En quelques mois, Frédéric Pierucci est passé brutalement de l’état de président de la filiale « chaudières » d’Alstom à celui de détenu soumis aux conditions drastiques de la vie carcérale états-unienne…
Voilà en quelques mots à quoi se résume le parcours d’un dirigeant français face à la justice US… Le « cas Pierucci » amène à faire plusieurs constats sur le plan économique et stratégique.
Un ex-dirigeant d’Alstom livre dans un ouvrage témoignage, intitulé Le piège américain. Otage de la plus grande entreprise de déstabilisation, les dessous du rachat du groupe français par General Electric (GE) [1].
Frédéric Pierucci, « pantin dans les mains de la justice américaine », fut la « victime de la stratégie » du Pdg Patrick Kron. Son histoire personnelle illustre la guerre économique que les États-Unis livrent à l’Europe pour s’emparer de ses pépites industrielles, utilisant la justice comme levier pour faire plier les entreprises concernées, à travers des contraintes physiques manifestées par des emprisonnements manifestement abusifs, et des contraintes financières par le biais d’amendes exorbitantes qui feraient tomber des pays entiers.
Arrêté sans ménagement et immédiatement mis à l’isolement, quasiment sans contact avec sa famille, le 14 avril 2013 à son arrivée à l’aéroport de New York, pour une affaire de corruption en Indonésie remontant au début des années 2000, son arrestation intervient un an presque jour pour jour avant l’annonce du rachat d’Alstom par GE le 24 avril 2014.
Le plus étonnant est bien sûr la célérité avec laquelle les négociations sur une telle transaction se sont opérées, puisque selon Patrick Kron, les pourparlers entre Alstom et GE ont commencé le 23 mars 2014 et la vente devait être bouclée le 23 juin 2014. Dans le cadre de cette transaction, General Electric, l’entreprise états-unienne, achetait la branche énergie du groupe français pour 12,35 milliards d’euros ; mais la législation US autorisant les entreprises qui investissent à l’étranger à bénéficier de déductions fiscales, GE ne déboursera donc que 8,35 milliards d’euros [2].
Au-delà des péripéties internes qui marquaient ses relations avec le PDG de l’époque Patrick Kron, et du rôle de ce dernier dans la réalisation de ce rachat, l’on est en droit de s’interroger sur la finalité de l’arrestation de ce président, et surtout sur le caractère « habituel » de ces procédés visant les groupes étrangers, européens en particulier, pour faire réaliser par des groupes états-uniens des opérations financièrement et stratégiquement juteuses.
Dans son livre cité plus haut, écrit avec le journaliste Matthieu Aron, Frédéric Pierucci assure que « les poursuites américaines [états-Uniennes NdlR] sont bien à l’origine de la décomposition d’Alstom ». Convaincu qu’il n’a rien à se reprocher, d’autant qu’il avait été blanchi par une enquête interne d’Alstom, le dirigeant croit à une rapide libération. Il révèle que la justice US visait le PDG du groupe. « Ce que nous voulons, c’est poursuivre la direction générale d’Alstom et notamment Matthieu Kron », lui affirme le procureur fédéral du Connecticut David Novick peu après son arrestation.
Frédéric Pierucci n’aurait pas été prévenu par son entreprise que le Département de la Justice (DoJ) [3] avait ouvert une enquête en 2009 sur « l’affaire indonésienne » et se rend compte que Patrick Kron « a voulu jouer au plus fin », « en faisant croire que l’entreprise collaborait, tout en faisant en réalité l’inverse ». Le même salarié d’Alstom finira par plaider coupable, ce qui conduira en interne à son licenciement.
Au-delà de cette histoire, des enjeux importants se cachent derrière cette arrestation-condamnation non d’une personne, mais de l’un des fleurons industriels français.
Pour échapper aux procureurs états-uniens, vendre à General Electric l’ensemble des activités énergies et réseaux que les USA convoitaient depuis tant d’années, paraissait être la solution pour l’ex Pdg d’Alstom, même s’il dément aujourd’hui cette thèse.
