Affaire Lafarge : «Le gouvernement français était impliqué, le programme était de renverser Assad»
Dénonçant une implication de l’Etat français dans l’affaire des tractations financières entre l’usine Lafarge en Syrie et Daesh, le politologue Bassam Tahhan pointe la responsabilité des politiciens de l’époque, avec à leur tête François Hollande.
RT France a reçu le 24 avril Bassam Tahhan, géopolitologue d’origine syrienne pour parler de l’affaire Lafarge en Syrie. De nouvelles révélations publiées par Libération le 22 avril soulignent que l’Etat français aurait été informé des tractations, notamment financières, entre le cimentier français basé dans le nord de la Syrie et les terroristes de l’Etat islamique.
Pour Bassam Tahhan, il ne fait aucun doute que la France était au cœur de ces échanges : «Je crois que l’Etat français était non seulement au courant mais qu’il organisait tout cela» a-t-il notamment déclaré. Il a rappelé que Lafarge avait non seulement payé des taxes à Daesh pour que ses ouvriers puissent aller et venir sur le site industriel, mais avait aussi acheté du pétrole à l’organisation terroriste pour continuer à faire tourner son usine. Bassam Tahhan a également détaillé la teneur des matériaux auxquels auraient eu accès les terroristes à travers l’usine Lafarge en Syrie, parmi lesquels des matières chimiques. De quoi permettre à Daesh, selon lui, de «faire un combustible d’obus et de missiles».
Pour le géopolitologue, les responsables de Lafarge mis en examen dans cette affaire ne sont que des «fusibles». Bassam Tahhan n’hésite pas à pointer la responsabilité des représentants politiques français. Pour lui, les dirigeants de Lafarge «étaient des marionnettes dans les mains des hommes politiques de l’époque c’est à dire Fabius, Valls, même le président de la République François Hollande». «Ils étaient au courant», estime-t-il encore, ajoutant : «Le programme était de renverser Assad.»
L’Etat français aurait été informé de manière régulière des tractations entre Lafarge et Daesh
Selon de nouvelles révélations de Libération sur le financement par Lafarge du groupe Etat islamique en Syrie, pour maintenir une usine sur place, les autorités françaises étaient informées sur les transactions entre le cimentier et les terroristes.
Le journal Libération a pu avoir accès aux procès-verbaux de l’audition du directeur de la sûreté du cimentier Lafarge, Jean-Claude Veillard, le 12 avril, par la juge d’instruction parisienne, Charlotte Bilger. Jean-Claude Veillard fait partie des six dirigeants du cimentier mis en examen pour avoir versé d’importantes sommes d’argent, entre 2012 et 2014, à plusieurs groupes armés en Syrie, dont l’Etat islamique, dans le but de poursuivre l’activité d’une cimenterie en zone de guerre. Jean-Claude Veillard a fourni aux enquêteurs des éléments selon lesquels il a rencontré à 33 reprises les différents services de renseignement extérieur, la Direction du renseignement militaire (DRM), la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), entre 2012 et 2014.
Au cours des réunions, j’ai donné toutes les informations
«Je ne faisais aucun tri dans les informations que je donnais aux services des renseignements», a notamment déclaré Jean-Claude Veillard, n’hésitant pas à ajouter : «Au cours des réunions, j’ai donné toutes les informations.» Ces renseignements auraient donc permis au plus haut niveau de l’Etat français d’être renseigné sur le financement de factions armées en Syrie par le cimentier français. Dans le détail, selon les déclarations du directeur de la sûreté, l’Elysée et le Quai d’Orsay participaient à des discussions stratégiques sur l’envoi de soldats dans l’usine. Mais pas seulement.
Les services de renseignement pouvaient-ils ignorer les remises d’argent, à partir de novembre 2013, à l’Etat islamique ? Dans les réponses qu’il a apportées à la juge d’instruction et rapportées par Libération, Jean-Claude Veillard réitère avoir «donné toutes les informations» sur le financement de groupes terroristes. «Quelle était leur réaction ?», demande alors la juge Bilger. «Ils engrangent les informations, c’est leur métier.»
«La conversion, la taxe ou la vie»
Dans un mail adressé à la DGSE, daté du 22 septembre 2014, tandis que l’Etat islamique avait pris possession de l’usine Lafarge en Syrie, Jean-Claude Veillard faisait ouvertement part de son inquiétude : «L’usine est maintenant occupée par Daesh qui bénéficie de notre cantine, clinique et base vie. […] Le contact a été établi pour la libération de nos collègues chrétiens. Nous recherchons maintenant une voie pour payer la « taxe » car leur jugement est simple : la conversion, la taxe ou la vie…»
Le 17 novembre 2014, Jean-Claude Veillard révélait à la DGSE qu’Amro Taleb, l’un des principaux intermédiaires entre Lafarge et l’Etat islamique, proposait de «relancer l’usine sous le contrôle d’ »hommes d’affaires » de Daesh». Le 23 décembre, Jean-Claude Veillard écrit : «La situation évolue. Des représentants de Daesh, par le biais de distributeurs locaux, ont commencé à établir des contacts avec certains de nos employés. Ils ont besoin de soutien technique pour remettre en route le générateur électrique. Nous résistons pour l’instant en arguant du fait que l’usine est pilotée depuis la France et qu’il est impossible de remettre en route localement. L’argument ne tiendra pas longtemps.» Le lendemain, l’agent de la DGSE répond depuis une adresse mail avec l’alias «grosmarmotte». Il demande à Jean-Claude Veillard d’envoyer «les plans de l’usine et les éléments de localisation GPS» sur une autre adresse, cette fois-ci sur @defense.gouv.fr. Puis poursuit : «Sinon nous sommes intéressés par tout élément sur les représentants de Daesh en contact avec vos employés… Tel, mails, pseudos, descriptions, etc. bon courage.»
