Il aura donc fallu attendre la 24e minute du 20h de TF1, le soir du 29 février, pour que soit enfin évoquée la question du passage en force du gouvernement sur le projet de réforme des retraites. Jusque-là, le JT avait été entièrement occupé par la question du coronavirus. Avec, pour commencer, ce qui constitue sans aucun doute la décision majeure du jour… la fermeture anticipée du salon de l’agriculture.
Dans la foulée, un deuxième sujet aborde le problème des contaminations de personnels hospitaliers par le coronavirus. Puis c’est un reportage à Creil, une des villes les plus touchées en France par le virus, interrogeant des habitants « inquiets mais qui refusent la psychose ». Un quatrième sujet, toujours à Creil, évoque l’hypothèse selon laquelle les militaires qui y sont stationnés, revenant de Chine, seraient à l’origine de la contamination faute de prises de précautions.
Après plus de 11 minutes de JT, la parole est finalement donnée à Édouard Philippe. À travers une série de question dont on jugera l’impertinence (cf. annexe), la présentatrice revient sur les différents sujets évoqués précédemment. Lors des dix premières minutes de l’interview, le Premier ministre aura toute latitude pour vanter la réponse du gouvernement face à la crise sanitaire. Puis un nouveau sujet est diffusé revenant en détail sur les précautions d’usage (se laver les mains, etc.) illustré de micro-trottoirs anecdotiques. Avant de laisser place à un reportage, sur « les Français [qui] font déjà des provisions ».
Au bout de 20 minutes de JT, et déjà six sujets sur le coronavirus, est-il enfin temps d’évoquer la décision gouvernementale de passer en force sur le projet de réforme des retraites – un enjeu certes secondaire, qui pourrait affecter la vie des Français pour des dizaines d’années à venir ? La réponse est non : la présentatrice poursuit avec deux questions sur la réponse du gouvernement face au coronavirus, laissant une nouvelle fois Édouard Philippe disserter pendant plus de quatre minutes.
Vient – enfin – après plus de 24 minutes de JT, la question du recours à l’article 49.3 par le gouvernement. Un sujet de moins de deux minutes introduit la séquence, en revenant sur les différentes réactions des responsables politiques. Un seul sujet pour cette décision majeure, contre 6 consacrés à l’épidémie. Le choix de la rédaction est donc on ne peut plus clair quant à son sens – tout proportionné – de la hiérarchie éditoriale…
Au cours des trois dernières minutes d’interview consacrées au 49.3, le Premier ministre sera libre de dérouler ses éléments de langage, sans contradiction, en réponse aux questions de la présentatrice. Et de justifier le passage en force par le « blocage » de l’Assemblée par une « minorité ». Une obstruction parlementaire insurmontable dont témoignerait la longueur des discussions à l’Assemblée (13 jours et 115 heures de débat). La présentatrice aurait alors pu rappeler que le 49.3 était intervenu, pour la « loi Macron », après 437 heures de débat… Ou encore faire valoir que l’opposition au texte à l’Assemblée nationale faisait écho à la contestation large qu’il suscite dans de nombreux secteurs de la population. Mais elle préférera afficher un sourire entendu.
L’interview d’Édouard Philippe au 20h de TF1 illustre un phénomène déjà bien connu et documenté : la grande complaisance des entretiens télévisés lorsqu’ils font intervenir des personnalités de pouvoir. Une complaisance qui se lit non seulement dans le ton ou le caractère parfois anecdotique des questions ; mais également dans son déroulé. En laissant une place écrasante à la question du coronavirus, la présentatrice permet au Premier ministre d’apparaître avant tout comme un gestionnaire responsable face à une crise sanitaire. Le passage en force n’apparaît qu’au second plan et, en l’absence de relance, l’interview offre un boulevard à la communication gouvernementale. Bref, le jour où un Premier ministre sera mis en difficulté au JT de TF1 n’est (toujours) pas venu…
Frédéric Lemaire
Annexe : les questions d’Anne-Claire Coudray
« Est-ce qu’il faut être inquiet, est-ce que l’épidémie de coronavirus est inévitable en France ? » (11min20)
« Justement, sur ces mesures il y a eu beaucoup d’incompréhension aujourd’hui et vous l’avez entendu, on ne comprend pas très bien pourquoi le semi-marathon de Paris a été annulé et pas le match PSG-Dijon alors qu’il y a des cas dans ces deux villes, pourquoi ? […] Quelle différence entre ces deux événements pour que ce soit clair ? » (12min40)
« Quelle différence entre un stade et un semi-marathon ? » (13min10)
« Justement, au niveau des chiffres on est à peu près à la situation de l’Italie il y a une semaine, c’est un pays qui connaît 1 200 cas aujourd’hui et pourtant ils ont confiné des villes entières, pourquoi pas nous ? » (15min)
« Je reviens sur l’hôpital, on a vu ce reportage, on a vu aussi que les médecins généralistes n’avaient pas encore reçu les masques adéquats alors qu’ils sont en première ligne face à des patients contaminés, est-ce que ça veut dire qu’il y a une lenteur administrative au niveau de la livraison de ces matériels ; est-ce qu’on est prêts dans les hôpitaux à accueillir un grand nombre de malades quand on a déjà 200 soignants en quarantaine dans le département de l’Oise » (16min50)
« Beaucoup de nos concitoyens se sont posé la question assez simple de la fermeture des frontières, Marine Le Pen le demande par exemple pour la frontière avec l’Italie, les médecins semblent totalement contre, est-ce que vous l’avez envisagé ? » (22min10)
« Les citoyens et les électeurs se posent aussi une autre question, dans quinze jours doit se tenir le premier tour des élections municipales, maintenues pour l’instant ? Qu’est-ce qui vous ferait changer d’avis ? » (23min40)
« Édouard Philippe vous avez aussi marqué l’actualité de ce samedi sur un autre dossier, celui de la réforme des retraites : cet après-midi vous vous êtes rendus à l’assemblée nationale et vous avez annoncé le déclenchement de l’article 49.3, autrement dit vous allez adopter, faire adopter le texte sans avoir recours au vote des députés, avant de vous interroger sur la question on écoute d’abord les réactions que cela a suscité dans l’hémicycle et elles sont nombreuses. » (24min24)
« Pourquoi prendre cette décision maintenant, aujourd’hui, en plein week-end, en pleine crise de coronavirus ? » (26min27)
« Mais est-ce que ce n’est pas tout de même un échec de votre méthode, après les Gilets jaunes il y a eu le grand débat, vous aviez promis d’écouter, on vous reproche souvent un autoritarisme, ça va forcément nourrir toutes ces critiques, cette décision… » (27min22)
« Est-ce que vous pensez qu’une réforme de cette ampleur pour les Français peut se faire avec du 49.3, peut se faire de manière si brutale sans vote au Parlement, c’est cette question que les Français se posent ce soir ? » (28min)