François Lonchampt, « Engrenage
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François Lonchampt
Engrenage
Mais d’où vient cette résistance à dissoudre
les hiérarchies sexuelles ?
Le Monde, 2014
On se persuade volontiers d’avoir à vivre des moments décisifs, à l’orée de son existence, et comme bien d’autres avant moi, j’ai éprouvé la certitude de connaître des bouleversements de grande ampleur et d’avoir à jouer dans cette représentation un rôle important : j’imaginais de bonne foi, avec quelques élus, d’être appelé à l’élaboration d’une théorie critique dont la classe ouvrière allait s’emparer pour réaliser le programme que Marx et les premiers socialistes lui avaient assigné et imposer la dictature internationale des conseils. Simone Weil en traitait plaisamment, en relevant que « chaque génération révolutionnaire se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas d’en recevoir le démenti, puisqu’elle meurt ». Mais l’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux citadelles du capital n’était pas au rendez-vous de l’histoire (1), et il nous revenait seulement de traverser cet éternel présent qui n’en renferme aucune trace, caractéristique de la consommation des temps dans la prophétie millénariste, et tout l’enchaînement de cataclysmes et de vexations qui doit normalement le précéder.
Nous savons maintenant que c’était la bourgeoisie qui demandait à ses nouveaux enfants de l’aider à se contredire afin d’aller de l’avant (2). D’après Louis Janover, que le système possède une capacité d’adaptation insoupçonnée, reprenant à son compte la plupart des motifs de la contestation pour les investir de contenus qui lui sont propres, retournant tous les moyens de la révolution pour se rendre inaccessibles aux mêmes moyens à l’avenir ; et que « l’intelligentsia a traduit à sa manière ce double mouvement en donnant à chacun des mots un sens conforme à son nouvel usage » (3). Que la critique ayant perdu son centre de gravité, elle n’est parvenue qu’à indiquer au cadre social critiqué quelles étaient ses ultimes conquêtes possibles, que les sous-cultures de l’opposition ont fusionné avec la sous-culture du pouvoir, et que le démantèlement de l’édifice encombrant des convenances, de la tradition et de la morale commune préparait l’avènement de ce capitalisme libidinal (4) qui allaient périmer la plupart des thématiques de l’ancestrale revendication libertaire. Et encore, que l’imitation face à la réalité d’aujourd’hui des idées conçues par nos aînés face à la réalité qui leur était contemporaine revient à répéter en farce ce qu’ils avaient vécu comme une fête, ou comme une tragédie. Enfin, que ce mode de production est la première des forces destructives. C’est pourquoi ceux de nos amis qui cultivent pieusement leur héritage, sans réaliser que l’ensemble de leurs positions ont été contournées et qu’ils sont devenus les idiots utiles d’un libéralisme no border, auraient été bien avisés de reconnaître en tout ce qu’il fallait défendre et préserver, non seulement démolir ou renverser. L’actualité récente nous en fournit une illustration intéressante.
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Les Irlandais n’ayant « pas vu l’urgence en faveur du changement », d’après leur distingué ministre de l’égalité, ils ont rejeté à une large majorité une proposition visant à « moderniser les références aux femmes et à la famille » dans une Constitution particulièrement sexiste et conservatrice. Voilà qui démontre une fois de plus, en ces temps délétères où le peuple de la droite la plus réactionnaire bat le pavé à un pas cadencé, et où les séides de Vincent Bolloré instrumentalisent la liberté d’expression pour faire l’éloge des frontières et de la messe en latin, qu’on ne saurait soumettre les avancées sociétales aux aléas du scrutin populaire – et qu’il est très imprudent de solliciter les suffrages d’une plèbe cédant volontiers aux sirènes du populisme, incapable de prendre en marche le train de la modernité et de se mettre en phase avec les nouveaux référentiels de l’autonomie individuelle. Et si l’on a passé outre cet avertissement de bon sens, qu’il serait insensé de tenir compte des résultats d’une telle consultation. La ratification à Lisbonne en 2007 d’un traité rejeté la veille par référendum a bien permis à la France de se remettre au travail et à l’Europe de se remettre à fonctionner. Mais si j’en juge par les réactions médiatiques embarrassées suscitées par l’événement, il semble qu’on ne puisse plus déverser sur les déplorables récalcitrants les tombereaux d’injures dont on les avait alors gratifiés, plus près de nous après le Brexit ou l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche. Un commentateur perspicace n’a pas hésité d’ailleurs à soutenir avec aplomb que la question ayant été mal formulée, ce vote exprimait en réalité « une aspiration profonde des électeurs irlandais à une modernisation plus ambitieuse de leur société. Les changements proposés étaient trop timides et manquaient de courage » (5). Afin d’emporter l’adhésion, on aurait dû inclure dans le package l’euthanasie, la légalisation de la marijuana, la GPA, et quelques nouveaux droits pour les minorités par surcroît, sans en enlever à d’autres. Victoire de l’Église plus sérieusement ? « Coup dur symbolique pour les femmes », comme l’écrit Mediapart, qui pérore volontiers au nom « des femmes », ou de « la parole des femmes » ? Pas pour celles qui se sont prononcées contre la réforme en tout cas.
