Les 26 et 27 janvier 2019 s’est déroulée « l’assemblée des assemblées » à Commercy (Meuse), censée regrouper les mandatés des toutes les assemblées de gilets jaunes de France [1]. Il s’agissait donc d’un embryon de structuration sur des principes d’auto-organisation d’un mouvement atypique né il y a plus de deux mois et demi sur les rond-points et qui réussit pratiquement à échapper à toute récupération politique et idéologique. Mais aucun observateur depuis une semaine ne semble surpris du virage opéré à l’occasion : à la lecture du texte qui en émane, il ne fait plus aucun doute que les gilets jaunes seraient désormais de gauche, et même d’extrême-gauche…
En réalité, le vaste mouvement de récupération lancée par la gauche institutionnelle et ses réseaux militants [2] a trouvé dans ce week-end son point d’orgue : ces rencontres nationales, auxquelles nous étions, ont été progressivement placées sous le signe indiscutable du gauchisme. Celui-ci y a confirmé sa raison d’être historique : parasiter toute initiative populaire pour imposer son catéchisme hors-sol et répandre son déni consubstantiel de toute réalité réfractaire.
Profiter des difficultés de l’auto-organisation locale…
Il est évident que « L’appel de Commercy » a été lancé alors que le mouvement commençait seulement à se formaliser et rencontrant sur cette voie de multiple difficultés. Parmi celles-ci, les plus importantes sont certainement d’ordre sociologique : le passage de l’occupation d’un rond-point à la délibération en assemblée générale n’a rien d’évident pour beaucoup, et l’on y retrouve la césure entre territoires urbains ou périphériques, entre classes sociales, entre niveaux d’instructions et, bien entendu, degrés de politisations et d’expériences militantes. Les gilets jaunes qui s’y aventurent le font souvent pour la première fois et y découvrent un monde où certains sont évidemment bien plus à l’aise que d’autres pour manier les ordres du jour, les tours de parole, les applaudissements et les comptes-rendus de commission… Ce clivage entre le « bistrot » et le « Parti » [3] ne peut que se trouver redoublé lors de la désignation de porte-parole ou de délégués, du moins lorsque ce processus aboutit.
… pour former un Comité Central
À « l’assemblée des assemblées » – qui n’est donc en rien une « assemblée des ronds-points » – les 75 délégations faites de mandatés et d’observateurs étaient fort disparates, à plusieurs niveaux.
Certains lieux pourtant forts actifs n’en avaient envoyé aucune (comme Caen, le Puy-en-Velay ou Bordeaux), d’autres au contraire avaient acté leurs divisions internes en en envoyant deux distinctes (Nancy), et certaines représentaient des localités qui ne s’étaient jamais distinguées par leur activisme (une dizaine de groupes rien que pour l’Île-de-France) ou même des groupes non-localisés venus pour faire valoir leurs particularités (« stylos rouges », DAL !, Chômeurs et Intermittents, femmes gilets jaunes,…).
Alors que quelques mandatés, jeunes, issus de catégories sociales supérieures et très politisés – certains se connaissaient déjà et se retrouvaient avec une joie non dissimulée – maîtrisant parfaitement les codes de la harangue et des retournements rhétoriques, ne se privaient pas de s’en servir malgré leurs gilets jaunes immaculés à peine dépliés, nombre de délégués peinaient à seulement comprendre les méandres des discussions et se tenaient cois, intimidés par les 400 personnes réunies sous la surveillance permanente des caméras, appareils photo et micros qui rediffusaient en direct les échanges.
Enfin, le gauchisme s’affichait discrètement mais sans partage : aucun drapeau français, aucune Marseillaise entonnée (on chantera le soir venu la version locale du « chant des partisans » et « Belle Ciao »), mais des tee-shirts « Free Palestine » ou « Pour Adama Traoré » arborés, tout comme s’étalaient sur la table de presse une bonne partie de la littérature gauchisante convenue (ATTAC, DAL, « Résistons Ensemble », etc.) ou récupératrice (« Jaune », « Le gilet jaune révolté », etc.) [4] tandis que les reporters courageux et impartiaux de CQFD, Ballast et Libé s’aventuraient en terrain hostile…
Présentations : nous sommes entre gens biens (-pensants)
Le tour de présentation de chaque groupe, qui prit plusieurs heures, fut l’occasion pour quelques-uns d’installer en connivence ce Surmoi gauchiste diffus qui présida au week-end.
