Le nombre de victimes de la guerre au Yémen est cinq fois plus élevé que nous ne le pensons – nous ne pouvons pas continuer à nous soustraire à nos responsabilités

Source : Independent, Patrick Cockburn, le 26 octobre 2018.

L’absence de chiffres crédibles concernant le nombre de morts au Yémen jusqu’à présent a permis aux puissances étrangères d’ignorer plus facilement les accusations de complicité dans une catastrophe humanitaire.

Patrick Cockburn

Vendredi 26 octobre 2018

Une des raisons pour lesquelles l’Arabie saoudite et ses alliés sont en mesure d’éviter un tollé public au sujet de leur intervention dans la guerre au Yémen est que le nombre de personnes tuées dans les combats a été largement sous-estimé. Ce chiffre est régulièrement rapporté comme étant de 10 000 morts en trois ans et demi, un chiffre mystérieusement bas étant donné la férocité du conflit.

Aujourd’hui, un comptage effectué par un groupe non partisan a produit une étude démontrant que 56 000 personnes ont été tuées au Yémen depuis le début de 2016. Ce nombre augmente de plus de 2 000 par mois à mesure que les combats s’intensifient autour du port d’Al-Hodeïda, sur la mer Rouge. Il n’inclut pas les personnes mourant de malnutrition ou de maladies comme le choléra.

« Nous estimons le nombre de civils et de combattants tués à 56 000 entre janvier 2016 et octobre 2018 », explique Andrea Carboni, qui effectue des recherches au Yémen dans le cadre du projet ACLED (Armed Conflict Location and Event Data Project), un groupe indépendant autrefois associé à l’Université du Sussex qui étudie les conflits et concentre son attention sur le nombre réel des victimes. Il m’a dit qu’il s’attend à un total de 70 000 à 80 000 victimes, lorsqu’il achèvera ses recherches sur les victimes, jusqu’ici non dénombrées, qui sont mortes entre le début de l’intervention saoudienne dans la guerre civile au Yémen, en mars 2015, et la fin de cette année.

Le chiffre souvent cité de 10 000 morts provient d’un fonctionnaire de l’ONU qui ne parlait que de civils au début de 2017, et il est resté inchangé depuis. Cette statistique périmée, tirée du système de santé morcelé et détérioré par la guerre au Yémen, a permis à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis – qui dirigent une coalition d’États fortement soutenus par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – d’ignorer ou de minimiser les pertes humaines.

Le nombre de victimes augmente de jour en jour alors que les forces dirigées par les Saoudiens et les Émirats arabes unis tentent de couper Al-Hodeïdah – le dernier port contrôlé par les rebelles Houthi – de la capitale, Sanaa. Oxfam a déclaré cette semaine qu’un civil est tué toutes les trois heures dans les combats et qu’entre le 1er août et le 15 octobre, 575 civils ont été tués dans la ville portuaire, dont 136 enfants et 63 femmes. Mercredi, une frappe aérienne a tué 16 civils dans un marché de légumes à Hodeïdah, et d’autres tirs ce mois-ci ont frappé deux autobus à un poste de contrôle tenu par les Houthis, tuant 15 civils, dont quatre enfants.

Peu d’informations sur les victimes au Yémen parviennent au monde extérieur parce que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis rendent l’accès difficile aux journalistes étrangers et autres témoins impartiaux. Contrairement à la guerre en Syrie, les gouvernements américain, britannique et français n’ont aucun intérêt à souligner la dévastation causée au Yémen – ils donnent une couverture diplomatique à l’intervention saoudienne. Mais leur aveuglement délibéré devant la mort de tant de Yéménites commence à attirer de plus en plus une attention négative, conséquence du flot de critiques internationales à l’encontre de l’Arabie saoudite à la suite du meurtre prémédité de Jamal Khashoggi – désormais reconnu par les autorités saoudiennes – à Istanbul le 2 octobre.

