L’individualité absolue a été la croyance de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle
A la source perdue du socialisme français, anthologie de Pierre Leroux établie par Bruno Viard, Desclée de Brouwer, 1997, p. 161.
Dans l’un de ses textes de 1845, Pierre Leroux, après avoir rappelé que « la société n’est pas le résultat d’un contrat », présente ainsi les fondements philosophiques du socialise naissant : « L’individualité absolue a été la croyance de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle. C’était un axiome en métaphysique, qu’il n’existait que des individus, et que tous les prétendus êtres collectifs ou universaux, tels que société, patrie, humanité, etc., n’étaient que des abstractions de notre esprit. Ces philosophes étaient dans une grande erreur. Ils ne comprenaient pas ce qui n’est point tangible par les sens ; ils ne comprenaient pas l’invisible. Parce que après qu’un certain temps s’est écoulé, la mère se sépare du fruit qu’elle portait dans ses entrailles, et que la mère et son enfant forment alors deux êtres distincts et séparés, nierez-vous le rapport qui existe entre eux ; nierez-vous ce que la nature vous montre même par le témoignage de vos sens, à savoir que cette mère et cet enfant sont l’un sans l’autre des êtres incomplets, malades, et menacés de mort, et que le besoin mutuel, aussi bien que l’amour, en fait un être composé de deux êtres ? Il en est de même de la société de l’humanité. Loin d’être indépendant de toute société et de toute tradition, l’homme prend sa vie dans la tradition et la société. Il ne vit que parce qu’il a foi dans un certain présent et dans un certain passé » (Ibid. , p. 165). Notons que cette critique radicale – par le fondateur du socialisme français – de l’anthropologie libérale (et même, d’une certaine façon, de ses fondements œdipiens) cessera définitivement d’être compréhensible, à partir du moment où la nouvelle classification proposée par Adolphe Vasse aura acquis le statut d’une évidence incontestable. La nouvelle gauche, désormais libérée de l’hypothèque socialiste, pourra alors en revenir progressivement à ses premières amours libérales, c’est-à-dire à ces « robinsonnades » du XVIIIe siècle (le terme est de Marx) qui supportent, aujourd’hui encore, aussi bien sa thématique des « droits de l’homme » que sa conception de l’économie et de la croissance (Renan disait ainsi du citoyen idéal des sociétés modernes qu’il devait « naître enfant trouvé » et « mourir célibataire »).
Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée