit l’alliance scellée la veille entre le Front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda), Ahrar Al-Sham et Jound ­Al-Sham – les trois groupes rebelles qui se partagent le quartier –, elle a peu de chance d’être plus efficace que les autres. « Nous ­coordonnons nos efforts devant l’agression dont est victime la terre des musulmans », indique leur communiqué, en référence à l’intervention de la Russie en Syrie. Des Russes, il n’y en a pourtant aucun à Jobar. Le lieutenant Ismaël le regrette. « On aimerait bien qu’ils nous donnent un coup de main, dit-il, mais, pour des raisons qui ne dépendent pas de moi, leurs Sukhoi n’ont pas encore survolé le quartier. »

A Jobar, le 25 octobre, un missile sol-sol tiré par l’armée syrienne ; 200 mètres séparent les loyalistes des islamistes d’Al-Nosra.
A Jobar, le 25 octobre, un missile sol-sol tiré par l’armée syrienne ; 200 mètres séparent les loyalistes des islamistes d’Al-Nosra. © Alvaro Canovas

La pièce est éclairée par une ampoule nue qui se balade au bout d’un câble. Un groupe de soldats, assis en arc de cercle autour d’une cafetière, ne prête aucune attention au vacarme des obus qui, depuis quelques minutes, tombent dans les rues en face. La cadence des tirs laisse à penser que l’artillerie se ­rapproche. Le ­lieutenant Ismaël m’a dit tout à l’heure qu’en général les rebelles se dé­chaînent dès que le gouvernement les pilonne. Pour l’instant, pas de riposte, mais tout le monde est sur le qui-vive. Un mortier, ça tombe n’importe où, sans prévenir. Un crissement de chenilles annonce l’arrivée d’un T-72 dans la rue voisine. A travers une vitre brisée, nous observons le char qui manœuvre lentement, ouvre le feu, puis recule pour se replacer à l’abri derrière un talus. Ces derniers temps, l’apparition de missiles antichars Tow, offerts aux insurgés par l’Arabie saoudite et le Qatar, a fait pas mal de dégâts dans les blindés loyalistes. Les rebelles ripostent par des tirs de mitrailleuses. Puis le calme revient. Pas pour longtemps, on le pressent. C’est le moment que choisit le lieutenant Ismaël pour les présentations. Il me tend la main : « Ghaith » (prononcer « Reis »), c’est son prénom, qui veut dire « pluie » en arabe. Justement, dehors vient d’éclater un orage. On ne l’a pas entendu arriver. Le tonnerre est plus doux que le canon d’un char. La pluie, en revanche, accentue l’aspect lugubre du quartier. On peine à croire que des civils puissent continuer à vivre dans un tel enfer. « Je vais bientôt me marier », annonce fièrement le lieutenant en nous invitant à nous asseoir à l’abri derrière des sacs de sable empilés. A 27 ans, pour cause de blessures, il a dû reporter plusieurs fois ses noces. Il dégrafe légèrement sa chemise pour nous montrer, sous la forme d’un gros pansement, la trace de son dernier flirt avec la mort.

A Jobar, Ghaith a été blessé huit fois. Lorsqu’un missile tombe à côté, il ne baisse même pas la tête

A Jobar, où il combat depuis deux ans, Ghaith Ismaël a été blessé huit fois. C’est ce qui explique son calme alors qu’un missile s’abat sur la position rebelle la plus proche. La déflagration est si violente que tout le monde baisse la tête, sauf lui.
Je lui demande : « Le gars en face, vous lui parlez parfois ? – Ça nous arrive, répond-il, un peu hésitant. Leur chef est ­jordanien… » J’aimerais qu’il m’en dise davantage mais visiblement il n’aime pas évoquer ses ennemis : « Ce sont des terroristes, dit-il. Nous leur tirons dessus, ils nous tirent dessus. C’est la routine. Mais ici, la routine tue. » Depuis une heure, dans ce coin de terre, les calibres les plus variés se sont mesurés. Rien, cependant, ni dans le paysage ni dans le cœur des hommes, ne semble avoir changé. Le lieutenant espère reprendre le pâté de maisons qui lui fait face. Ce ne sera pas pour aujourd’hui. Avant lui, son colonel nous avait expliqué pourquoi l’armée syrienne tient tant à reconquérir Jobar. Dans sa partie occidentale, à quelques mètres seulement de la place des Abbassides, le fief rebelle menace le cœur de la capitale. C’est de Jobar qu’est partie la réponse à l’annonce de l’engagement militaire du Kremlin en Syrie : deux roquettes tombées sur l’ambassade de Russie le 13 octobre. Mais déloger les insurgés n’est pas une mince affaire. En dépit d’un optimisme affiché, l’armée n’est toujours pas parvenue à encercler le quartier. Certes, leur ­territoire s’est réduit mais, à l’est, il jouxte la Ghouta, un mot qui veut dire « oasis » en arabe et désigne les terres cultivées qui entourent Damas. Après, c’est le désert. Impossible, de ce côté-là, de stopper le flot des armes et le ravitaillement qui leur ­permettent de continuer le combat.