L’absence de chiffres crédibles concernant le nombre de morts au Yémen a permis aux puissances étrangères d’ignorer plus facilement les accusations de complicité dans une catastrophe humanitaire. Et ce, malgré les appels désespérés lancés par de hauts fonctionnaires des Nations Unies au Conseil de sécurité de l’Organisation pour éviter une famine, provoquée par l’homme, qui menace maintenant 14 millions de Yéménites, soit la moitié de la population.

La crise s’est aggravée en raison du siège d’Al-Hodeïdah – la ville étant une bouée de sauvetage pour l’aide et les importations commerciales – depuis la mi-juin, situation qui a forcé 570 000 personnes à fuir leurs foyers. Mark Lowcock, responsable des affaires humanitaires de l’ONU, a averti le 23 octobre que « les systèmes immunitaires de millions de personnes qui ont bénéficié d’une aide pour leur survie pendant des années s’effondrent littéralement, ce qui les rend – surtout les personnes âgées – plus vulnérables à la malnutrition, au choléra et autres maladies ».

Il est difficile de savoir exactement combien de personnes meurent parce qu’elles sont affaiblies par la faim, car la plupart des décès surviennent à la maison et ne sont pas enregistrés. C’est particulièrement vrai au Yémen, où la moitié des maigres établissements de soins ne fonctionnent plus et où les gens sont souvent trop pauvres pour utiliser ceux qui sont disponibles.

Les pertes en vies humaines dues aux combats devraient être plus faciles à enregistrer et à divulguer, et le fait que cela ne se soit pas produit au Yémen est un signe du manque d’intérêt de la communauté internationale pour ce conflit. Selon M. Carboni, l’ACLED a pu compter le nombre de civils et de combattants tués dans des combats au sol et des bombardements en faisant appel à la presse yéménite et, dans une moindre mesure, aux médias internationaux. ACLED a utilisé ces sources, après avoir soigneusement évalué leur crédibilité, pour calculer le nombre de décès. Lorsque les chiffres diffèrent, le groupe utilise des estimations plus basses et privilégie les réclamations de ceux qui ont subi des pertes par rapport à ceux qui disent les avoir infligées.

Il est difficile de faire la distinction entre les cibles civiles qui sont délibérément attaquées et les non-combattants qui sont morts parce qu’ils ont été pris entre deux feux ou parce qu’ils se trouvaient à proximité d’une unité ou d’une installation militaire au moment de la frappe.

Une étude du professeur Martha Mundy – Stratégies de la Coalition dans la guerre du Yémen : bombardements aériens et guerre alimentaire – conclut que la campagne de bombardements menée par les Saoudiens visait délibérément les installations de production et de stockage des aliments. Quelque 220 bateaux de pêche ont été détruits sur la côte de la mer Rouge du Yémen et les prises de poissons ont diminué de moitié.

L’ACLED a commencé à compter le nombre de victimes après le début de la guerre, c’est pourquoi elle ne fait maintenant des recherches sur les pertes en vies humaines que pour 2015, et ses conclusions devraient être publiées en janvier ou février.

Carboni ajoute que la tendance est à l’augmentation du nombre de personnes tuées. Le total mensuel avant décembre 2017 était inférieur à 2 000 victimes, mais depuis lors, il a toujours été supérieur à 2 000. Presque tous ceux qui sont morts sont des Yéménites, bien que les chiffres incluent également 1 000 soldats soudanais tués au combat au nom de la coalition saoudienne.

L’affaire Khashoggi a conduit la communauté internationale à se concentrer davantage sur la guerre calamiteuse au Yémen et sur le rôle de l’Arabie saoudite et du Prince héritier Mohammed ben Salmane dans le conflit. Mais il n’y a aucun signe que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou la France réduisent l’assistance militaire au royaume et aux Émirats Arabes Unis, malgré la probabilité que la coalition ne remporte pas une victoire décisive.

Le vrai « bilan du boucher » dans la guerre du Yémen a mis trop de temps à voir le jour, mais il pourrait contribuer à accroître la pression sur les puissances extérieures pour qu’elles mettent fin à ces tueries.

Source : Independent, Patrick Cockburn, le 26 octobre 2018.

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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