Ce furent les délégations de la Plaine Saint-Denis, de Belleville (Paris) et de Paris XVIIIe qui ouvrirent le bal, sans trop de risque, par le mot d’ordre « antiracisme, antisexisme, antihomophobie ! ». Ce positionnement ne coûte pas grand-chose (qui donc irait contre ?) mais rapporte beaucoup : il reprend la fable gouvernementale d’un mouvement de « gilets bruns » tout en culpabilisant ceux qui ne le revendiquent pas haut et fort et surtout constitue un cri de ralliement et de reconnaissance des chasseurs de crimepensé. Car il est aussi implicite qu’évident qu’une fois énoncée, toute éventuelle référence à la laïcité, toute réserve sur le « multiculturalisme », tout questionnement sur l’immigration ou toute inquiétude sur l’ensauvagement en cours ne pourra s’énoncer qu’avec de multiples précautions oratoires qui ne sauront de toute façon faire disparaître une suspicion naissante. Personne ne s’y risqua, bien entendu et l’insécurité culturelle et physique ne fut jamais reliée à l’insécurité sociale [5] . C’est ce slogan qui permit tranquillement par la suite de prononcer en toute bonne conscience les prévisibles « Soutiens aux migrants » (pas aux réfugiés : aux migrants) puis les appels martiaux aux « quartiers populaires », sans que, évidemment, personne ne songeât seulement à noter que le racisme, le sexisme et l’homophobie contemporaines sont massivement le fait d’immigrés – ni l’absence de dénonciation de l’antisémitisme. Comme une providentielle confirmation de l’imminence du péril fasciste, l’annonce à la cantonade de l’agression de quelques infiltrés du NPA dans le cortège parisien par une dizaine de « Zouaves de Paris » (affilé au GUD) finit de resserrer les liens de la camisole idéologique que l’assemblée venait de se faire enfiler.
Les présentations terminées, les chose étaient claires et le cadre posé : nous étions entre gens biens, le réel ne passerait pas.
Des revendications à l’appel final
Le groupe accueillant de Commercy avait fait circuler une semaine auparavant un questionnaire auquel seule une vingtaine de groupe avait pu répondre : la synthèse des revendications [6] présentée frappe par son politiquement correct et son caractère « de gauche » contrairement aux listes initiales [7] et à ce qui ressort de toutes les discussions sur le terrain ou sur le net [8]. La chose ne fut bien entendu pas pointée et la proposition, étrange, d’en faire le document final de la rencontre fut rapidement supplantée par l’idée de rédiger in situ un appel national improvisé. La majorité des délégations n’étaient bien sûr pas mandatées pour cela, mais les effets de manches de celles qui prétendirent l’être eurent raison de ces scrupules : un comité s’auto-constitua informellement afin la rédiger pour le lendemain, presque exclusivement constitué de militants gauchistes (syndicats, partis et groupuscules) qui firent taire les importuns, y compris en plénière lors de sa présentation.
Les « débats » lors de la lecture de la première version furent symptomatiques : les uns dénoncèrent timidement la prétention malvenue à parler au nom de tous les gilets jaunes, un texte soluble dans le verbiage politico-syndical, l’absence de la mention de l’autonomie des groupes de bases, l’escamotage du monde rural au profit des fameux « quartiers populaires », le refus de trier politiquement dans les violences des groupuscules ou d’apporter implicitement un soutien aux centrales syndicales ; les autres insistèrent à cor et à cri pour y inclure l’égalité absolue entre français et étrangers (sans doute proposé par un agent double du Medef), se plaignirent que l’assemblée ne soit pas représentative car « trop blanche » [9] ou que les termes « anticapitaliste » et « antifascisme » n’y figurent pas… Le comité répondit à ceux-là que des considérations « tactiques » ne permettaient pas d’utiliser le vocabulaire habituellement employé, tout en accédant à la plupart de leur demande… Déjà l’indigénisme pointait sous le gauchisme…
L’appel fut voté dans une fausse unanimité, beaucoup de délégations lassées votant avec leurs pieds. Il fallut un certain courage aux trois personnes levant la main « contre », qui essuyèrent des regards torves jusqu’à leur départ. Bien entendu, cet appel qui devait être avalisé par les assemblées locales la semaine suivante fut immédiatement diffusé et même déclamé face caméra dans la joie bonasse d’un bon coup réussi [10].
Le travail en commissions fut fait à l’envi : très peu de contradictions furent entendues, et les interventions non conformes ne furent pas retenues dans les synthèses. Le pauvre hère qui proposa de court-circuiter les syndicats dans les entreprises ou évoqua l’effondrement écologique peu compatible avec le niveau de vie ou encore la laïcité comme valeur importante à l’heure où le Concordat pointe son nez reçut un accueil dubitatif, des mouvements de tête incrédules, voire une hostilité franche et sans détour.
