Le mouvement de grève contre la réforme des retraites est donc entré dans son deuxième mois. Ce simple fait, au-delà des fluctuations normales du nombre de grévistes du fait de la durée de ce mouvement et en particulier dans les transports, au-delà de l’épuisement naturel des grévistes, indique bien que l’on est passé d’une question sociale à une question politique. La mobilisation de catégories que l’on avait peu l’habitude de voir dans la rue (comme les avocats), le refus d’une majorité des Français d’un « âge pivot », ont témoigné de la profondeur du rejet du projet gouvernemental. L’annonce, le 11 janvier par le Premier-ministre du « retrait provisoire » de l’âge d’équilibre de 64 ans[1], ce que l’on appelle en fait « l’âge pivot », a fit entrer ce mouvement dans une nouvelle phase.
Un projet, il faut bien le dire, qui a été largement défiguré par la reconnaissance du statut spécial de nombreuses professions…A l’heure actuelle, il n’a plus d’« universel » que le nom, et des régimes « spécifiques » sont soit reconstitués soit seront établis sou peu.
Cette grève est historique, tant pas sa durée que pas son ampleur. Par delà les positions des différents syndicats et celles du gouvernement, il faut reconnaître un problème évident : l’ensemble des acteurs à les mains liées par le problème de la compétitivité de l’économie française. Dit autrement, la question de la réforme des retraites est inséparable de la mise en concurrence directe des systèmes sociaux dans les pays de la zone euro. Derrière la question de la réforme du système, de son équilibre, se profile celle de l’euro.
UN PIVOT POLITIQUE ?
La question de l’âge pivot concentre aujourd’hui les débats. Le Premier-ministre, M. Edouard Philippe, en fait un symbole de sa volonté d’aboutir à un équilibre sans toucher aux cotisations. La CFDT, et dans une moindre mesure l’UNSA, font de son retrait un préalable pour de réelles négociations. Dans sa lettre du 11 janvier, Edouard Philippe semble donc leur donner satisfaction.
Document 1
Lettre d’Edouard Philippe aux partenaires sociaux
A bien regarder cette lettre, on voit que le Premier-ministre a cédé sur la forme mais nullement sur le fond.
Deux points en témoignent.
Tout d’abord, le dernier paragraphe du point 7 de cette lettre, qui annonce clairement qu’en cas d’échec ou de blocage de la négociation, le gouvernement rétablira l’âge d’équilibre ou « âge pivot » par ordonnances. Ensuite, le contenu du point 8, qui est lui aussi important. Edouard Philippe exclut du champ des négociations «…la hausse du coût du travail pour garantir la compétitivité de notre économie ». Autrement dit, Edouard Philippe ôte du champ des négociations ce qui aurait permis d’éviter l’âge « pivot », sauf à contraindre les syndicats à faire porter la totalité de l’effort de financement sur les salariés alors que dans le système normal cet effort est partagé entre le salarié et l’employeur.
Si les directions de la CFDT et de l’UNSA se sont réjouies de cette lettre, les fédérations locales semblent penser tout autrement. Ainsi, l’UNSA-RATP a condamné sa propre direction et appelé à continuer la grève[2], et la CFDT-cheminots a fait de même. Le théâtre médiatique qui se met en place ne convainc que peu de gens. Même les vieux analystes rassis sous les prébendes, comprennent bien que ce qu’ils appellent la « base », avec ce que leurs voix disent de mépris et de crainte, n’est pas partie prenante de ce dit théâtre.
UN ÂGE TOXIQUE
La notion d’âge d’équilibre ou d’âge pivot est tout d’abord étrange dans un système par points. Personne ne semble avoir remarqué que cette notion est étrangère à la logique d’un système par point.
Cet âge « pivot » n’est cependant pas une manipulation, du moins dans sa logique, comme le disent tant Marine le Pen[3] qu’Alain Badiou[4]. Il répond à une vraie logique, et c’est pourquoi à peine est-il aboli qu’il refait-il surface sous le nom d’âge d’équilibre. Si, son maintien ou son retrait ont alimenté le théâtre médiatique, il convient de mieux en comprendre la logique.
