Le SMIC, les économistes et l’Euro, par Jacques Sapir

On parle beaucoup du SMIC ces jours-ci. Un rapport commis par un de ces groupes d’experts qui pullulent aujourd’hui, préconise d’en changer les règles d’indexation[1]. Cela aboutirait, de fait, à geler le SMIC. Au-delà, on peut penser que c’est un ballon d’essai lancé par ces cercles et cénacles qui n’ont jamais eu qu’une idée en tête : celle de supprimer le SMIC

De quoi s’agit-il en fait ? Il convient ici de rappeler que le SMIC, ou Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance est une création de 1970. On pourrait croire que c’est un « enfant de mai 1968 ». Il n’en est rien en fait. L’idée d’un salaire minimum est bien plus ancienne. Concrètement, le SMIC a remplacé le SMIG, ou salaire minimum interprofessionnel garanti qui, lui même, avait remplacé le Salaire Minimum Industriel. Et, en réalité, il a toujours eu une double fonction : il est destiné à relancer la consommation et à lutter contre la pauvreté.

On peut revenir sur sa genèse. Le SMIG, l’ancêtre du SMIC, fut instauré par la loi du 11 février 1950 et il fut appliqué à partir du 23 août suivant. Après douze ans de gel des salaires, lié à la mobilisation industrielle, puis à la guerre, puis à la reconstruction, le SMIG permettait à nouveau la libre négociation des conventions collectives. Entre 1950 et 1958, le taux d’inflation en France, en dépit de sa progression sensible, reste cependant inférieur au taux de croissance du SMIG. Cela produit une hausse constante des revenus les plus faibles, un mécanisme qui jouera un rôle important dans la lutte contre la pauvreté. En fait, un nombre relativement faible de travailleurs est payé au SMIG puis au SMIC. Mais, ce dernier joue un rôle essentiel dans la fixation des salaires et des rémunérations d’une partie bien plus grande des salariés, ceux que l’on dit payés « autour » du SMIC, soit jusqu’à 1,3 SMIC.

Sa fonction est donc double. Tout d’abord, il fonctionne comme un plancher minimum. Nul ne peut, sauf des exceptions prévues dans la loi, employer quelqu’un à un salaire inférieur au SMIC, soit aujourd’hui 1153 euros (net). Mais, en réalité, il a une autre fonction. En effet, le SMIC est indexé à hauteur de la moitié de l’augmentation du pouvoir d’achat du salaire horaire de base ouvrier. Cela aboutit à diffuser ces hausses de salaires. Il était, autrefois indexé sur les gains de productivité. Cette indexation avait pour but de contraindre les entreprises à un partage des gains de productivité, et l’on sait que ce partage est un facteur décisif dans la lutte contre le chômage. Or, ceci fut supprimé dans les années 1980, et l’on constate depuis que la hausse des salaires ouvriers, qu’il s’agisse du salaire moyen ou du SMIC, est nettement inférieure à la hausse de la productivité. Et l’on voit, là, surgir un problème qui ronge l’économie française, et les économies occidentales, depuis le milieu des années 1980. Depuis cette date en effet, la hausse de l’essentiel des rémunérations a été inférieure à celle de la productivité. Cela traduit une hausse importante des profits, autrement dit une accumulation de ces hausses essentiellement sur les 10% des personnes qui touchent les plus hauts revenus. Bien entendu, cela entraîne une hausse des revenus moyens, mais, si l’on regarde maintenant le revenu médian (autrement dit le niveau de revenu partageant en deux parties égales l’ensemble des revenus) on constate que ce revenu médian n’augmente que très faiblement depuis le début des années 2000. Le problème de l’appauvrissement d’une grande partie des salariés, que cet appauvrissement soit relatif ou absolu, en découle.

Bien entendu, de nombreux rapports ont été produits depuis ces trente dernières années, qui visaient tous à « démontrer », et l’on mettra ce terme entre parenthèses, que le SMIC avait un effet négatif sur l’emploi. C’est d’ailleurs un poncif, ce que l’on appelle un « pont-aux-ânes » de l’économie néoclassique. On citera ainsi parmi les plus notables un rapport commis par Jean Pisani-Ferry et Gibert Cette en 2000[2]. C’est ce même Gilbert Cette, entouré d’économistes qui sont tous farouchement opposés à la notion de salaire minimum, que l’on retrouve comme auteur du dernier rapport dont on parle tant. Il y a des économistes qui ont de la suite dans les idées, que l’on pourrait même qualifier de serial-rapporteur, même si ces idées sont pour le moins discutables. Le raisonnement est simple : la salaire est un « coût » pour l’entreprise, et cette dernière n’embauchera pas si l’on bloque les salaires à la hausse…En fait, les salaires payés par les entreprises sont aussi la demande à laquelle ces mêmes entreprises répondent. Baisser les salaires, c’est baisser la demande, donc baisser la production. Et la hausse des profits ne profite à l’investissement, et donc à la production future, que sous deux conditions : que l’on soit en économie fermé et que cette production future puisse trouver à son tour un débouché.

Alors, il est vrai que le SMIC français est l’un des plus élevés de la zone Euro. Mais, cela traduit surtout le mécanisme de la zone Euro. On voit bien que si la France avait gardé sa souveraineté monétaire, et si elle avait laissé sa monnaie se déprécier, ce qui aurait dû normalement se passer en particulier face à l’Allemagne depuis les années 2000, le SMIC français serait au niveau de celui de nombre de ses concurrents. Alors, il convient de se poser la question : si l’on parle tant du SMIC, n’est-ce pas une conséquence de l’euro ? On conçoit bien que l’existence même de la « monnaie unique » dans un cadre de libre-échange, entraîne une formidable surenchère à concurrence par la déflation salariale.

On dira, assurément, que si vous augmentez vos salaires de 10% et que vous dépréciez d’autant votre monnaie, les effets s’annulent. En fait, ce n’est pas le cas. Plus de 50% de la consommation des ménages se fait en bien et services qui sont produits en France. La dépréciation de 10% ne porte que sur l’autre part de la consommation, soit un peu moins de 50%. Donc, si l’on accroît le SMIC de 10% et que l’on laisse la monnaie se déprécier de 10%, le pouvoir d’achat n’enregistrera une hausse que de 5%. Les salariés payés au SMIC, et les autres dont les salaires sont en réalité indexés sur le SMIC, voire influencés par le SMIC, verront leur pouvoir d’achat augmenter de 10%-5%=5% !

C’est la possibilité d’user de ce mécanisme que l’on a perdu avec la mise en place de l’Euro. Il convient de toujours s’en souvenir à chaque fois que des « économistes » viendront vous dire que vos salaires sont trop élevés…

Jacques Sapir

[1] http://www.europe1.fr/economie/ce-rapport-qui-veut-mettre-fin-a-la-hausse-automatique-du-smic-3512030

[2] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000688.pdf

 

via » (RussEurope en Exil) Le SMIC, les économistes et l’Euro, par Jacques Sapir

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