Cette vente sans la moindre réflexion stratégique de la part de l’État français, non seulement sur le plan industriel, mais également sur le plan de l’indépendance nationale, se trouve soutenue comme d’habitude par certains hommes politiques, au prétexte que le groupe français « n’avait pas la taille critique pour faire face à la concurrence » ou que « ses activités énergétiques n’étaient pas viables à long terme » ou enfin « que le choix d’un rapprochement avec un grand acteur du marché faisait donc le plus grand sens » [4], arguments traditionnels utilisés par ceux qui n’ont pas le sens d’une véritable stratégie industrielle.
Ainsi, en 1996, la France a failli vendre Thomson au Coréen Daewoo pour le franc symbolique dans le cadre d’une opération de privatisation toujours pour les mêmes prétextes ; or cette société était l’une des leaders de l’électronique y compris militaire. L’État a dû y renoncer face à la pression politique et médiatique, mais surtout à une opération valorisation du capital immatériel de Thomson.
En effet, Thomson excellait surtout dans le domaine des brevets, des savoir-faire de ses experts et ingénieurs, de sa capacité d’innovation, … Depuis, Thomson est devenu Thales,
Au-delà de la lâcheté politique face aux enjeux nationaux, ces agissements états-uniens n’auraient été possibles sans le principe d’extraterritorialité de la justice US qui a coûté jusqu’à présent aux entreprises françaises plus de 13 milliards de dollars au titre des amendes infligées par la justice états-unienne.
Ce racket, car c’est bien de cela dont il s’agit, est inédit par son ampleur, puisque GE a racheté quatre sociétés dans ces conditions en dix ans. La justice US a finalement condamné Alstom à payer une amende de 772 millions de dollars et a refusé que GE s’en acquitte comme il était convenu dans les accords de rachat. !
Non seulement le groupe perd un de ses fleurons, mais il est ponctionné de près d’un milliard de dollar ! Il n’y a que la mafia pour faire ce type d’opérations, mais elle l’aurait fait avec plus de discrétion…
Les États-Unis font la loi
Sous couvert de lutte contre la corruption, les USA affaiblissent certaines entreprises stratégiques pour mieux se positionner sur les marchés mondiaux. C’est une guerre économique souterraine qu’ils livrent aux entreprises françaises et européennes.
Les États-Unis profitent également de cette compétence extraterritoriale [5] pour étendre leur capacité de sanction aux entreprises étrangères, qui auraient eu des activités économiques avec les pays sanctionnés de façon unilatérale par les USA.
Alcatel, Alstom, Technip, Total, la Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole, Areva [6]… Toutes ces entreprises françaises se sont retrouvées, ces dernières années, poursuivies par la justice US pour des affaires de corruption ou de contournement d’embargos.
La Commerzbank et HSBC ont également été pénalisées pour défaillance dans l’application de la législation anti-blanchiment.
La Deutsche Bank négocie actuellement une pénalité qui pourrait atteindre 14 milliards de dollars, selon les demandes états-uniennes, pour son rôle dans la crise des subprimes.
Volkswagen a été sanctionnée (non sans de bonnes raisons) pour avoir fraudé sur les règles environnementales…
Elles ont toutes été poursuivies sur la base de ce qu’on appelle « l’extraterritorialité du droit états-unien ». Ce sont des lois qui permettent de poursuivre des entreprises étrangères à l’étranger, à condition qu’elles aient « un lien » même artificiel avec les États-Unis [7].
Ce lien est extrêmement large, puisqu’il suffit que les entreprises effectuent une transaction en dollars ou qu’elles utilisent une technologie US pour que des poursuites puissent être engagées.
« Il suffit d’utiliser une puce électronique, un iPhone, un hébergeur ou un serveur états-unien pour vous retrouver sous le coup de la loi US, explique l’économiste Hervé Juvin. C’est un piège dans lequel de nombreuses entreprises sont tombées. »
D’autres entreprises françaises et européennes sont susceptibles d’être inquiétées par la justice états-unienne.
En effet, l’on peut d’abord citer Airbus, qui s’est dénoncé aux autorités US, alors que l’avionneur fait déjà l’objet d’une enquête pour des soupçons de corruption en France, au Parquet national financier (PNF), mais aussi en Angleterre.
Il y a également le cas d’Areva. L’entreprise a racheté la société canadienne Uramin à un prix qui semble surévalué. Fin 2016, un dossier a été déposé auprès du FBI à propos de cette affaire.
