Le choix des Anglo-Saxons d’ignorer la proposition russe de Traité garantissant la paix et de lui substituer le fantasme d’une crise ukrainienne ne porte pas ses fruits. La France s’agite, l’Allemagne est paralysée, mais la Hongrie est susceptible d’entraîner ses voisins sur une position identique à celle de la Russie : la défense du Droit international.
Deux interprétations de l’affaire ukrainienne, par Thierry Meyssan
Cet article fait suite à :
1. « La Russie veut contraindre les USA à respecter la Charte des Nations unies », 4 janvier 2022.
2. « Washington poursuit le plan de la RAND au Kazakhstan, puis en Transnistrie », par 11 janvier 2022.
3. « Washington refuse d’entendre la Russie et la Chine », 18 janvier 2022.
4. « Washington et Londres, atteints de surdité », 1er février 2022.
5. « Washington et Londres tentent de préserver leur domination sur l’Europe », 8 février 2022.
Après la fuite des réponses de l’Otan et des États-Unis à la proposition russe de Traité garantissant la paix, le Royaume-Uni dénonce l’attaque de l’armée russe contre l’Ukraine, mercredi 16 février (heure non-précisée). De nombreux États membres de l’Alliance atlantique envoient des soldats et des armes en Ukraine et alentour, tandis que d’autres membres de l’Alliance envoient leurs dirigeants rencontrer les autorités russes à Moscou.
Emmanuel Macron se met en scène
Le voyage le plus important fut celui du président français et président du Conseil européen, Emmanuel Macron. Il est parti au Kremlin avec l’idée de calmer le jeu et d’éviter une guerre inutile à propos de l’Ukraine. Son voyage se situait dans la lignée de celui de son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, durant la guerre de Géorgie : ne rien faire, mais donner l’impression d’arrêter le sauvage ours russe alors que celui-ci était déjà satisfait.
Le président Vladimir Poutine n’avait pas l’intention de négocier quoi que ce soit avec lui, dans la mesure où le Traité proposé ne concerne que les États-Unis. Cependant puisque le petit français venait discuter de sujets qu’il ne connaît pas, le maître du Kremlin, qui les traite depuis 24 ans, se faisait un plaisir de les lui expliquer. Il n’attendait aucune réaction, se contentant de lui montrer l’inconfort de sa position : le président Macron ne pouvait pas trahir son suzerain otanien et défendre soudain les intérêts français qu’il n’a cessé de négliger.
L’entretien dura cinq heures, preuve de l’importance que la Russie accorde à la France. Il n’en sortit évidemment rien, sinon, lors du point de presse final le rappel que la Russie est une puissance nucléaire. Quoi qu’il en soit, le président Macron espérait pouvoir annoncer avoir sauvé la paix. À son retour à Paris, il déclara donc qu’un accord avait été trouvé et que la Russie n’envahirait pas l’Ukraine, ce que le Kremlin ne cesse de claironner depuis des semaines. Manque de chance, le porte-parole du Kremlin, Dimtry Preskov, répondit immédiatement que les deux présidents n’avaient rien négocié et donc rien conclu.
La France n’ayant d’autres moyens d’action que les négociations pour la stabilisation de l’Ukraine, elle enchaîna avec des réunions au « format Normandie » (Ukraine, Russie, France, Allemagne). L’issue en était connue d’avance : les accords de Minsk entre le gouvernement de Kiev et les séparatistes des deux oblasts de Donetsk et de Lougansk ne sont toujours pas appliqués car Kiev, qui les signés, les rejette. En aucun cas, Kiev ne veut promulguer de statut particulier pour sa population russophone. En attendant, la loi va jusqu’à interdire l’enseignement en russe, dans un pays à moitié russophone.
N’importe quel gouvernement, n’importe où dans le monde aurait accepté cette exigence légitime. Kiev explique son refus en rappelant qu’il a signé ses accords sous la pression, mais n’en a jamais voulu. Les séparatistes, eux, soulignent que l’armée ukrainienne déployée devant eux comprend le bataillon Azov, brandissant des symboles nazis et commandé par l’auto-proclamé « Führer blanc », le colonel Andrey Biletsky. Et ces gens, encadrés par les mercenaires d’Erik Prince (le fondateur de Blackwater), hurlent qu’ils vont anéantir ces russkofs qu’ils ne cessent de bombarder. C’est pourquoi les séparatistes ont proclamé leur indépendance que, malheureusement, personne n’a reconnue, pas même la Fédération de Russie.
La France aurait bien réclamé que l’Ukraine mette un peu d’ordre dans son armée, mais il n’en est pas question. Erik Prince agit comme un entrepreneur privé, mais tout le monde sait qu’il le fait sur instructions de la CIA qui a déjà utilisé Andrey Biletsky et quelques autres pour renverser le président Viktor Ianoukovytch, en 2014. La boucle est bouclée, la situation est insoluble.
