Couverture médiatique de la Ghouta : ou comment faire le jeu des djihadistes (1)

Comme à chaque fois que les djihadistes (hors Daech) perdent du terrain en Syrie (interventions aériennes russes en 2015, libération d’Alep en 2016…), nous subissons une intense propagande médiatique visant à influencer l’opinion publique pour lui faire prendre parti dans la complexe guerre civile syrienne. Ce parti étant évidemment celui du Quai d’Orsay (administration noyautée par la pensée néoconservatrice) qui abonde quasi systématiquement dans le sens de la politique extérieure des États-Unis. Rien de bien nouveau, je vous renvoie à l’ouvrage central de Noam Chomsky : La fabrication du consentement.

J’en profite également pour rappeler les principes de la propagande de guerre que l’historienne Anne Morelli a énoncés à partir des écrits durant la guerre de 1914 du député travailliste Arthur Ponsonby :

    1. Nous ne voulons pas la guerre.

 

  1. Le camp adverse est le seul responsable de la guerre.
  2. Le chef du camp adverse a le visage du diable (ou « l’affreux de service »).
  3. C’est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers.
  4. L’ennemi provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures c’est involontairement.
  5. L’ennemi utilise des armes non autorisées.
  6. Nous subissons très peu de pertes, les pertes de l’ennemi sont énormes.
  7. Les artistes et intellectuels soutiennent notre cause.
  8. Notre cause a un caractère sacré.
  9. Ceux (et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres.

On voit très facilement que la plupart de ces principes s’appliquent parfaitement à la guerre de communication livrée actuellement dans nos médias contre le gouvernement syrien (quoi qu’on pense de lui – et ici nous n’en pensons pas du bien) à propos de la bataille de la Ghouta. Mais nous reviendrons tout d’abord brièvement sur la bataille d’Alep.

Sommaire :

  1. Des nouvelles d’Alep
  2. La propagande de guerre autour du drame de la Ghouta
  3. Éléments de langage de cette propagande de guerre
  4. Illustrations de propagande cartographique – Le Monde est à l’honneur
  5. Épilogue

P.S. si vous manquez de temps, je vous recommande de lire au moins la partie 4/

1/ Des nouvelles d’Alep

Le climat actuel rappelle la fine subtilité, la grande probité et le sens de la nuance qui s’est fait ressentir durant la couverture médiatique de la reprise d’Alep fin 2016, comme ici :

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Le lecteur notera avec tristesse que, hélas, nous n’avons pas été submergés de témoignages d’Alep, un an après ; on signalera néanmoins cet article du grand quotidien libanais L’Orient-Le Jour qui a fait preuve d’un minimum d’honnêteté intellectuelle en décembre dernier (source) :

En effet, désormais dans tour Alep, les chrétiens peuvent fêter Noël – ce qui n’était évidemment pas le cas dans le djihadistan qui s’était créé dans la partie orientale de la ville… Bien évidemment, cela donné lieu à des images utilisées par la propagande progouvernementale, mais qui restent intéressantes :

2/ La propagande de guerre autour du drame de la Ghouta

Les années passant et se ressemblant, nous retrouvons donc tous les ressorts de la propagande de guerre dans nos médias :

On a aussi vu des images très violentes, qui posent question quant à la décence de leur utilisation, et à la propagande qu’elles servent (source) :

Bien entendu, il n’est pas question ici de minorer les atroces souffrances du peuple syrien et des civils de la Ghouta en particulier (cela fait des années que nous dénonçons sur ce site les ingérences étrangères qui alimentent la guerre, et donc augmente le nombre de morts). Notre peine est immense, et notre solidarité avec le peuple syrien est totale.

Nous développerons dans le prochain billet notre vision sur ce point. Nous nous concentrerons aujourd’hui seulement sur une certaine manière de traiter l’information, qui en voulant afficher les images terrifiantes d’innocentes victimes, alimente en réalité bien souvent le jeu des groupes djihadistes en Syrie.

