Entretien: Kévin Victoire “Le juridisme néolibéral contre l’autonomie citoyenne”

Source :L’Inactuelle, Kévin Victoire, Thibault Isabel, 09-09-2019

Karl Marx, en son temps, avait déjà abondamment critiqué la tendance des Etats libéraux à s’imposer par le biais du droit : ces régimes établissent en effet des organes de gouvernance internationaux qui assoient leur domination ou adoptent une charte des Droits de l’homme conforme à l’idéologie individualiste. Cette critique a été reprise entre-temps par de nombreux auteurs, parmi lesquels Jean-Claude Michéa. Kévin Victoire, qui a publié tout récemment Mystère Michéa aux éditions de l’Escargot, revient pour nous sur cette question.


 

Thibault Isabel : Dans quelle mesure le système capitaliste en place, derrière son apologie formelle de la liberté, est-il en réalité négateur des libertés, sous l’angle de l’autonomie ?

Kévin Victoire : Il l’est déjà d’un point de vue anthropologique et sociétal. La société libérale ne repose sur aucune valeur commune, mais plutôt sur la régulation par le Droit et le Marché. « Il n’y a d’autre solution, à l’intérieur du cadre mis en place, que de tenter de régulariser tous les comportements possibles au seul motif qu’ils ne nuisent en apparence pas à autrui », explique Jean-Claude Michéa. Or, ce que nous pouvons constater, c’est qu’« il se trouvera toujours d’autres individus – associations d’individus – pour estimer que chacune de ces nouvelles “avancées du Droit” porte atteinte à leur propre liberté dans la mesure où elle sera supposée nuire à leur sensibilité et à leur “estime de soi” (qui constituent, de l’avis désormais général, une partie intégrante de cette liberté). » Arrive donc un paradoxe : le libéralisme politique conduit à une société liberticide, puisque sur les mêmes bases idéologiques la consommation de tabac peut être autorisée, limitée ou interdite, la procréation médicale assistée (PMA) ou la gestation pour autrui (GPA) peuvent être libéralisées ou non, etc. Ce phénomène risque de nous conduire à une nouvelle guerre de tous contre tous.

En refusant de se donner une définition positive de la liberté, le libéralisme s’oppose à l’idée d’autonomie, comme auto-institution de la société. Au contraire, elle laisse prospérer des formes de dépendances extrêmes, vis-à-vis des technologies par exemple.

Mais en-dehors de cela, en refusant de se donner une définition positive de la liberté, le libéralisme s’oppose à l’idée d’autonomie, comme auto-institution de la société. Au contraire, il laisse prospérer des formes de dépendances extrêmes, vis-à-vis des technologies par exemple. Le problème est que la société ne se dote d’aucun outil pour évaluer cette société. Dans le même temps, traiter les gens comme égaux, sur des bases purement juridiques, c’est refuser de voir les formes de servitude économique. Comme le dit souvent Michéa, « le libéralisme, c’est le renard libre dans le poulailler libre. » Pourtant, comme l’avaient déjà remarqué Rousseau ou Camus, il n’y a de liberté quand on doit servir un autre, ni quand on est servi par autrui. De fait, le « libre-marché » a pour conséquence de déposséder les gens de leurs vies, ce qui est la définition de l’aliénation.

Thibault Isabel : Michéa a montré que l’ordre juridique joue également un rôle crucial dans la mainmise du néolibéralisme sur la direction politique actuelle des peuples et la conformation des mentalités au régime individualiste. Marx, au XIXe siècle, s’opposait déjà lui aussi à l’hégémonie des « droits de l’homme bourgeois », pour leur préférer la Magna Carta traditionnelle. Qu’est-ce qui pose problème dans la manière bourgeoise d’envisager les droits de l’homme ? Et faut-il renoncer du même coup à l’Etat de droit (respect de la Constitution et de la Cour constitutionnelle, justice à charge et à décharge, indépendance des juges à l’égard du politique, etc.), ou vaudrait-il mieux simplement le concevoir d’une façon différente ?