Quelques SMS au patron envoyés plus tard, Mélenchon put déclarer, ravi et dans le plus pur style stalinien : « L’assemblée des assemblées citoyennes de gilets jaunes à Commercy semble prolonger en profondeur le mouvement né sur les ronds-points en lui donnant une expression collective non partisane » [11].
Pendant ce temps, du côté de la réalité…
Derrière la scène, les choses étaient différentes. Beaucoup de participants sentaient que quelque chose n’avait pas tourné rond, sans mettre de mots dessus. On se lassait des échanges interminables, sans comprendre que redondance est mère de sabotage ; on admirait ceux qui savaient se faire applaudir, sans se rendre compte qu’ils ruinaient systématiquement les élans d’intelligence qui surgissaient çà et là ; on pensait que le gauchisme outrancier qui s’était imposé là était représentatif des autres groupes de gilets jaunes, et que le sien était à la peine… Mais le chantage à l’« antiracisme, etc… » laissait songeur, tant il semblait aussi plaqué sur le mouvement que les accusations du gouvernement, qu’il semblait étrangement reprendre implicitement sans plus de fondement. Les « questions qui fâchent » étaient loin d’être ignorées, et taraudaient bien des esprits, mais personne ne prenait plaisir à les énoncer tant le monde qu’elles décrivent est sinistre, et leur escamotage public était finalement un soulagement face aux enjeux qu’elles soulèvent, aux divisions qu’elles génèrent et aux insultes qu’elles font naître chez de parfaits inconnus. L’idée souvent exprimée de « retourner aux ronds-points » sonnait comme une volonté fatiguée de renouer avec les sources du mouvement, loin des tractations, des tribuns et des entourloupes, bref, loin de « la politique »…
Certains étaient discrètement lucides sur la manœuvre à laquelle ils venaient d’assister, identique à celle qui s’était déroulée dans leur assemblée locale… qui se propose d’accueillir un jour une prochaine « assemblée des assemblées » – en plus de celle annoncée à St-Nazaire –, on y dissertera certainement des « privilèges blancs » dont bénéficie indûment la France périphérique…
Quelques conclusions
Ce qui s’est passé à Commercy est un noyautage en règle.
Le gauchisme, comme à son habitude, a profité de l’inexpérience et du tâtonnement populaire pour prendre l’ascendant et plaquer ses lubies idéologiques sur cette lutte exemplaire que le petit peuple mène pour ne pas disparaître complètement dans le silence. Le refus des gilets jaunes de jouer la carte partisane ou communautariste, leur volonté de remettre à plat les discours convenus, leur attachement à l’universalisme et leur courage physique ont été instrumentalisés par quelques gardes rouges de la bien-pensance. Ceux-là préfèrent saborder une tentative d’organisation profondément démocratique à l’échelle nationale plutôt que de laisser un peuple écrire son histoire hésitante en reprenant des formes que l’on pensait oubliées. Ce qui se déroulait dans l’enceinte médiatique et sur les ronds-points depuis maintenant des mois s’est invité dans l’embryon d’organisation du mouvement lui-même, achevant de pourrir ses modes d’expression et de structuration, et reconduisant les impasses auxquelles les gilets jaunes cherchent précisément des portes de sortie :
- Au niveau idéologique, le chantage du gauchisme culturel se resserre, prenant en étau le mouvement des gilets jaunes par le discours officiel conjugué à l’entrisme militant, lui imposant de se réduire à un mouvement pour le pouvoir d’achat en échange du carcan du politiquement correct.
- Au niveau organisationnel, à la différence entre les soutiens du mouvement et les gilets jaunes impliqués s’était rajouté le clivage entre les ronds-points et les assemblées – il vient là de se creuser une partition idéologique entre la formation d’un comité central et les assemblées de base, pérennisant la fausse antinomie entre action et organisation.
- Au niveau politique, les gilets jaunes déjà dépossédés de toutes les institutions du pays mises au service du nouveau monde qu’ils rejettent en bloc, viennent de perdre leur première tentative d’auto-organisation à l’échelle nationale – et qui leur en tiendra rigueur ?
Il est évident qu’à l’échelle du mouvement, ce putsch gauchiste n’est qu’une péripétie, mais qui produira son lot de désespérés et sans doute un dégoût croissant des formes civiles de la colère. Il grossira sans doute les rangs de ceux qui ne croient qu’en la « verticalité », dans le « bon leader », l’affrontement de rue [12] et/ou les règlements de compte électoraux – dont le gauchisme culturel se servira pour nourrir ses fantasmes de guerre contre le peuple.
Pour les autres, le chantier reste grand ouvert [13] et les ennemis de la souveraineté populaire plus nombreux que jamais.
Lieux Communs
01-02 février 2019