Affaire Skripal : l’étrange alibi russe

Par Craig Murray
Paru sur le blog de l’auteur sous le titre The Strange Russian Alibi


Comme pour beaucoup de gens, ma première pensée au vu de l’interview de Boshirov et Petrov – qui sont apparemment leurs vrais noms – est qu’ils n’étaient pas très convaincants. L’interview elle-même se déroule apparemment autour d’une table exiguë, avec une caméra et un éclairage médiocres, et l’intervieweuse semble incapable poser des questions approfondies qui auraient permis d’éclairer vraiment les choses.

J’avais donc estimé que leur histoire était hautement improbable, jusqu’à ce que je commence à voir arriver une tempête de posts sur Twitter, en grande partie de la part de journalistes des médias grand public selon qui certains détails étaient impossibles alors qu’en fait, ils n’étaient pas impossibles du tout.

Le premier et le plus évident concerne la météo des 3 et 4 mars. Il est en effet tout à fait vrai que si les deux hommes s’étaient rendus à Salisbury le 3 mars avec l’intention d’aller à Stonehenge, ils n’auraient pas pu y accéder en raison de la neige. Il est donc tout à fait possible qu’ils soient retournés le lendemain pour réessayer ; et les transports publics autour de Salisbury étaient encore gravement perturbés, et de nombreuses routes fermées, le 4 mars. La preuve n’est pas du tout difficile à trouver.

(Compte Twitter de Stonehenge : Mise à jour météo en date du 3 mars 2018 : Stonehenge restera fermé aujourd’hui. Nous sommes désolés des désagréments causés. Pour toute question, veuillez contactez le service clientèle, SVP.
– Question du tour opérateur : Stonehenge sera-t-il ouvert demain, dimanche 4?
– Stonehenge : Nous prendrons notre décision plus tard dans la journée. Gardez l’œil ouvert sur le site web et Twitter pour des mises à jour. Nous sommes désolés pour l’incertitude et les désagréments)

Cette image vient du blog de Salisbury du 4 mars :

(Photo : Congère rencontrée par un bénévole de Salisbury, le 4 mars, alors qu’il tentait de rejoindre un médecin bloqué à Amesbury).

Ceux qui réfutent que la neige ait pu empêcher les deux comparses de visiter Stonehenge ont désigné les images de vidéosurveillance du centre de Salisbury, qui ne montraient pas de neige l’après-midi du 4 mars. Mais c’est le centre de Salisbury. Il avait bien sûr été salé et balayé. Dans les environs, il y avait des congères.

 (La route de Salisbury à Stonehenge effectivement bloquée à cause de la neige les 3 et 4 mars derniers. Cette partie de leur histoire est donc plausible, malgré les moqueries auxquelles elle a donné lieu. Deux tentatives de se rendre à Stonehenge ratées sont tout à fait possibles.)

 (La route de Salisbury à Stonehenge le 4 mars. Tout juste praticable, avec un chasse-neige au travail visible en cliquant sur la photo)

Cette partie de leur histoire n’est donc pas aussi peu crédible que les réseaux sociaux l’affirment ; en fait, elle correspond exactement aux faits réels.

La deuxième partie de leur histoire qui a été mise en doute, c’est l’idée selon laquelle deux Russes prendraient l’avion pour le Royaume-Uni pour le week-end et tenteraient de visiter Salisbury. Ce doute me semble très étrange. Les escapades d’un week-end — arrivée le vendredi et retour le dimanche — font partie intégrante de l’industrie du tourisme. Pourquoi est-il apparemment impensable que des Russes prennent l’avion — tout comme les Britanniques le font volontiers – pendant les fins de semaine ?

Plus étrange encore est l’idée selon laquelle il est très improbable que des visiteurs russes souhaitent visiter la cathédrale de Salisbury et Stonehenge. La cathédrale de Salisbury est l’une des plus belles réalisations de l’architecture normande, l’une des grandes cathédrales d’Europe. Elle attire un grand nombre de visiteurs étrangers. Le site de Stonehenge est mondialement connu et classé au patrimoine mondial. Cette année, au cours de mes vacances, j’ai visité Wurzburg pour voir le palais épiscopal, puis la coopérative viticole à Sommerach. Que quelqu’un ne choisisse pas de passer ses vacances sur une plage de Benidorm ne fait pas de lui un tueur. Beaucoup de gens visitent la cathédrale de Salisbury.

(Le rapper Jay Z visite la cathédrale de Salisbury pour y voir l’original de la Magna Carta. [Votre servante, la préposée à la traduction ici présente, a également visité la cathédrale de Salisbury, ainsi d’ailleurs que Stonehenge, le tout sans être un assassin russe ou même un rapper américain. C’est effectivement un endroit très visité, NdT])

Il semble y avoir du racisme ici — les Russes ne peuvent pas avoir d’intérêts intellectuels ou historiques, ni se permettre des week-end à l’étranger.

