Des comptes dans le rouge, un climat social délétère au sein de l’ONF, un nouveau ministre des tutelles… Ces raisons ont-elles précipité le départ de Christian Dubreuil son directeur général ? Officiellement, on fait savoir qu’il a fait valoir ses droits à la retraite mais la crise couvait depuis quelques temps…
Ces dernières années, des associations de riverains en colère se sont en effet constituées un peu partout sur le territoire, notamment dans l’Est et dans le Limousin, pour dénoncer le comportement de l’ONF, prédateur à leurs yeux. Après des décennies de gestion prudente qui a permis à la forêt de reconquérir 30% du territoire national, contre 10% à la fin du XIXe siècle, l’établissement public, en grande difficulté financière, a ainsi fait feu de tout bois. Et est accusé par les syndicats et les élus de coupes abusives pour limiter ses pertes.
Preuve de ses difficultés, pour 2018, l’ONF prévoit un déficit supérieur à 20 millions d’euros sur un budget de 855 millions, après une perte de 8 millions l’année précédente. La dette financière de l’établissement, structurellement déficitaire, a aussi augmenté de 60 millions d’euros en 2018.
La cause principale de ses problèmes : ses ventes de bois (259 millions d’euros en 2017), qui contribuent à 30% de ses ressources, stagnent à un niveau très bas. Le prix de vente moyen de l’ONF tourne, depuis des années, autour de 47 euros le mètre cube. Car à côté du chêne, correctement valorisé comme bois d’œuvre, l’essentiel des feuillus de la forêt française est composé d’arbres peu appréciés, comme le charme, destinés au bois énergie. A Mormal, on tourne ainsi entre 30 et 40 euros le mètre cube, selon Benoît Lengrand, responsable de l’ONF. Ni les recettes publiques (dotations de l’Etat, aides pour la gestion des forêts domaniales et communales), ni les prestations pour le privé ne suffisent à couvrir les charges d’exploitation.
La direction dément tout changement dans la gestion forestière, rappelant qu’année après année, les prélèvements réalisés dans la forêt publique (25% de la forêt française) demeurent stables autour de 15 millions de mètres cubes. A Mormal encore, Benoît Lengrand (il a porté plainte car certains de ses agents ont été menacés) justifie les dernières coupes. «Pendant des années, la gestion a été trop prudente. Il faut maintenant être plus dynamique, explique l’agent forestier. De plus, le chêne pédonculé s’est beaucoup développé: or ce type d’arbre est un gros consommateur d’eau et n’a plus sa place avec le changement climatique.»
Mais ces chiffres sont à prendre avec précaution: «Quand l’ONF attribue une parcelle, elle donne aux bûcherons un objectif indicatif de mètres cubes à sortir. Mais s’ils peuvent en sortir plus, c’est tout bénéfice pour eux», affirme Guislain Cambier. L’ONF communiquerait donc seulement sur les chiffres officiels de ses plans de coupes, et non sur la réalité des volumes de prélèvements réalisés.
Les principaux syndicats, réunis dans l’Alliance du Trèfle, vont plus loin. Ils accusent l’établissement «d’industrialiser la forêt». Comprendre: en faire une activité purement économique allant à l’encontre de l’ensemble des missions et de la préservation du patrimoine. «L’ONF ne fixe plus d’objectifs de mètres cubes de bois à abattre, mais des objectifs de chiffre d’affaires, accuse Gilles Van Peteghem, le secrétaire général d’EFA-CGC, l’un des membres de l’intersyndicale. Ce qui pousse les forestiers à abattre tout ce qu’ils peuvent.» Quand on sait qu’il faut attendre au moins vingt ans pour qu’une parcelle totalement rasée recommence à se couvrir d’arbres, et entre cent et cent cinquante ans avant que ces arbres deviennent adultes et puissent être exploités, la polémique est d’importance.
La situation sur le terrain social n’est pas meilleure. Avant son départ, les syndicats dénonçaient la rigidité du directeur général Christian Dubreuil, un énarque en fin de carrière, plus technicien que bon communicant. Fin 2017, les élus avaient démissionné en bloc des instances représentatives pour dénoncer un «climat social délétère». Puis, en mars, le DG de l’ONF avait à nouveau été interpellé par les sénateurs lors d’une audition: «Il n’est pas possible de rester dans une situation comme celle-là», estimait ainsi l’élu du Doubs Martial Bourquin.
A sa décharge, Christian Dubreuil (qui n’a pas souhaité répondre à Capital) a reçu peu de soutien du gouvernement. «Le contrat d’objectif qu’il a négocié en 2015 reposait sur un engagement pris par l’Etat: celui d’équilibrer les comptes. Ce qu’il ne fait pas», souligne Dominique Jarlier, le maire de Rochefort-Montagne (Puy-de-Dôme) et président de la Fédération nationale des communes forestières (FNCOFOR).
Le directeur général usait d’expédients pour tenter de résoudre une équation budgétaire insoluble. Après la fermeture du centre de formation interne, la pression est mise sur le personnel forestier pour quitter les maisons forestières appartenant à l’ONF: un patrimoine en lisière de forêts, qu’elle souhaite relouer à des tarifs bien plus avantageux, et même vendre, obligeant ainsi ses agents à chercher des logements éloignés de leur lieu de travail à des conditions économiques moins favorables.
L’heure est aussi à l’élagage des effectifs, déjà réduits de 10000 à 9000 salariés en une dizaine d’années. 1500 emplois seraient ainsi menacés d’ici à 2022, selon Gilles Van Peteghem. Sur le terrain, certains estiment que l’ONF n’assure plus la totalité des missions de service public qui lui sont confiées (prévention des risques naturels, tourisme, etc.). Face au manque de personnel de l’organisme, la région Paca a par exemple été jusqu’à monter, durant l’été 2018, sa propre brigade de prévention des feux de forêt, tâche pourtant confiée à l’ONF, et pour laquelle il est rémunéré.
Les relations entre les communes forestières et l’ONF se sont aussi fortement dégradées. La FNCOFOR a découvert, ahurie, au printemps dernier, un projet de décret permettant à celui-ci d’encaisser les revenus des ventes de bois réalisées pour le compte des communes! Une «mise sous tutelle» dénoncée par son président. Ce dernier a donc déclaré la guerre: depuis cet été, il négocie avec l’Elysée une refonte en profondeur du code forestier, qui aboutirait à une explosion de l’ONF. Non seulement il réclame que les communes puissent reprendre en direct la gestion de leurs forêts, mais il demande également que les agents forestiers soient transférés aux chambres d’agriculture.
L’Etat réfléchit de son côté au statut des forêts domaniales. «Il est question de les privatiser», affirme Gilles Van Peteghem. Une des solutions pourrait être de les vendre à la Caisse des dépôts, dont l’une des filiales gère déjà des forêts privées. Si ce projet voyait le jour, c’en serait fini non seulement de l’ONF, mais aussi de la politique forestière telle qu’elle a été imaginée par Louis XIV et Colbert.