De fait, l’âge de 64 ans pose un vrai problème en cela que le taux d’activité, qui est encore de plus de 70% à 59 ans tombe à 19% pour 64 ans. Le principe d’un « malus » en-deçà de 64 ans revient à pénaliser une grande partie des futurs retraités qui ne pourront pas, même s’ils le voulaient, travailler jusqu’à 64 ans.
Mais, l’âge pivot est aussi un leurre. Serait-il retiré que le problème général d’une retraite « à points » resterait le même. Le mode de fixation du point, même fixé par une loi (et donc susceptible d’être fixé différemment par une autre loi) soulève un véritable problème. Les courbes d’évolutions dans le temps des salaires étant ce qu’elles sont en France, la prise en compte de toute la carrière aboutit MECANIQUEMENT à baisser les pensions, et en particulier pour les fonctionnaires.
Document 2
Graphique du taux d’activité
Source : DARES et INSEE
Telle est, en réalité, la fonction de l’âge dit « pivot » ou « d’équilibre » : faire baisser les pensions, non « théoriques » mais « réelles » qui seront versées aux futurs retraités. Incidemment, cet âge « pivot » a aussi pour fonction d’inciter les mieux lotis à se constituer des retraites complémentaires par capitalisation et donc à développer la branche capitalisation dans le système actuel. On dira que cette branche existe déjà, en particulier pour les fonctionnaires. Mais, ce disant, on oublie qu’elle fut créée par les syndicats comme une réponse à la non-introduction des primes dans le calcul des salaires. Le développement de la logique de la capitalisation dans un système qui était pensée à la base comme un système par répartition provient de la malhonnêteté de l’Etat qui a joué sur les primes pour compenser des salaires bien trop faibles mais qui n’a pas voulu en payer le prix réel du point de vue des retraites. Il est donc à craindre que l’on soit en présence de la même manœuvre avec l’âge dit « pivot ».
D’une manière générale, l’universalité du système, qui fut tant vantée par le gouvernement, est un mythe. Les situations sont trop différentes, par exemple en ce qui concerne la pénibilité du travail, un terme qui va plus loin que la pénibilité directement physique avec l’apparition puis l’explosion ces dernières années des maladies dites « stress-induites », pour qu’un système universel soit simplement possible.
LE MAUVAIS BERGER ?
On l’a entendu sur les différents médias, Laurent Berger, le dirigeant de la CFDT, a proposé de séparer l’aspect systémique de la réforme (le basculement vers un système « à points ») de la recherche d’un équilibre financier. Mais, il est à craindre que sa proposition de conférence générale sur le financement des retraites ne serve qu’à duper les travailleurs. Il y a à cela deux raisons :
- La position de Laurent Berger ne traite pas le fond des problèmes posés par le système dit « à points », soit la question de la pénibilité et celle de la courbe temporelle des rémunérations. Or, tout axer sur la question de l’âge pivot en oubliant des questions aussi importantes est un sinistre jeu de dupes. Laurent Berger, ici, s’est fait le complice de la communication gouvernementale. Le secrétaire de la CFDT-Cheminots ne dit pas autre chose quand il affirme que le « retrait de l’âge « pivot » était nécessaire mais pas suffisant »[5].
- La seconde raison est que toute conférence générale sur le financement va se heurter à la résistance patronale à l’accroissement de leurs cotisations. Elle ne peut donc qu’aboutir à un relèvement des cotisations des salariées. La ponction sur le pouvoir d’achat aura des effets tant sociaux que macroéconomiques redoutables.