Parce qu’elle persiste à soutenir, vaille que vaille, des préceptes irréductibles à la raison marchande, l’Église catholique dérange les humoristes du stand up, les roquets d’un progressisme dévoyé en conformisme servile, et les petits inquisiteurs qui font profession d’antifascisme : cet « antifascisme de manière » que dénonçait Pasolini, « inutile, hypocrite et au fond apprécié par le régime » (6), qui en focalisant l’attention sur un leurre occulte la diffusion dans toute la société de celles parmi les valeurs fascistes qui ont été recyclées dans la permissivité (7). Mais les divinités de la Silicon Valley n’admettant plus aucune concurrence, elle a vu partout diminuer son emprise, malgré les sacrifices qu’elle a consentis depuis Vatican II pour se faire accepter du monde tel qu’il est, et le fantôme grimaçant du péché a beaucoup perdu de sa faculté d’évocation. Et s’il reste attaché à ses coutumes, c’est notoire, j’ai du mal à croire qu’un peuple qui s’est prononcé à plus de soixante pour cent en 2015 pour le mariage homosexuel se trouve toujours sous la coupe des prêtres. Mais il n’a pas échappé à ces terribles Irlandais que dès l’année suivante, et comme si ça allait de soi, la possibilité d’adopter a été concédée aux couples de même sexe, contre laquelle les psychologues, les psychanalystes et les psychiatres nous mettent en garde, et qu’il n’a pas fallu attendre très longtemps pour que la reconnaissance des enfants conçus délibérément sans père par procréation assistée soit consacrée par la loi. Et ils ont sans doute compris que par mesure d’équité, car on ne saurait priver les hommes des joies de la maternité, la location d’utérus était à l’ordre du jour, quelles que soient les tergiversations ou les résistances qui se font sentir ici où là.
Ils n’ignorent pas que le nombre d’adolescents signifiant leur désir de changer de sexe a augmenté de 4 000 % en dix ans chez leurs voisins anglais (8), des filles très majoritairement, ce que Marie-Jo Bonnet, peu suspecte d’accointance avec les secteurs les plus rétrogrades de l’establishment, a qualifié de « féminicide social » (9). Que le patient le plus précoce d’un établissement spécialisé à Boston a entamé sa transition à l’âge de quatre ans, et les sectes transaffirmatives qui se démènent sur les réseaux leur servant de pourvoyeurs, que ce type d’implantation très rentable commence à pulluler chez les Anglo-Saxons. Que le blocage de la puberté par prise d’hormone peut être engagé dans notre pays sans condition d’âge, malgré les effets irréversibles d’un tel traitement et les conséquences néfastes qu’il comporte à long terme pour la santé (10). Qu’en attendant le remodelage de l’appareil génital le cas échéant, on peut y pratiquer sur les volontaires une double mastectomie des 14 ans, avant même qu’il leur soit légalement permis de vivre une sexualité autonome. Et à 13 aux États-Unis, où l’on comptait en 2017, toujours concernant les filles, quatre fois plus d’opérations en chirurgie de réassignation que l’année précédente, et où l’opposition des parents à cette mutilation est considérée dans certains États comme une forme de sévices justifiant l’intervention des services sociaux. Que ce seuil a été abaissé à 8 ans pour les besoins d’un protocole de recherche financé à hauteur de six millions de dollars par l’Institut de la santé (NIH) sous l’égide du docteur Joanna Olson Kennedy, directrice d’une des cliniques les plus lucratives pour jeunes transgenres à Los Angeles (11) ; laquelle milite pour la suppression pure et simple de toute limite d’âge en la matière (« s’ils le regrettent, ils pourront se faire reconstruire les seins plus tard »). Et que dans cinquante, ou peut-être dans vingt ans, ou dans dix ans, on nous jugera nous, qui avons toléré ça, comme on juge de nos jours ceux qui ont jadis toléré les expérimentations menées sur des malades mentaux, des prisonniers et sur diverses catégories de personnes en situation de faiblesse.
