Le Vel d’Hiv et la faute d’Emmanuel Macron, par Jacques Sapir

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 16-07-2017

La déclaration d’Emmanuel Macron du dimanche 15 juillet, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, attribuant à la France la responsabilité de cet acte atroce choque et scandalise. Elle va à l’encontre de ce que dit le droit constitutionnel sur ce sujet. Or, le Président de la République est l’un des garants de ce droit. Elle constitue une faute politique grave et jette au-dessus des moulins une grande partie des principes de notre droit constitutionnel.

Il convient de savoir que le point de la soi-disant « responsabilité » de la France ou de la République dans les actes commis par le régime de Vichy a été souvent abordé. Les ouvrages d’historiographie abondent[1], tout comme les textes envisageant cette question sous l’angle du droit constitutionnel et du droit public. Bertrand Renouvin a écrit sur son blog un texte très clair sur ce sujet[2]. Mais, on ne peut se contenter d’une lecture purement juridique de cette question, même si une telle lecture est, bien sur, importante. Il y a aussi naturellement la dimension politique et émotionnelle d’un tel sujet, qu’avait illustré le magnifique film « Les guichets du Louvre » en 1974[3].

Une faute politique

Il est clair qu’il n’y a nulle continuité entre la République et le régime de fait qui se nommait « Etat Français » et était situé à Vichy. Les textes ici abondent. Il y a bien entendu l’ordonnance du 9 août 1944 qui constate, dans son article 2 que sont « nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels législatifs ou réglementaires, ainsi que les arrêtés pris pour leur exécution, sous quelque dénomination que ce soit, promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu’au rétablissement du Gouvernement provisoire de la république française »[4]. En fait, le débat en droit constitutionnel porte sur trois choses.

  • L’acte « unique » votant à Pétain les pleins pouvoirs est anticonstitutionnel car le droit public français interdit la délégation d’une compétence sans disposition expresse. En effet, si la loi constitutionnelle du 25 février 1875, qui sert de base au jugement sur la délégation des pouvoirs, accorde au Parlement réuni en Assemblée nationale l’exercice du pouvoir constituant dérivé (et l’autorise donc à réviser la Constitution), elle ne l’autorise nullement à déléguer un tel pouvoir[5]. Cet acte l’a transformé en Tyrannus ab Exercitio tandis que Pétain, en conséquence, était un Tyrannus absque Titulo.
  • Plus généralement, les responsables de la France Libre, et le Général de Gaulle à leur tête, on dès l’été 1940 contesté la légalité du régime de Vichy. Ainsi, dans son manifeste de Brazzaville, le 27 octobre 1940, le général de Gaulle avait proclamé : « […] il n’existe plus de gouvernement proprement français» et « L’organisme sis à Vichy et qui prétend porter ce nom est inconstitutionnel et soumis à l’envahisseur [6]», tout en éditant, le même jour, la première Ordonnance de la France libre établissant le Conseil de défense de l’Empire qui organisait « les pouvoirs publics dans toutes les parties de l’Empire libérées du contrôle de l’ennemi […] sur la base de la législation française antérieure au 23 juin 1940 »[7]. Puis, l’ordonnance n°16 du 24 septembre 1941 créant le Comité national français confirme cela.
  • Un grand juriste, René Cassin, qui avait rejoint le général de Gaulle à Londres et qui après la guerre oeuvra pour la naissance des Nations Unies, a montré dans divers textes la non-constitutionnalité du régime de Vichy[8].

La question est donc juridiquement tranchée. Selon Éric Conan et Henri Rousso, qui sont les auteurs d’un gros ouvrage consacré à la postérité du régime de Vichy dans la mémoire française et dont une nouvelle édition de 1996 traite spécifiquement de cette question[9], le Président Jacques Chirac, lors de son discours du 16 juillet 1995, prononcé pour la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’, s’est contenté de reconnaître la « responsabilité de l’État français » concernant les persécutions racistes et antisémites de Vichy, parlant de « faute collective » mais aussi disant : « Cette France n’a jamais été à Vichy ». L’ambiguïté est née de ces formules.

Responsabilité légale, responsabilité morale

Mais, dire que la responsabilité de la République n’était pas engagée, que la République était à Londres puis à Alger et non pas à Vichy, ne règle pas le problème moral même s’il règle la question de droit. Si le régime de Vichy a pu se targuer d’une apparence de légalité, c’est bien en raison de la démission et de la trahison d’une partie de l’élite politique française, qui vota les « pleins pouvoirs » à Pétain[10]. Ce point est connu et, des partis alors représentés à l’Assemblée Nationale, aucun n’est sorti indemne. Ce sont des individus qui ont refusé de voter, les fameux « 80 »[11], mais non des partis[12]. La faillite de cette élite politique pose le problème de sa responsabilité et, au-delà, de comment nous, Français, nous affrontons ce problème.