Kévin Victoire : D’après Michéa, le principe du libéralisme est que « seule la liberté peut limiter la liberté. Elle n’a d’autre limite qu’elle-même. » Mais, très vite, cette liberté se révèle rapidement n’être qu’une servitude, tant pour les dominants que pour les dominés. En effet, le mode de production capitaliste, justifié par l’idéologie libérale, s’organise autour d’un indispensable rapport juridique entre le bourgeois et le prolétaire. « Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune », constate Karl Marx dans Le Capital. Voilà pourquoi, il estime que la devise de la société bourgeoise est « Liberté, Egalité, Propriété et Bentham ».

Le Capital apparaît donc comme un rapport social qui se pare des manteaux de l’égalité et de la liberté pour mettre en place une exploitation féroce. Dans ce contexte, le discours juridique a pour fonction de masquer l’organisation en classe de la société libérale. L’idéologie des droits de l’homme permet à la fois de réduire la politique en simples méthodes procédurales – la substitution du « gouvernement des hommes » par l’« administration des choses » étant au cœur du libéralisme – et d’atomiser les individus, les rendant vulnérables aux structures impersonnelles que sont le marché et l’Etat. Voilà pourquoi Michéa estime avec Marx que les droits de l’homme représentent « les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté ».

Le Capital apparaît donc comme un rapport social qui se pare des manteaux de l’égalité et de la liberté pour mettre en place une exploitation féroce. Dans ce contexte, le discours juridique a pour fonction de masquer l’organisation en classe de la société libérale.

Le philosophe ne jette néanmoins pas le bébé avec l’eau du bain. Selon lui, il est important de se souvenir que « les combats populaires en faveur des libertés individuelles, collectives et communautaires ont connu bien d’autres formes et bien d’autres “chartes” (…), que le “pompeux catalogue des droits de l’homme” ». De même, des « formes d’autonomie et de liberté » existaient déjà dans « les communautés traditionnelles avant que le rouleau compresseur libéral […] n’entre en action ». C’est pour cela que, comme Marx avant lui, l’ex-Montpelliérain plaide pour l’adoption d’une simple Magna Carta, en lieu et place des Droits de l’homme. L’objectif de Michéa n’est néanmoins pas de défendre simplement des libertés fondamentales mais de promouvoir ce que Castoriadis appelait l’« autonomie ». Cela doit donc conduire à appréhender d’une autre manière les droits.

Thibault Isabel : La domination du néolibéralisme s’exerce aussi par l’entremise de structures de gouvernance européennes ou internationales, en grande partie technocratiques et non démocratiques. Le système du droit, au lieu de partir de la base en s’appuyant sur le travail fondateur d’assemblées constituantes, et en laissant une marge d’autonomie suffisante aux entités politiques locales, devient du même coup un système d’oppression de classe, très largement pyramidal. Quel regard faut-il porter aujourd’hui sur l’Union européenne, l’OMC, le FMI, etc. ? Comment analyser l’émergence de cette technocratie planétaire « cool » et « branchée » que Christopher Lasch désignait sous le terme de « Nouvelle Classe » ?

Kévin Victoire : Pour Michéa, ces institutions participent évidement au système capitaliste. Pire, elles en sont aujourd’hui les piliers. Le libéralisme repose en grande partie sur la mondialisation et donc la liberté de circulation (capitaux, marchandises et personnes), même si elle n’est pas nécessairement complète. Une certaine gauche est alors devenue l’idiote utile du capitalisme, en refusant de les remettre en question par internationalisme mal compris. Michéa trouve d’ailleurs très révélateur que deux « socialistes », Pascal Lamy et Dominique Strauss-Kahn aient présidé au milieu des années 2000 l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI), les deux institutions emblématiques de la mondialisation néolibérale. De même, en 2014, Pierre Moscovici, ancien ministre de l’Economie de François Hollande, devient commissaire européen aux Affaires économiques et financières, à la Fiscalité et à l’Union douanière. Dans ce contexte, les classes dominantes sont vouées à se déterritorialiser et à adopter un style de vie « nomade », « multiculturel » et « progressiste ». Jacques Attali, qui se plait à raconter qu’il passe sa vie dans les aéroports, avec un ordinateur portable pour seule patrie, est une figure de cette « Nouvelle Classe ». Voilà pourquoi il pense que la « gauche caviar » est d’abord une « gauche kérosène ».

Source :L’Inactuelle, Kévin Victoire, Thibault Isabel, 09-09-2019

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