L’opération se serait effectuée en dollars, certains acteurs de cette affaire seraient états-uniens, et enfin, Uramin a tenu une assemblée générale décisive… à New-York.
Les critères seraient réunis pour que la loi anticorruption US soit activée.
L’entreprise Lafarge pourrait également être inquiétée. Le cimentier franco-suisse est déjà poursuivi par la justice française. Il est soupçonné d’avoir versé de l’argent à Daech en Syrie, pour continuer à fonctionner. Lafarge a demandé à un cabinet américain, Baker Mac Kenzie, de réaliser un rapport d’audit.
Dans ce document « confidentiel », l’on découvre que la société est clairement alertée sur les risques judiciaires aux États-Unis : « La filiale syrienne de Lafarge a ouvert des comptes libellés en dollars US auprès des banques suivantes : Audi Bank Syria, Audi Bank Lebanon et Al-Baraka Bank en Syrie…. Ces comptes servaient à effectuer et à recevoir de nombreux paiements en dollars US, dont le versement de commissions…. Ces paiements correspondent à des transferts probablement traités par une institution financière états-unienne et sont potentiellement soumis aux sanctions US. »
Un rapport parlementaire français, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 octobre 2016 [8], a souligné notamment deux points en ce qui concerne l’extraterritorialité des lois US :
Le droit comme instrument de puissance économique et de politique étrangère
Le droit mis au service des objectifs de la politique étrangère et des intérêts économiques des États-Unis et aussi au service direct des intérêts de leurs firmes.
La commission a entendu plusieurs experts qui confirment ces conclusions, lesquels soulignent la décision politique et économique qui anime la façade judiciaire.
C’est ainsi que l’on constate que pour collecter ces informations, tous les services US sont mobilisés. « C’est une stratégie délibérée des États-Unis qui consiste à mettre en réseau leurs agences de Renseignement et leur justice afin de mener une véritable guerre économique à leur concurrents, estime l’ancien député LR Pierre Lellouche, qui a présidé une mission d’information parlementaire sur le sujet. Cette guerre économique est habillée par les meilleures intentions du monde. »
Le Sénat a fait le même travail et est arrivé aux mêmes conclusions [9].
Résultat, ces dernières années, près de 40 milliards de dollars d’amende ont été infligés par la justice états-unienne à des entreprises européennes [10].
En réalité sous cette façade et des conclusions timides, l’on est resté au stade des recommandations, alors que les députés ont rappelé la possibilité de recourir à un règlement européen dit « de blocage » qui a été adopté en 1996 en vue d’assurer une protection de « l’ordre juridique établi » et des « intérêts de la Communauté » contre l’application extraterritoriale de deux lois US de 1996 : la loi dite « Helms-Burton », renforçant l’embargo contre Cuba initié en 1993, et la loi dite « D’Amato-Kennedy » interdisant les investissements dans le pétrole et le gaz iranien et libyen. En 1996, le Canada et le Mexique, partenaires des États-Unis au sein de l’Alena, ont également adopté des lois de blocage.
Dans la pratique rien ne se passe, aucun courage politique ne s’est manifesté pour protéger les intérêts économiques des entreprises européennes, et certains se demandent pour quel motif les entreprises n’auraient pas le courage de braver les interdits. En réalité, elles attendent le feu vert du politique qui ne vient pas.
En effet, à la suite de l’annonce faite par les États-Unis, le 8 mai 2018, qu’ils levaient la suspension de leurs mesures restrictives nationales à l’égard de l’Iran, soit dit en passant, jamais réellement actionnées, malgré l’accord sur le nucléaire qui prévoyait la levée progressive des sanctions, et considérant que « par leur application extraterritoriale, ces instruments violent le droit international », le processus de mise à jour de l’annexe du règlement a été engagé le 6 juin 2018. Les États membres et le Parlement européen ayant fait savoir qu’ils ne formulaient pas d’objection, cette mise à jour par un acte délégué de la Commission est entrée en vigueur le 7 août 2018. Le même jour, la Commission a publié une note d’orientation sur l’adoption de l’actualisation de la loi de blocage, sous forme de questions/réponses, à destination des opérateurs économiques.
Le résultat de cette « décision » : aucun changement sur le terrain…
En effet, pour éviter que les entreprises européennes ne prennent des parts du marché dans les pays visés par les sanctions US, la justice états-unienne actionne les leviers dont elle dispose grâce aux agences gouvernementales pour sanctionner les entreprises qui seraient tentées par « cette prise de risque ».