3/ Éléments de langage de cette propagande de guerre

Classiquement, nous constatons que la masse des médias présente d’une manière univoque un élément particulier de l’immense tragédie syrienne, à savoir le drame de la Ghouta :

Nous avons ici plusieurs importants éléments de langage de la propagande de guerre en Syrie.

Le premier est de délégitimer le gouvernement syrien. Il n’a plus droit au titre de “gouvernement”, mais à celui de “régime”. Cela s’applique à la plupart des gouvernements que nos dirigeants n’apprécient pas. Chose amusante, vous noterez que plus ils en détestent un, moins le mot “gouvernement” est employé dans le traitement de l’information.

Pourtant, si on peut imaginer la difficulté pour beaucoup d’utiliser le bon terme en raison de la charge émotionnelle évidente que cela implique, le gouvernement syrien reste toujours l’autorité reconnue internationalement, il a conservé son siège à l’ONU, et ses ambassadeurs dans beaucoup de pays.

Dépêche de l’agence de presse officielle chinoise

Article d’un des principaux quotidiens indiens

Le phénomène se passe évidemment à l’identique avec le Venezuela, la Corée du Nord, et, dans une moindre mesure, la Russie :

A contrario, il y a toujours bien, généralement, un “gouvernement” en Chine, au Qatar ou en Arabie Saoudite :

Ainsi, ne pas employer le mot “gouvernement” uniquement pour la Syrie, et continuer à l’employer pour la Chine ou l’Arabie, c’est donc déjà prendre parti, ce qui n’est pas le rôle de la presse.

Le deuxième élément de langage est de légitimer au maximum les groupes armés combattant le gouvernement syrien. Et quand ce n’est pas possible, il s’agit alors, à tout le moins, de ne surtout pas les délégitimer. C’est pourquoi la presse utilisera le terme “rebelles”, quand ce ne sera pas “résistants” ; ils se garderont donc bien de citer de manière trop apparente ou trop fréquente les mots “djihadistes”, “salafistes”, “islamistes”, “Frères Musulmans” ou “al-Qaïda”. Nous y reviendrons ci-après.

Le troisième élément va consister à parler essentiellement de “populations assiégées” par l’armée. Il s’agit ici de masquer au maximum les faits suivants :

1/ il y a des soldats (islamistes) dans la Ghouta. Il s’agira pour les grands médias de ne presque jamais les montrer. L’accent est mis sur les morts civiles (chaque mort est bien évidemment profondément tragique), mais les médias éviteront en général de diffuser des images des combattants islamistes de la Ghouta. Bien entendu, il le feront de temps en temps, pour échapper à l’accusation de cacher la réalité, et de disposer de “preuves de leur bonne foi”. Mais l’important est que ceci n’aura nullement marqué l’esprit des lecteurs.

Bien entendu, ils le feront de temps en temps, pour échapper à toute accusation de dissimulation la réalité, en disposant ainsi de “preuves de bonne foi”. Mais l’important est que ceci n’aura nullement marqué l’esprit des lecteurs, car comme on le sait, c’est par l’intensité d’une couverture médiatique, par la répétition, et l’omniprésence d’une information que le lecteur sera imprégné des données rapportées. Ainsi, faire un article ici et là, noyé dans un flot continu d’informations qui présentent une ligne bien différente, ne suffit pas pour affirmer que l’information à bel et bien été couverte.

Il suffit de comparer la couverture médiatique des civils de la Ghouta avec ceux de Raqqa ou de Mossoul, dont les médias ont aussi parlé :

Mais, en réalité, les médias en ont parlé beaucoup moins, avec moins d’intensité, et sans militantisme (qui a proposé de poursuivre le gouvernement irakien pour crimes de guerre ?).