Le dernier question inquiétante est, « s’ils sont allés voir la cathédrale, pourquoi ont-ils visité la maison des Skripal ? » Mais, aucune preuve qu’ils aient visité la maison Skripal n’a été présentée. Ils ont été pris sur une vidéo de surveillance devant une station d’essence à 500 mètres de là – c’est le l’endroit le plus proche de la maison Skripal où ils aient été vus.

Le plus grand mystère à propos de ces deux personnages est le suivant : s’ils ont visité la maison Skripal et badigeonné du « Novichok » sur la poignée de porte, pourquoi se sont-ils ensuite tranquillement baladés en passant devant la gare pour se diriger vers le centre-ville de Salisbury, où ils ont été vus par les caméras en train de faire du lèche-vitrines devant un magasin de souvenirs, apparemment sans aucun stress, pour ensuite revenir à la gare ? C’est une attitude très étrange pour des gens qui viendraient de commettre une tentative de meurtre. De fait, leur comportement tel que pris par les caméras correspond à leur histoire de tourisme.

Les Russes ont présenté ces deux hommes sous un jour peu convaincant. Mais après enquête, les éléments de leur histoire qui ont été qualifiés d’improbables ne sont pas du tout incompatibles avec les faits.

Reste la question beaucoup plus vaste du calendrier.

[A partir d’ici, Craig Murray reprend la fin de son article précédent, NdT]

la police métropolitaine déclare que Boshirov et Petrov ne sont arrivés à Salisbury qu’à 11h48, le jour de l’empoisonnement. Cela signifie qu’ils n’auraient pas pu appliquer un agent neurotoxique sur la poignée de porte des Skripals avant midi au plus tôt. Or, rien n’indique que les Skripals soient rentrés chez eux au cours de l’après midi du dimanche 4 mars. S’ils l’ont fait, ils et/ou leur voiture ont évité d’une manière ou d’une autre toutes les caméras de vidéosurveillance. Rappelons-nous qu’ils ont été filmés par trois caméras de vidéosurveillance à leur départ, et Boshirov et Petrov ont été filmés par plusieurs caméras de vidéosurveillance, dès leur arrivée à Salisbury.

Les Skripal ont ensuite été filmés par la vidéosurveillance à 13h30, en voiture sur Devizes Road, [qui mène au centre-ville, NdT]. Ensuite, leurs déplacements ont été à peu-près documentés ou reconstitués jusqu’à leur admission à l’hôpital.

Donc, même si les Skripal sont rentrés de façon « invisible » avant d’être filmés sur Devizes Road, cela signifie qu’ils auraient pu toucher la poignée de porte au plus tard à 13h15. Entre le moment où le « novichok » aurait été placé sur la poignée de porte et celui où les Skripal l’auraient touchée, l’écart aurait été au plus d’une heure et 15 minutes. Souvenons-nous de tous ces « experts » qui ont bondi pour nous expliquer doctement que l’agent neurotoxique « dix fois plus mortel que le VX » n’avait pas été mortel cette fois-là parce qu’il s’était dégradé pendant la nuit sur la poignée de porte ? Eh bien, cela ne peut pas être vrai. Le temps entre l’application et le contact était compris entre une minute et (au plus) un peu plus d’une heure, d’après les nouveaux éléments [en admettant que les Skripal soient bien rentrés chez eux avant d’emprunter la route vers le centre-ville où ils ont été filmés, NdT].

En général, il convient d’observer que les Skripal, et les pauvres Dawn Sturgess et Charlie Rowley, ont tous réussi à se rendre presque totalement invisibles aux caméras de surveillance dans leurs allers-retours dans et autour de Salisbury aux moments clés, alors que « Petrov et Boshirov » ont été filmés en haute définition à de nombreuses reprises au cours de leur brève visite.

C’est particulièrement remarquable dans le cas de la localisation des Skripal vers midi le 4 mars. Le gouvernement est obligé d’affirmer qu’ils sont rentrés chez eux à ce moment-là, car ils insistent sur le fait qu’ils se seraient empoisonnés avec la poignée de porte. Mais pourquoi leur voiture a-t-elle été filmée quittant les lieux, mais pas lors d’un supposé retour ? Il semble beaucoup plus probable qu’ils soient entrés en contact avec l’agent neurotoxique ailleurs, pendant leur balade.

Craig Murray, un proche collaborateur de Wikileaks, est historien et militant des droits de l’homme. Il a été ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan.

Traduction Corinne Autey-Roussel pour Entelekheia
Photo Pixabay : Cathédrale de Salisbury

via Affaire Skripal : l’étrange alibi russe – Entelekheia.fr

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