Cette même justice va également être actionnée, pour qu’in fine des entreprises US puissent éliminer un concurrent ou s’approprier des firmes étrangères intéressantes dans la stratégie économique et financière de ces entreprises.
Une guerre d’influence économique
Comment en est-on arrivé-là ? En 1977, les Etats-uniens adoptent une loi anticorruption, baptisée « FCPA » (Foreign Corrupt Practicises Act), qui fait suite à un énorme scandale de pots-de-vins chez l’avionneur Lockheed. Mais les ils estiment que leur loi anticorruption les pénalise dans la compétition économique. « L’ancien patron de la CIA, James Woolsey, a dit un jour : « Il y en a marre des pots-de-vin que les Français versent dans les contrats d’armements. Nous on va nettoyer ça ! » Sauf que les Américains [États-uniens Ndlr.] vont continuer à verser des commissions dans des sociétés off-shore… », témoigne Pierre Lellouche.
« Comme les États-Unis sont devenus une hyperpuissance, ils n’ont quasiment plus eu besoin d’utiliser les pots-de-vin, nuance le journaliste Jean-Michel Quatrepoint. Ils ont développé une stratégie d’influence. Un soft power. La corruption, avec les « bons vieux pots-de-vin », c’est l’arme des faibles. »
Cette volonté de puissance économique s’impose comme un véritable objectif stratégique, après la chute du mur de Berlin, en 1989. « En 1993, le secrétaire d’État US Warren Christopher réclame au Congrès les mêmes moyens pour faire face à la compétition économique mondiale que lors de la lutte contre les Soviétiques pendant la Guerre froide, raconte le spécialiste de l’intelligence économique Ali Laïdi. C’est une nouvelle guerre chaude économique. »
La loi anticorruption US va donc être élargie à toutes les entreprises (en 1998).
Toute une batterie de lois est également mise en place contre le contournement d’embargos ou la fraude fiscale. Il s’agit de contrer l’émergence des nouvelles puissances comme la Chine, devenue le concurrent numéro un, et en secret l’ennemi n° 1 des USA.
« Les États-Unis n’arrivent pas à contenir économiquement la Chine, explique le directeur de l’Ecole de guerre économique, Christian Harbulot. Ils cherchent donc par tous les moyens à faire en sorte que cette puissance ne les dépasse pas. » Du coup, le droit états-unien permet, si besoin, d’écarter certains concurrents gênants. « Les Américains [États-uniesn Ndlr.] peuvent utiliser l’arme anticorruption s’ils veulent empêcher qu’un concurrent ne se vende aux Russes ou aux Chinois, estime Hervé Juvin. C’est notamment le cas d’Alstom. Il ne fallait pas, aux yeux des Américains, qu’Alstom établisse un partenariat et un transfert de technologie avec les Chinois. »
Même suspicion concernant les embargos. Les procédures lancées par les États-uniens ne sont pas toujours dénuées d’arrières pensées géopolitiques. Ainsi, BNP-Paribas a été condamnée à 9 milliards de dollars d’amende, en 2014, pour ne pas avoir respecté l’embargo avec Cuba et l’Iran. « Nous avons payé pour des sanctions que nous ne reconnaissions pas, fulmine Pierre Lellouche [11]. Or, depuis le paiement de cette amende, les Américains [États-uniens, Ndlr.] se sont rapprochés de Cuba et ils ont levé les sanctions contre le Soudan ! Ils devraient nous rembourser ces 9 milliards [12]. Ça montre que quand ils ont décidé de sanctionner un pays, tous les autres doivent s’aligner. »
Plusieurs autres cas laissent penser que la justice US a directement collaboré avec des entreprises privées afin de renforcer le pouvoir économique de celles-ci.
Le cas d’Alcatel en est l’illustration.
Alcatel était une entreprise française de téléphonie, qui, en 2004, a été poursuivie par le DoJ pour avoir payé des pots de vin à un homme politique costaricien !. Mis sous pression par la justice états-unienne, Serge Tchuruk, Pdg d’Alcatel, a été contraint de racheter Lucent, une entreprise US, et de fusionner avec celle-ci pour créer Alcatel-Lucent. Cette décision a posé question à l’époque, les observateurs ne comprenant pas la raison de cet achat qui n’apportait aucun bénéfice stratégique à Alcatel. De plus, la fusion a coïncidé avec une perte importante de pouvoir décisionnel des dirigeants français au profit des dirigeants US.