2/ ces soldats tirent régulièrement sur Damas, tuant de nombreux civils. Le fait que ces attaques aient lieu aussi fréquemment, tuant beaucoup de civils, sera au maximum caché. Pour illustrer la situation, voici quelques exemples du seul mois de novembre 2017 (attention, la source est l’édition française de l’agence de presse officielle syrienne Sana, d’où le terme de propagande “martyrs” – on prendra donc ceci avec une grande prudence, mais les tirs de roquettes répétés sont avérés – source) :

Tous ces morts dans la zone gouvernementale de Damas (tout comme ceux dans la partie occidentale d’Alep) n’ont évidemment guère intéressé ni les médias ni nos belles âmes du Quartier latin.

Je ne parle évidemment même pas de ce genre d’information :

3/ il y a plus de deux ans, c’est en fait Damas qui était assiégée, en partie par les combattants de la Ghouta orientale. Ceci n’est resté dans l’esprit de personne, car cela ne faisait l’objet que de rares informations à l’époque. Bref, la situation sur le terrain s’est désormais totalement inversée ; la comparaison des deux traitements médiatiques doit donc être au maximum évitée… Je vous renvoie cependant sur ce témoignage poignant de 2015 (Source) :

4/ dans sa propagande, le gouvernement syrien déclare qu’il réagit (et on peut évidemment critiquer la réaction) à des tirs de roquettes ciblant sa population civile, tirées depuis des zones tenues par des islamistes. On évitera donc soigneusement de voir fleurir dans les médias, là encore, toute comparaison avec les réactions de même nature d’autres gouvernements de la région… (Source)

Évidemment, on n’imagine pas un journaliste parler du “Boucher de Tel-Aviv à la tête d’un régime d’extrême droite”. Il subirait dès lors, à raison, toutes les foudres médiatiques pour son manque de rigueur…

4/ Illustrations de propagande cartographique – Le Monde est à l’honneur

Illustrons donc cette problématique du siège, avec ces cartes d’origine AFP ; ici en janvier 2018 :

et ici mi-février :

Mais c’est Le Monde qui va, évidemment, le mieux illustrer le problème. Le 21 février, il a publié cette carte, dans la lignée de l’AFP :

 

Mais, les évènements devenant encore plus graves, Le Monde a tenté de mieux expliquer la réalité.

Ceci nous amène à Delphine Papin, Responsable du service Infographie-cartographie au Journal Le Monde. Elle s’était déjà illustrée sur Alep en 2016 (source) :

 

Madame Papin a publié sur Twitter le 1er mars une carte, vraiment très bien faite, qui montre les différentes factions des groupes armés tenant la Ghouta (source) :

Nous constatons que la présentation est très honnête : faites votre choix à la Ghouta entre les salafistes, les islamistes et les djihadistes d’al-Qaïda !

Bien entendu, dire ceci pose un vrai problème, car on comprend que dans ces conditions les quelques démocrates défendant les Droits de l’Homme (et de la Femme) sont manifestement minoritaires et doivent se terrer pour ne pas avoir de lourds ennuis… Dès lors, on est moins tenté de “soutenir” inconditionnellement les rebelles face au gouvernement syrien. Voici d’ailleurs une autre partie du témoignage de 2015 (Source) :

Bref, un moment de vie à la Ghouta…

Mais revenons au Monde. Que fait alors un média mainstream quand les faits viennent contrarier sa propagande de guerre ? Eh bien il tord les faits dérangeants, ou plutôt, il les passe sous silence (un média professionnel de la propagande évitera toujours le pur mensonge, qui peut être assez risqué).