C’est pourquoi ils ne souhaitent pas que l’Éducation nationale encourage leurs rejetons dans cette voie (12). Ni qu’elle délègue leur instruction sexuelle à des drag queens (13), pour casser les codes ; ni qu’on leur enseigne l’évangile de la Social Justice importé de Harvard ou de Stanford, pour qui la logique, la raison et le langage sont sexistes, pour qui la connaissance objective est une arme entre les mains des oppresseurs ; ni l’épistémologie des points de vue qui sous-tend toutes les politiques identitaires, ni la théorie du genre qui sert de fonds de commerce à la lumpen-intelligentsia, mais qui représente une fumisterie pour des intellectuels et des savants de plus en plus nombreux et de toute orientation (14). Ni qu’elle fasse trop de place aux apôtres de la postmodernité, pour qui les délocalisations, les licenciements ou les fermetures d’usines doivent être regardés comme des textes ; et le marxiste américain Loren Goldner l’écrivait il y a plus de trois décennies, pour qui « les nombreux processus réels associés à la reproduction matérielle de la société, comme l’industrie, la technologie, l’infrastructure sociale, la science, l’éducation, les formations techniques et leur transmission d’une génération à l’autre, de même que la littérature et les traditions culturelles s’avérant inséparables de ces phénomènes dans la première histoire du capitalisme [sont] autant d’expressions des valeurs et de l’idéologie du “mâle blanc” » (15). Et on comprend qu’ils préfèrent le maintien d’un statu quo avec lequel il est facile de s’accommoder dans nos contrées, puisque les instances qui pouvaient contraindre à l’observer sont à terre, à l’engrenage infernal de déconstruction et d’annulation ordonné sous la pression conjuguée des marchés et des lobbys « critiques de la race », queers, intersectionnels, décoloniaux ou afroféministes, qui rivalisent avec la droite créationniste outre-Atlantique pour purger les bibliothèques.
Car après avoir œuvré sans relâche pour envenimer les relations entre les sexes, ceux-là entendent les confondre irrémédiablement, selon les préconisations de mademoiselle Butler ; et ce n’est pas la famille ou le mariage conventionnel qu’ils entendent liquider, auxquels ils rendent un hommage paradoxal en exigeant leur élargissement à l’infini, mais tout ce que l’invention de l’amour en Occident a légué à la sensibilité humaine, à travers la courtoisie, le Roman de la rose, le surréalisme et le romantisme.
(À suivre)
Notes
1. La formule est empruntée à Jacques Camatte.
2. Pier Paolo Pasolini, Transumanar e organizzar, Garzanti, Milan, 1971.
3. « La répression rétablit l’ordre contesté, après avoir balayé les vestiges de l’ancien régime, mais, pour parvenir à durer, l’ordre ne peut rester le même et il doit accepter d’entendre de la contestation ce qu’il peut en comprendre. Le pouvoir se voit ainsi obligé de composer avec certaines revendications des vaincus, pour rendre impossible une nouvelle explosion, et de tenir compte, ouvertement ou indirectement, de ce qui a été refoulé, des aspirations qui se sont fait jour au cours des luttes. Une ouverture qui paraît répondre paradoxalement aux vœux des révolutionnaires. […] C’est par la révolution que réussit à s’imposer ce que la contre-révolution portait en germes dans ses propres flans, et que la nouvelle classe possédante se désespérait de ne pouvoir assurer la naissance. » Louis Janover, On l’appelait révolution, Sens & Tonka, Paris, 2015.
4. Michel Clouscard, Le Capitalisme de la séduction, Delga, Paris, 2009 [1981, Messidor-Éditions sociales].
5. Sur le site de France 24 : « En Irlande, les obstacles à l’évolution d’une Constitution sexiste et conservatrice. »
6. Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, Paris, 2009 [1975].
7. « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme », Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes, Petit traité pédagogique, Seuil, Paris, 2000 [1976].
8. Une simple correction historique attribuable à l’évolution de nos sociétés sur le sujet, d’après les optimistes. La plupart de ces chiffres cités sont extraits d’Abigail Shrier, Dommages irréversibles : comment le phénomène transgenre séduit les adolescentes, ouvrage à commander à La Librairie des femmes. Dans un entretien au Figaro, Caroline Eliacheff donne, elle, 10 000 à 40 000 demandes suivant les pays, ce qui montre que la perfide Albion est à l’avant-garde.
9. Marie-Jo Bonnet et Nicole Athea, Quand les filles deviennent des garçons, Odile Jacob, Paris, 2023.
10. Retards de croissance, fragilisation osseuse, stérilité et symptômes rappelant la ménopause d’après l’Académie nationale de médecine : « La médecine face à la transidentité de genre chez les enfants et les adolescents », 25 février 2022.
11. Pour le docteur Joanna Olson Kennedy, directrice du Center for Transyouth and Development de l’hôpital de Los Angeles, « les recommandations pour des interventions chirurgicales devraient se baser sur les besoins de l’individu plutôt que sur l’âge ». Sur le même sujet « Je pensais que j’étais transgenre » sur le site de Radio-Canada : « De plus en plus de spécialistes et acteurs importants du domaine plaident pour que l’âge des traitements soit abaissé dans la prochaine édition des Standards de soins de la WPATH, l’Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres, qui fait autorité dans le domaine de la transition médicale et agit pour promouvoir les droits des personnes trans ». Voir également Claude Habib, La Question trans, Gallimard, Paris, 2021. Notons que la WPATH, soucieuse de ne pas « créer des barrières et décourager une réelle opportunité d’évolution personnelle », se contente de préconiser une rencontre avec un psychologue avant la mise en œuvre du processus, une et pas plus.
12. Voir notamment « Pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l’identité de genre en milieu scolaire – Lignes directrices à l’attention de l’ensemble des personnels de l’éducation nationale. Texte adressé par le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports aux recteurs et rectrices de région académique ; aux recteurs et rectrices d’académie ; aux inspecteurs et inspectrices d’académie-directeurs et directrices académiques des services de l’éducation nationale ; aux inspecteurs et inspectrices d’académie-inspecteurs et inspectrices pédagogiques régionaux ; aux inspecteurs et inspectrices de l’éducation nationale du premier degré ; aux inspecteurs et inspectrices de l’éducation nationale enseignement technique et enseignement général ; aux directeurs et directrices d’école ; aux cheffes et chefs d’établissement ; aux professeures et professeurs ; aux personnels administratifs, sociaux et de santé ; aux accompagnants d’élèves en situation de handicap. »
13. « Un stage de drag-queen organisé pour les enfants dès 11 ans fait polémique près de Bordeaux », Le Figaro du 8 février 2024.
14. Et venant de la gauche de plus en plus, en témoigne, par exemple, l’étude rigoureuse et exhaustive d’Helen Pluckrose et de David Lindsay, Le triomphe des impostures intellectuelles – Comment les théories sur l’identité, le genre, la race gangrènent l’université et nuisent à la société, préfacé par Alan Sokal chez H&O éditions, Saint-Martin-de-Londres, 2021. Voir également sur Youtube : Evergreen, ou les dérives du progressisme. Et sur Dailymotion : La théorie du genre expulsée de Norvège – le paradoxe de l’égalité des genres, série documentaire diffusée en 2010 par la Norwegian Broadcasting (NRK), la société de radiodiffusion et de télévision publique appartenant au gouvernement norvégien.
15. Loren Goldner, Multiculturalisme et culture mondiale (1992), sur le site d’Yves Coleman, « Sans patrie ni frontière ».
François Lonchampt, inédit, mars 2024
François Lonchampt est l’auteur d’Une merveilleuse victoire qui n’existait pas (L’Allée des brumes, 2022) et, avec Alain Tizon, de Votre révolution n’est pas la mienne (Sulliver, 1999). Il a contribué longtemps à La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste révolutionnaire fondée par Pierre Monatte en 1925. Il consacre sa retraite au classement compulsif de coupures de journaux.
Source : François Lonchampt, « Engrenage | «Les Amis de Bartleby