Pause cigarette et thé dans une roulotte reconvertie en dortoir par une unité de démineurs. A Ter Maaleh le 26 octobre.
Pause cigarette et thé dans une roulotte reconvertie en dortoir par une unité de démineurs. A Ter Maaleh le 26 octobre. © Alvaro Canovas

Et puis, ici, on ne se contente pas de faire la guerre sur la terre, on se bat jusque dans ses entrailles. Le lieutenant se penche à une fenêtre. « Vous voyez ce trou, juste en dessous de nous ? Nous y avons découvert l’entrée d’un tunnel. Il en existe des dizaines. La plupart servent au ravitaillement, mais parfois les insurgés les creusent dans le but de faire sauter les postes avancés de l’armée. » Cette tactique remonte à la Première Guerre mondiale. Une bonne grosse bombe pour éliminer celui qui se croit à l’abri. « Certains sont étayés avec du bois », assure le lieutenant. Pour le prouver, il sort son ordinateur et nous montre des vidéos d’ouvrages superbement réalisés par un ennemi qui a dû être mineur de fond dans une autre vie. « Lorsqu’on trouve un tunnel, on y répand de l’eau sur laquelle on fait flotter de l’essence dont la combustion aspire tout l’oxygène », ajoute-t-il. L’armée syrienne a appris à écouter le sol pour repérer qui creuse et où. ­Certains « spécialistes » traquent même l’adversaire dans ces galeries diaboliques, à la manière des « rats des tunnels » au Vietnam, ces soldats américains qui descendaient, torse nu et pistolet à la main, éliminer les combattants de Hô Chi Minh dans des boyaux étroits. Mais l’armée ne gagne pas toujours. Il y a quelque temps, des militaires syriens creusaient des tranchées pour protéger leur QG. Ils ne se sont pas rendu compte que, au même moment, les autres creusaient plus profond. L’explosion a coûté la vie à plusieurs officiers.

Et quelque part dans ce  paysage, il y a un sniper… pour rendre la vie impossible

A l’origine, en 2012, les affrontements de Jobar avaient des allures de guérilla urbaine. Le caractère interminable du conflit a donné à chacun le loisir de se barricader. Résultat : c’est désormais une véritable guerre de tranchées qui ravage le pays. Ainsi, au nord de Homs, dans le secteur de Talbisseh, la grande poche du centre de la Syrie aux mains d’Al-Nosra. Nous nous y sommes rendus. Elle a fait l’objet d’un pilonnage répété de l’aviation russe. « Leur aide a gonflé le moral des soldats », reconnaît le colonel Ayman qui commande le secteur de Ter Maaleh, sur la ligne de front. « Quand nous avons besoin d’eux, j’appelle mon supérieur qui leur transmet les positions ennemies. Très rapidement, leurs hélicoptères sont sur place. » Nous apercevrons aussi dans le ciel les formes vert clair d’un Sukhoi. Ce renfort, cependant, n’a pas encore fait évoluer le front de manière significative.

Avec nos reporters dans la Syrie en guerre

Quelques villages ont été repris, mais l’autoroute qui mène de Homs à Hama et au-delà à Alep, qui forme la colonne vertébrale du pays, n’est toujours pas rouverte. A Ter Maaleh, Al-Nosra avait investi une zone résidentielle entière. Il y a trois jours, elle a été reprise par les forces gouvernementales qui ont grignoté quelques dizaines de kilomètres carrés. Les fortifications laissées par les rebelles donnent une idée assez précise de leur génie militaire. Ils avaient édifié un réseau de tranchées, avec, tous les 10 mètres, une position de sniper protégée par un mini-bunker. Chaque tireur disposait d’un matelas, d’un oreiller et de vivres, que l’on peut voir encore juste en dessous de l’orifice dans lequel il plaçait son fusil. Dans les sous-sols d’un garage tout proche, un tunnel creusé à plus de 10 mètres de profondeur servait pour ravitailler la position et soutenir le siège. L’armée a commencé par progresser derrière un ­bulldozer, mais plusieurs impacts ont traversé le pare-brise, blessant grièvement le soldat qui conduisait. Des blindés ont été ­appelés en renfort, et probablement des hélicoptères. Face au déluge de feu, les rebelles sont parvenus à s’exfiltrer en bon ordre, emportant leurs morts avec eux. Sur le sol, parmi les gravats et les détritus, on trouve encore des brochures de prédicateurs salafistes, la signature d’Al-Nosra. Dans la guérite qui leur servait d’infirmerie, ils ont laissé quelques brancards et des couvertures maculées de sang. Le combat a été terrible. Il n’est pas fini. Il s’est déplacé un peu plus loin. Depuis le minaret de la mosquée qui s’élève à 500 mètres de nous, des déflagrations retentissent, suivies peu après par un tir de mortier. Ici comme à Jobar ne restent que des décombres. Pourtant, quelque part dans ce paysage, il y a un sniper pour rendre la vie impossible aux soldats.

 

via Syrie – La guerre des tunnels

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