Par la suite, l’entreprise ne s’est pas remise de cette fusion et a été rachetée en 2013 par Nokia.
L’histoire a recommencé avec le cas d’Alstom, dont le modus operandi est identique à celui d’Alactel, à quelques années d’intervalle.
De la même manière la Justice US se met au service de l’espionnage industriel !
En effet, la procédure états-unienne ne s’arrête pas au stade des amendes, car l’entreprise est placée ensuite sous surveillance. Un « moniteur », autrement dit un expert au service de la justice US, est désigné pour trois ans afin de surveiller « la bonne marche de l’entreprise » et vérifier qu’elle remplisse toutes ses obligations de conformité.
« Ce moniteur a accès à toutes les informations de l’entreprise, explique l’ancienne déléguée interministérielle à l’Intelligence économique Claude Revel. Il doit faire un rapport chaque année au ministère de la justice. Or, comme je l’ai constaté, ce rapport peut contenir des informations confidentielles. C’est extrêmement fâcheux » [13].
Or, ce monitoring aboutit à une acceptation d’interférence dans toutes les décisions économique, industrielle et stratégique, car le risque est de se voir refuser la conformité, et de se voir imposer de nouvelles sanctions.
Ce « monitoring » est réalisé par des cabinets états-uniens, car les Européens ne sont pas censés connaître les normes exigées, lesquels cabinets communiquent les éléments constatés aux agences gouvernementales qui ne privent pas de s’en servir dans la guerre économiques non déclarée, mais menée activement par eux.
Des mises en conformités sont exigées pour montrer « patte blanche » ! Certains spécialistes rappellent que les mises en conformités coûtent souvent aussi cher que les amendes déjà infligées, ce qui crée également un nouveau marché de prestations pour le marché US qui pèse quelques milliards de dollars [14].
En toute impartialité, le constat est accablant, et ne plaide pas en faveur des États-Unis et de leur hégémonie.
Et l’indépendance dans tout ça ?
« Il n’y a pas vraiment de surprise à découvrir que nous avons en fait affaire à un Imperium juridique américain [états-unien, Ndlr.], à un mur extrêmement complexe de textes de loi que les Américains n’hésitent pas à faire appliquer aux entreprises étrangères. Ce qui, naturellement, enlève toute souveraineté aux pays européens », déclare à Sputnik Pierre Lellouche [15].
Cette déclaration à Sputnik est complétée par des critiques acerbes à l’égard de l’inertie européenne, Mais qu’aurait-il fait s’il était au pouvoir ?
En réalité, nul homme politique européen n’osera dire la vérité, et ils ont tous tendance après chaque déclaration à faire amende honorable en rappelant que les États-Unis sont des amis !, mais qui voudrait d’un ami qui l’espionne et lorgne sur tout ce qui vous appartient et qu’il a envie de s’approprier.
En effet, l’exemple d’Alstom n’est pas le seul, mais il pose particulièrement de vraies questions d’indépendance, car Alstom est une entreprise stratégique, dans la filière nucléaire notamment. « La vente d’Alstom à General Electric nous prive d’autonomie stratégique sur deux points essentiels : les turbines pour les sous-marins nucléaires, les navires de surface, le porte-avion Charles-de-Gaulle, ainsi que sur les centrales nucléaires civiles, explique le directeur du Centre français de recherche sur le Renseignement, Eric Denécé, qui a enquêté sur cette affaire. Il y a eu une vraie trahison des élites françaises » [16]
En effet, si demain la France devait être en désaccord avec la politique des États-Unis, ce qui devrait déjà être le cas sur un nombre important de sujets, ils pourraient refuser la livraison par GE des pièces de rechange des turbines des sous-marins, ou du porte-avions, voire des centrales nucléaires civiles, ce qui les rendrait inertes et priverait la France du peu d’indépendance qui lui reste y compris sur le plan énergétique !