Jean-Claude Veillard a déclaré à la juge d’instruction qu’il pensait que les informations qu’il fournissait à la DGSE étaient les seules obtenues par l’Etat français dans cette partie de la Syrie à cette époque. Ainsi, il a également révélé le travail de terrain des deux «gestionnaires de risques» de Lafarge en Syrie, le Norvégien Jacob Waerness et le Jordanien Ahmad Jaloudi. Vétérans des services secrets de leurs pays respectifs, les deux hommes collectaient «des informations auprès des conducteurs, des clients, des fournisseurs et parfois des employés», se souvient Jean-Claude Veillard. Jean-Claude Veillard récupérait alors «tous les mois ou tous les deux mois […] un fond de carte qu’il travaillait sur Google» avant de le transmettre en direct «à la DGSE, à la DGSI et à la DRM».
A la question de la juge Bilger de savoir si les deux hommes rencontraient les groupes terroristes, le directeur de la sûreté répond : «Leur première mission, c’est l’acquisition du renseignement. Si ces rencontres pouvaient leur permettre d’obtenir des informations, ils pouvaient le faire.»
Enfin, Jean-Claude Veillard fait état de contacts avec le cabinet militaire du président François Hollande dès octobre ou novembre 2014, alors que l’usine est occupée par Daesh. «Mon simple objectif était de faire comprendre que cette usine pouvait être utilisée comme base dans le cadre de déploiement des forces militaires françaises», explique-t-il. Etonnement, à la fin de l’année 2015, ces sont d’abord les forces spéciales américaines qui investissent l’usine. Puis, le commandement militaire français retient finalement la proposition de Lafarge, et positionne des forces spéciales dans l’usine, aux côtés des Américains, quelques semaines plus tard.
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Après l’avoir nié, le Quai d’Orsay reconnaît avoir été en contact avec Lafarge en Syrie
L’ancien ambassadeur en Syrie a admis avoir rencontré les dirigeants de Lafarge en 2012, ce qu’il avait jusqu’à présent nié. Il dément en revanche avoir conseillé au cimentier de rester dans le pays.
C’est par une lettre adressée aux juges en date du 15 janvier 2018 et à laquelle le journal Libération a eu accès, que l’ancien ambassadeur de France en Syrie Eric Chevallier reconnaît pour la première fois l’existence d’un entretien, «à l’été 2012», entre la diplomatie française et le cimentier Lafarge.
«Je pensais que les responsables de Lafarge qui évoquaient l’existence d’entretiens se trompaient d’autant plus que les propos qui m’étaient attribués ne correspondaient en rien à ce que j’aurais pu dire», écrit le diplomate, à qui la mémoire est finalement revenue, dans son courrier cité par Libération.
Une position sensiblement différente de celle qu’il avait adoptée devant les juges le 9 janvier lors de sa confrontation avec l’ancien directeur général adjoint de Lafarge, Christian Herrault, lequel a été mis en examen pour financement d’une entreprise terroriste. A ce moment là, Eric Chevallier affirmait ne «pas avoir de souvenir de ces rencontres», arguant même qu’il n’en existait «pas de traces dans les archives». Christian Herrault maintenait pour sa part avoir rencontré à plusieurs reprises l’ambassadeur qui «était au courant du racket». Selon ses dires, Eric Chevallier aurait en outre conseillé au cimentier de rester dans le pays, assurant que les troubles n’allaient «pas durer».
S’il a finalement admis avoir rencontré les dirigeants du cimentier – soutenant qu’une «jeune femme du bureau du Moyen-Orient» au Quai d’Orsay lui avait indiqué avoir «souvenir de cette réunion» – l’ambassadeur conteste désormais la teneur des propos qui lui sont attribués. Dans son courrier, il a ainsi précisé «ne pas avoir conseillé le maintien de l’usine Lafarge en Syrie» lors de cet entretien dont il ne se souvenait pas.
«Aucun agent mis en cause par la procédure judiciaire», souligne le Quai d’Orsay
Joint par l’AFP le 28 février, le Quai d’Orsay a souligné que «ni le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, ni aucun de ses agents [n’étaient] mis en cause par la procédure judiciaire en cours». «Nous communiquons à la justice les informations ou les documents qu’elle nous demande», a simplement commenté une porte-parole.
Les juges d’instruction ont récemment concentré leurs investigations sur ce que savait la diplomatie française et cherchent à établir si elle a pu pousser le cimentier à se maintenir en Syrie, comme l’affirment plusieurs de ses dirigeants de l’époque. L’association Sherpa, partie civile dans ce dossier, a demandé l’audition de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de 2012 à 2016.
Lafarge est suspecté d’avoir versé entre 2011 et 2015 plus de 12 millions d’euros à des groupes armés en Syrie, dont Daesh, pour continuer à faire tourner sa cimenterie de Jalabiya dans le nord du pays malgré la guerre.