Toute proposition doit être jugé à l’aune du rapport de force dans lequel elle s’inscrit, ou qu’elle permettrait de créer. Force est de constater que la proposition de Laurent Berger affaiblit de manière substantielle la position des futurs négociateurs syndicaux…
L’EURO, QUESTION CACHEE
Il y a cependant une question cachée dans cette réforme des retraites. C’est celle de la compétitivité de l’économie française. Comment peut-on imaginer que nous soyons passés d’un ratio de 4 actifs pour 1 inactifs à la fin des années quarante à un ratio de 1,7 pour 1 aujourd’hui sans prendre en compte les immenses progrès de la productivité du travail ? Mais, cette question en pose aussi une autre : du moment que les économies des pays de la zone Euro sont mises en concurrence sans le filtre possible d’une modification du taux de change, ce ne sont plus nos économies qui sont en concurrence mais nos systèmes sociaux. Or, l’Union européenne se refuse à établir la règle de convergence sur la situation du pays où le système social est le plus avantageux pour les travailleurs. C’est bien pourquoi l’Euro, et accessoirement l’UE, sont des questions cachées de cette réforme.
- Le problème de la compétitivité empêche effectivement le relèvement des cotisations patronales. Même s’il est faux de dire que le CICE a créé 1 millions d’emplois (la réalité est plus de l’ordre de 150 000 à 300 000 emplois, car ce sont les entreprises qui ont le moins bénéficié du CICE qui ont paradoxalement créé le plus d’emplois), il est clair qu’à taux de change constant, tout relèvement des cotisations aura des conséquences néfastes sur l’emploi. L’étude de l’OFCE le montre de manière très éclairante[6].
Document 3
Evaluation des effets du CICE par l’OFCE
- Ce problème voit ses effets décuplés dans la surévaluation, de 17% à 25% de l’économie française face à l’Allemagne. Il suffit de consulter les « External Sector Report » publiés par le FMI pour le vérifier. De fait, le CICE n’a fait qu’éponger une partie de cette surévaluation. Sans elle, et donc sans l’Euro, il n’aurait pas été nécessaire.
Document 4
Ampleur des écarts des taux de change réels (REER) avec le taux de change de Euro
Ecart moyen par rapport au Taux de Change Réel | Ecart maximal | Ecart avec l’Allemagne(normal-Maxi) | |
France | -11,0% | -16,0% | 26-43% |
Italie | -9,0% | -20,0% | 24-47% |
Espagne | -7,5% | -15,0% | 22,5-42% |
Belgique | -7,5% | -15,0% | 22,5-42% |
Pays-Bas | + 9,0% | +21,0% | 6-6% |
Allemagne | +15,0% | +27,0% | – |
Source : écart des taux de change réels dans le FMI External Sector Report 2017, 2018 et 2019
C’est pour cela qu’il y a aujourd’hui une vérité à dire bien haut : seule, la dissolution de la zone Euro et le retour à notre monnaie nationale peut redonner des marges de manœuvres sur la question des retraites.
Tant que les dirigeants syndicaux n’en auront pas conscience, tant que les responsables politiques qui soutiennent le mouvement resteront silencieux sur ce point, les travailleurs sont condamnés à se battre dans une cage aux barreaux d’acier.
De tout cela, une leçon s’impose. L’européisme, c’est à dire la fétichisation des institutions européennes et de l’Euro, est une machine de guerre contre les droits sociaux, en France et dans les autres pays.
L’européisme, c’est l’ennemi !
[1] Voir le point 7 de sa lettre. https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2020/01/courrier_partenaires_sociaux_11_janv_2020.pdf
[2] https://www.francetvinfo.fr/economie/retraite/reforme-des-retraites/retraites-l-unsa-ratp-syndicat-majoritaire-appelle-a-poursuivre-la-greve-dans-les-transports-parisiens_3781501.html
[3] https://www.rtl.fr/actu/politique/retraites-l-age-pivot-est-une-vaste-manipulation-selon-marine-le-pen-7799852125
[4] https://www.facebook.com/watch/?v=2538437806438685
[5] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/sncf/greve-a-la-sncf/retrait-provisoire-de-l-age-pivot-necessaire-mais-pas-suffisant-pour-la-cfdt-cheminots-qui-appelle-a-etre-bien-mobilises-demain_3782653.html
[6] https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/cice-des-effets-faibles-sur-lactivite-economique-moderes-sur-lemploi/