Ce chantage existe déjà sur le plan social, puisque lors de la reprise d’Alstom par General Electric, cette dernière avait promis la création de 1 000 emplois en France, d’ici 2018. Pour l’instant, le groupe US annonce des suppressions d’emplois en Europe. 345 postes sont menacés sur le site de Grenoble et bien d’autres sur le site de Belfort.
Il n’est pas impossible que les sites finissent par fermer ou que GE obtienne des aides substantielles pour maintenir quelques emplois jusqu’au prochain épisode avec une éventuelle charrette de licenciements. Les salariés concernés ne savent plus à quelle sauce ils seront dégustés par GE et en appellent à l’État qui se montre particulièrement absent.
Des solutions !
Quelle réponse la France peut-elle apporter à cette stratégie états-unienne ? « La classe politique française a tendance à considérer que les USA sont nos amis et qu’au titre de l’amitié on peut tout leur pardonner et tout occulter, estime l’ancien député Bernard Carayon, qui en 2003 a rédigé un rapport sur l’intelligence économique à la demande du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin. La gauche et la droite font preuve de cécité et d’impuissance. Dans la guerre économique, il n’y a pas d’amis. Il n’y a que des concurrents et des partenaires ponctuels. »
Dans leur rapport parlementaire, publié en 2016, les députés Pierre Lellouche et Karine Berger écrivent qu’« un rapport de force doit être instauré » avec Washington, afin de « pouvoir agir à armes égales. » « La mission considère comme nécessaire de faire valoir auprès des États-Unis que certaines pratiques sont devenues abusives et que la France ne les acceptera plus », écrivent les parlementaires.
Toutefois dans leurs conclusions les députés français ont estimé qu’il convient de « Coopérer pour fixer le cadre de la lutte légitime contre la corruption internationale, le financement du terrorisme ou la fraude fiscale. Ce qui permettrait d’être sur un pied d’égalité. »
C’est comme si l’Europe n’avait pas de loi anticorruption et que les États Unis étaient les seuls à promouvoir une certaine éthique dans l’économie, alors que selon leurs propres critères il y a plus d’entreprises US qui pratiquent la corruption.
Le problème vient du fait que les USA sanctionnent plus lourdement des entreprises européennes que les leurs, ce afin de les favoriser dans les échanges internationaux.
Les députés oublient au passage les conclusions sur l’extraterritorialité de la loi états-unienne qui n’a pas vocation à s’appliquer sur des relations contractuelles qui n’ont pas eu lieu sur le territoire des USA, et n’impliquaient pas de citoyens US.
Ils préconisent de développer des stratégies d’évitement (« avec par exemple la promotion de l’usage de l’euro dans les transactions internationales en réponse aux risques qui s’attachent à l’usage du dollar »). Or ce vœu pieux n’a aucun intérêt, car le problème provient du fait que l’euro est défini comme une monnaie de réserve et non une monnaie d’échange sur le marché international.
De deux choses l’une : soit l’Europe se dote d’une monnaie capable d’exister dans le commerce international, avec un une sorte de hub financier équivalent au système SWIFT, et ne se contente pas de s’accrocher à un taux de change par rapport au dollar, soit elle accepte cette soumission avec une perte d’indépendance qui aboutira à la perte des éléments substantiels de son économie.
En effet, les États-Unis ont prouvé que s’ils devaient choisir, il favoriserait leur économie au détriment des autres.
Pierre Lellouche et Karine Berger recommandent de répondre aux États-Unis avec leurs armes, en faisant en sorte qu’ils ne soient pas les seuls à « mordre » : l’Union européenne est également une superpuissance économique, elle devrait ne pas l’oublier.
Les auteurs du rapport écrivent : « Le récent remboursement fiscal de plus de 13 milliards d’euros demandé par la Commission européenne à Apple donne à cet égard des espoirs, après une bonne décennie de renoncement face aux pratiques agressives des administrations et entreprises américaines [états-uniennes, Ndlr.] ».
Cette réponse paraît nécessaire mais demeure timide, car en premier lieu il faudra transformer les décisions en actes, ce qui est loin d’être systématiquement le cas, ceci d’autant qu’en matière fiscale, il faut l’unanimité, et en deuxième lieu l’Europe n’est pas prête à engager un véritable rapport de force avec les USA.