La démission d’une partie des élites politiques, de ceux qui prétendaient représenter le peuple, en juin 1940 est un problème que l’on doit donc affronter. Car, continuer le combat était possible. Nous pensons, avec les collègues du « projet FTL » et à travers les deux livres pour l’instant publiés[13], avoir montré qu’une poursuite de la guerre eut alors était possible, avec un transfert des forces militaires en Afrique du Nord. Le coût moral de la démission et du processus qui conduisit au régime de Vichy est immense et se fait encore sentir de nos jours. Il explique pourquoi une partie de l’élite française n’a plus confiance en la France.

Cette démission pose aussi, au-delà de la responsabilité d’hommes et de femmes, et l’on pense à Maurice Papon, à René Bousquet, celle d’une partie de la population française qui n’a pu ou n’a su protéger une autre partie, mais aussi ceux qu’elle avait accueillis. Car, l’un des principes de la civilisation est bien le respect des lois de l’hospitalité. Bien entendu, cette responsabilité doit aussi se mesurer à l’aune des réalités historiques, et cela sans anachronismes.

La responsabilité des alliés, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, qui ont concentré les bombardements stratégiques sur les villes allemandes et les industries, sans beaucoup de résultats, alors que des attaques systématiques sur les voies ferrés et sur les sources d’énergie auraient été bien plus efficaces et auraient empêché, ou à tous le moins considérablement diminué, les déportations, est largement plus importante[14]. Et ce d’autant plus que la réalité et l’ampleur du projet exterminateur des nazis est connu dès l’été 1943, voire avant.

C’est pour cela que l’on peut admettre sans difficultés qu’il y ait une responsabilité morale, non de la République mais des citoyens et de l’élite politique dans les crimes du régime de Vichy. Cette responsabilité, elle est diffuse, elle est imprécise, elle ne se mesure pas et ne se compare pas, mais elle existe néanmoins. C’était en partie ce que Jacques Chirac voulait dire lors de son fameux discours de 1995 et même si certaines des formulations sont fausses[15], l’idée générale était juste. La rafle du Vel’ d’Hiv fut un crime commis en France, par des français qu’ils aient agi sur ordre de l’occupant ou de leur propre initiative, et non par la France. Mais, parce que nous sommes français, nous ne pouvons détourner les yeux.

Légalité et Légitimité

Dans sa déclaration, Emmanuel Macron nous donne une nouvelle preuve que lui, le Président de la République, ne maîtrise pas la distinction entre Légalité et Légitimité, une distinction qui est pourtant au cœur même des principes du droit constitutionnel. Il nous donne aussi une nouvelle preuve qu’il est prêt à sacrifier sur l’autel de la communication et de l’émotion ces dits principes. Ce faisant, Emmanuel Macron a commis une faute grave. Quand on ne sait pas distinguer le Tyrannus absque titulo du Tyrannus ab Exercitio on court le risque, même si on est arrivé au pouvoir de manière légale et légitime, de se transformer en tyran.

 

Notes

[1] Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, éd. Fayard, Paris, 1994 ; nouvelle édition Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 1996, 513 p. Ferro Marc, Pétain, Paris, Fayard, 1987 (réimpr. 2008), 789 p..

[2] www.bertrand-renouvin.fr/marine-le-pen-vichy-et-le-veldhiv-chronique-136/

[3] https://www.senscritique.com/film/Les_guichets_du_louvre/473330

[4]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071212&dateTexte=20090620

[5] Berlia G, « La loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 », Revue de Droit Public, 1944 ; G. Liet-Veaux, « La fraude à la Constitution », RDP, 1943 ; Nguyen Quoc Dinh, « La loi constitutionnelle du 2 novembre 1945 portant organisation provisoire des pouvoirs publics », RDP, 1946

[6] Cité dans : Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, op. cit., p. 71.

[7] Journal officiel de la France libre (Brazzaville), n 1, 20 janvier 1941, p. 3.

[8] Cassin René, « Un coup d’État, la soi-disant Constitution de Vichy », La France Libre, Londres, vol. 1, n° 2, 16 décembre 1940 et n 3, janvier 1941

[9] Éric Conan, Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, éd. Fayard, Paris, 1994 ; nouvelle édition Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 1996, 513 p.

[10] Voir, Journal Officiel des débats parlementaires, n 43, du 11 juillet 1940.

[11] Malroux Annie, Ceux du 10 juillet 1940, le vote des quatre-vingts, L’Harmattan, Paris, 2006

[12] Epstein Simon, Un paradoxe français – Antiracistes dans la collaboration, antisémites dans la Résistance., éd. Albin Michel, Paris, 2008, coll. « Bibliothèque Histoire », 621 p.

[13] Sapir Jacques (avec F. Stora et L. Mahé) Et si la France avait continué la guerre…T1 et T2, Tallandier, Paris, 2010, 2012.

[14] http://www.anesi.com/ussbs02.htm

[15] « Allocution de M. Jacques Chirac Président de la République prononcée lors des cérémonies commémorant la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 (Paris) » (http://www.elysee.fr/elysee/francais/interventions/discours_et_declarations/1995/juillet/allocution_de_m_jacques_chirac_president_de_la_republique_prononcee_lors_des_ceremonies_commemorant_la_grande_rafle_des_16_et_17_juillet_1942-paris.2503.html )

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 16-07-2017

via » Le Vel d’Hiv et la faute d’Emmanuel Macron, par Jacques Sapir

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