Olaf Sholz tergiverse
Le chancelier allemand, Olaf Scholtz, s’est quant à lui rendu à Washington. Il ne croit pas plus que les Français à une guerre probable en Ukraine, mais craint que les États-Unis n’interdisent le gazoduc Nord Stream 2, sous un prétexte ou sous un autre. Or celui-ci est indispensable au développement économique de l’Allemagne. Il ne remplacera pas le gazoduc traversant l’Ukraine, mais permettra de répondre à l’accroissement de la demande d’énergie. Sans lui, l’industrie ne pourra plus produire autant.
La situation de son pays est très difficile dans la mesure où il héberge plus de 40 000 soldats US dans des bases hyper-sécurisées et bénéficiant de l’extra-territorialité. L’Allemagne, qui officiellement n’est plus occupée, n’est pas maîtresse chez elle. En outre, le pays a confié sa défense à l’Otan et négligé son armée. Il ne remplit même pas les obligations de l’Alliance atlantique en la matière. S’il devait s’affronter aux États-Unis, il ne résisterait que quelques heures.
Pour former son gouvernement, le socialiste Olaf Scholtz a dû s’allier avec les Verts (Grünen), le parti le plus atlantiste d’Europe depuis Joshka Fischer et les guerres de Yougoslavie. Il a été contraint de désigner Annalena Baerbock ministre des Affaires étrangères ; une écologiste qui milite contre tout ce qui est russe, notamment le gaz.
Le chancelier Scholz entretient donc l’équivoque. À la Maison-Blanche, il n’a cessé de répéter que son pays et les États-Unis agiraient toujours de concert, mais a soigneusement évité de dire ce qu’ils feraient. La classe politique états-unienne le regarde désormais avec méfiance.
Viktor Orbán jubile
Le Premier ministre hongrois, le chrétien-démocrate Viktor Orbán, que l’on présentait il y a peu comme un « fasciste », se félicite de son positionnement atypique. Il est le seul dirigeant d’un pays européen et de l’Otan à entretenir une longue amitié personnelle avec Vladimir Poutine. Les deux hommes se rencontrent chaleureusement au moins un fois par an (sauf pendant l’épidémie de Covid).
Viktor Orbán a débuté en politique en luttant pour l’indépendance de la Hongrie contre les Soviétiques, mais il n’a jamais été anti-russe, ce que les Etats-Uniens ne comprennent pas. C’est pourtant simple. En adoptant la doctrine Brejnev, l’URSS avait contraint le Pacte de Varsovie à devenir l’équivalent de l’Otan : un suzerain et des vassaux. C’est donc pour la même raison qu’il a combattu les Soviétiques et s’indigne aujourd’hui du comportement de l’Otan.
Fin 2021, il a négocié avec son ami Vladimir l’approvisionnement énergétique de son pays. D’abord l’extension par Rosatom d’une centrale nucléaire jusqu’à satisfaire tous ses besoins en électricité, puis l’achat cinq fois moins cher que les prix du marché de l’époque de tout le gaz nécessaire pour 16 ans. En outre, il a obtenu la construction d’une grande ligne de chemin de fer et la production du vaccin anti-Covid Sputnik V.
Le Premier ministre Orbán n’a jamais opposé de veto aux sanctions anti-russes de l’Union européenne. Cela aurait été trop dans ses relations avec Bruxelles et, de toute manière, inutile, dans la mesure où Moscou utilise ces sanctions pour ré-orienter son économie sans avoir à prendre de mesures autoritaires. Il s’est par contre fermement opposé à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, qui requiert l’accord de chaque Etat membre. Sur ce point, il a choisi comme argument le refus de Kiev d’appliquer les Accords de Minsk et de reconnaître la langue russe.
De fait, c’est lui qui pourrait jouer le rôle du président Charles De Gaulle en 1966 : faire sortir son pays du commandement intégré tout en restant signataire du Traité de l’Atlantique-Nord. Dans l’ombre, ses trois partenaires du Groupe de Visegrád, la Pologne, la Tchèquie et la Slovaquie l’observent.
La Croatie du social-démocrate Zoran Milanović a déjà fait savoir qu’elle ne participerait pas à une guerre de l’Otan contre la Russie. La Macédoine du Nord du socialiste Dimitar Kovačevski a apporté son soutien à Moscou. Le Pentagone perçoit le danger : l’unité de l’Alliance atlantique est ébranlée. Il commence déjà à sécuriser juridiquement ses bases en Europe. Il vient de signer une location avec extra-territorialité en Slovaquie. Il débute aussi des négociations bilatérales avec le Danemark pour établir un Accord de coopération de Défense hors Otan.
Source : Deux interprétations de l’affaire ukrainienne, par Thierry Meyssan