En effet, taxer les Gafa (Google, Appel, Facebook et Amazon) sur les opérations passées par le marché européen, parait être un bon moyen, mais il reste timide, car cette taxation ne tient pas compte du fait que par leur hégémonie ces entreprises empêchent les entreprises européennes de se placer sur ce secteur d’activités.
Certains politiques français prétendent que la loi Sapin 2 aurait apporté quelques réponses, mais la difficulté ne vient pas du fait de punir des entreprises qui ont commis des actes de corruptions ou de fraude, mais de l’utilisation de la justice à des fins économiques.
Or, ces procédés sont juste impossibles en Europe : quel gouvernement va-t-il donner des instructions à la justice pour engager des poursuites afin de favoriser une entreprise française, pour ne parler que de la France. ? Aucun.
Certains prétendent que l’objectif de la loi Sapin 2 est de créer un système de sanction suffisamment important afin que la France puisse dire aux États-Unis que le travail a déjà été fait, et qu’il n’y a plus besoin d’engager de nouvelles poursuites, alors que la règle non bis in idem d’après laquelle nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement (une seconde fois) à raison des mêmes faits, n’a pas vocation à s’appliquer en droit international, car rien n’interdit deux États de punir la même personne à deux reprises, une fois dans chaque pays.
Enfin, certains ont imaginé à tort ou à raison que jusqu’à présent les affaires précédemment citées ont été réglées par le biais des procureurs fédéraux, et il conviendrait qu’elles passent, avec l’appui des États, devant le tribunaux, lesquels ne sont pas particulièrement enclins à appliquer la loi US à des cas intervenus à l’étranger, ce qui pourrait probablement s’avérer exact, mais la difficulté est que pendant ce temps les entreprises et les personnes sont prises en otage par la machine judiciaire états-unienne, et sans l’intervention des États respectifs elles finiront par craquer…
D’ailleurs, comme l’Europe n’effraie plus personne, au cours de l’année 2017, soit après la loi Sapin 2, les leaders démocrates et républicains se sont entendus pour faire adopter au Congrès une loi de 70 pages instaurant officiellement des sanctions contre la Corée du Nord, contre l’Iran et contre la Russie. Ce texte impose unilatéralement à tous les autres États du monde de respecter ces interdictions commerciales. Ces sanctions s’appliquent donc à l’Union européenne et à la Chine
En ce qui concerne cette loi US, certains intérêts européens, pourtant très atlantistes de principe, ont réalisé que Washington veut les empêcher de toute coopération économique avec la Russie, ce qui leur imposera des sacrifices considérables. Ainsi les sociétés européennes qui se sont investies dans le projet de gazoduc destiné à doubler l’actuel et déjà ancien gazoduc North Stream supporteront des pertes très importantes, les plus petites seront ruinées. Ainsi si Wintershall, E.ON Ruhrgas, N. V. Nederlandse Gasunie, et Engie (ex-GDF Suez) perdent non seulement le droit de concourir à des appels d’offres états-uniens, mais tous leurs avoirs aux États-Unis. Ils sont interdits d’accès aux banques internationales et ne peuvent poursuivre leurs activités hors de l’Union.
La réponse apportée ce sont des protestations verbales allemandes !
Les nouvelles sanctions proposées par les parlementaires états-uniens contre la Russie pourraient pénaliser des entreprises européennes et sont contraires au droit international, vient de déclarer la ministre allemande de l’Économie, Brigitte Zypries.
« Nous jugeons que cela va à l’encontre du droit international, purement et simplement », a déclaré la ministre au Funke Mediengruppe. « Bien sûr, nous ne voulons pas de guerre commerciale. Mais il est important que la Commission européenne se penche sur des contre-mesures. »
Cette réponse va certainement empêcher Donald Trump de dormir…
L’Europe en général et la France en particulier continueront assurément de subir au lieu de réagir, en l’absence d’une volonté politique de faire face à cette situation qui consacre les États Unis comme le premier décideur des politiques économiques. Rien ne s’y oppose, en l’absence d’une réponse européenne intégrant principalement la question de la souveraineté et l’indépendance en assurant la protection de ses propres citoyens et en intervenant directement face aux États Unis pour préserver leurs intérêts …
Il faudra donc du courage, du courage et encore du courage politique et ne pas avoir peur de perturber « l’amitié » avec les États Unis.