Illustration : dans la carte précédente, la zone microscopique en bleu est tenue par Ahrar Al-Cham, et il est indiqué que son affiliation est… Ahrar Al-Cham, ce qui ne veut rien dire. C’est une petite erreur, signalée par @Kimyongur, qui a été corrigée, et publiée cette fois sur le compte Twitter du Service infographie et cartographie du Monde le 2 mars (source) :

Ahrar Al-Cham est donc bien classé “salafiste”, ce qui boucle la boucle…

Mais avez-vous noté comme le Monde ne s’est pas contenté de modifier l’affiliation de ce groupe ; il a également modifié autre chose qui a toute son importance :

Eh oui, il en a profité au passage pour “dés-islamiser” Faylaq Al-Rahman, qui est devenu “neutre” ; et donc une bonne partie de la Ghouta semble désormais préservée des islamistes…

Et donc le Monde a pu publier la seconde version carte dans l’édition papier datée du 3 mars :

Le changement est assez logique, car le texte indique ceci :

Ainsi, le groupe armé qui s’appelle “La légion du Tout-Miséricordieux”, et abrite des “éléments proches des Frères Musulmans” (qui font passer Tariq Ramadan pour un joyeux drille) appartiendrait à “la branche modérée de la rébellion” et n’a “pas d’idéologie très marquée” (peut-être même qu’ils sont féministes, qui sait ?).

L’opération de nettoyage de la légende est donc logique. Reste à savoir si ce groupe Faylaq Al-Rahman est vraiment islamiste ou pas.

On peut demander son avis à l’Institut Tony Blair pour le changement global (source) :

“Faylaq al-Rahman, une faction armée islamiste qui adopte l’idéologie des Frères Musulmans

On peut aussi demander à l’Institut pour l’étude de la guerre de Kimberly Kagan (source – notez que nous faisons vraiment dans les think-tanks mainstream et néocons…) :

Je ne traduis pas “Political Islamist”…

Mais enfin, bon, quand j’ai un doute, je consulte Le Monde – et particulièrement cet article du 22 mars 2017 :

“Faylaq al-Rahman, une coalition de brigades à dominante islamiste

Ainsi on constate ceci :

Faylaq al-Rahmane : à raison, “Islamiste” le 1er mars, mais devenu “modéré” “sans idéologie” dans l’édition du 2 mars : la magie de la propagande du Monde…

Enfin, petit bonus que ne verra pas le lecteur du Monde : cette dénonciation par ce site d’information de la torture l’été dernier de cet homme par des membres (modérés ?) de Faylaq al-Rahman, dont un a gravé son nom avec un couteau dans le dos du jeune homme (témoignage à prendre évidemment avec prudence dans ce contexte) :

Mais ceci n’étonnera finalement que les personnes croyant en la fable des “rebelles modérés” que Le Monde tente une nouvelle fois de nous vendre, comme on l’a vu.

Sur cet important sujet, nous laisserons donc la parole à Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient (c’est lui qui a inspiré le film Syriana). Il déclarait ceci en septembre 2014 :

“Il n’y a pas de [rebelles] modérés en Syrie !” [Robert Baer, CNN, 09/2014]

Épilogue

Après ce grand moment de déontologie, d’honnêteté de l’information et de lutte contre la propagande islamiste, je ne résiste pas pour conclure à vous montrer le tweet de Delphine Papin qui suivait sa carte :

Il est vrai que l’urgence au Monde, c’est de se moquer du Média, petit média citoyen.

Qui a une énorme différence avec le Monde : il n’a pas de gros moyens (d’où cette petite erreur d’un point quelques centimètres trop bas) ; mais il est à noter que ces moyens ont été apportés par les lecteurs.

Car si Le Monde était privé des subventions de l’État, des subventions des actionnaires milliardaires, et des subventions de Facebook et compagnie, il y a belle lurette que ce journal aurait rejoint ses prédécesseurs tels l’Aurore, le Matin ou le Temps, et madame Papin devrait prendre ses crayons de couleur et aller faire des piges ailleurs…

À suivre…

Olivier Berruyer

Edit : coup de chapeau à ce monument de propagande sorti peu après ce billet, et qui, donne, oui, envie de hurler…

On notera au passage le pas discret cirage des pompes du Président par le chien de garde du quai d’Orsay, c’est toujours bon pour garder son emploi…

 

via » Couverture médiatique de la Ghouta : ou comment faire le jeu des djihadistes (1)

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