Nord de la Syrie : La nouvelle guerre de l’empire global … Par Richard Labévière

Source : Proche & Moyen-Orient, Richard Labévière, 22-01-2018

Nous avons encore eu droit à trois heures de propagande lamentable – mardi 16 janvier sur Arte -, avec la diffusion du documentaire des « journalistes » américains Michael Kirk et Mike Wiser – « La revanche de Poutine », présenté par une petite speakerine littéralement entrée en pamoison, puis commenté par Christine Ockrent, une grande amie connue de la Russie… Trois heures de Fake News et de délires complotistes sans contrechamp ni contradiction ! Bravo pour le mieux disant culturel et informatif… d’autant qu’Arte multiplie, depuis plusieurs mois, une présentation tout aussi unilatérale et propagandiste de la guerre en Syrie.

En Syrie justement, les Etats-Unis et leurs alliés – pays de l’Union européenne et du Golfe, ainsi qu’Israël – ont perdu la guerre et bien perdu ! Ils ont échoué à démanteler l’Etat-nation syrien, comme ils l’ont fait de l’Irak et de la Libye, comme ils n’ont cessé de le faire en Afghanistan, dans d’autres pays d’Asie et d’Amérique latine. Comme l’explique Alain Joxe dans ses Guerres de l’empire global1 : sur le plan conventionnel, les américains ont perdu toutes les guerres qu’ils ont initiées depuis la fin de la Guerre froide. Mais ces défaites tactiques se sont transformées en autant de victoires stratégiques, multipliant les zones dites « d’instabilité constructive ».

Ces « zones grises » sont devenues autant de puits sans fond pour les exportations d’armes et l’engagement de milices privées (générant des millions d’emplois et des milliards de dollars) ; des laboratoires de nouveaux systèmes de combat et de techniques asymétriques ; les nouvelles frontières d’une mondialisation sauvage où tous les coups sont permis. Nul besoin de revenir à Adam Smith et David Ricardo pour ausculter « la main invisible » de cette régression à l’état de nature, à la guerre de tous contre tous : l’objectif des guerres contemporaines ne réside plus seulement dans la maîtrise de l’espace, mais dans celle du temps.

Ainsi, la coalition anti-Dae’ch, conduite par les Etats-Unis, vient d’annoncer qu’elle compte former 30 000 combattants locaux qui se déploieront dans les régions du nord de la Syrie, en partie contrôlées par lesdites « Forces démocratiques syriennes », essentiellement composées de milices kurdes. Grâce à l’appui aérien américain et européen, cette alliance kurde a pu chasser, l’an dernier, les jihadistes de Raqqa – leur quartier général syrien -sur l’Euphrate et plus au sud en direction de l’Irak. Cette nouvelle force frontalière supplétive, que veut déployer Washington, a bien une double mission spatiale : contrôler les régions des principaux gisements pétroliers syriens et couper le « couloir chi’ite » entre l’Irak, la Syrie et l’Iran.

Mais, comme souligné précédemment, sa mission la plus importante est d’imposer le calendrier d’un temps alternatif – distendu – qui comporte trois volets de rétention : reculer la fin des opérations militaires lourdes en cours et le début des reconstructions politiques et économiques d’un pays qui doit impérativement rester une « zone grise » (business oblige !) ; permettre le recyclage des unités jihadistes défaites de Dae’ch en de nouvelles milices « modérées, laïques et démocratiques » anti-syriennes ; enfin, perturber, sinon faire échouer le prochain sommet de paix organisé par Moscou à Sotchi en février prochain, sans parler d’un sabotage assumé des efforts du représentant spécial de l’ONU – Staffan de Mistura – qui gère la complexe négociation de Genève.

Comme toujours, depuis le début de la guerre civilo-globale de Syrie, les grandes manœuvres commencent par la communication. Officiellement, Washington compte ainsi « empêcher la résurgence de Dae’ch » et poursuivre la guerre contre le terrorisme par d’autres moyens… Sont allègrement tressées les mêmes grosses ficelles de communication déjà usées en Irak, en Libye ou au Yémen avec le succès que l’on sait : lutter contre le terrorisme, changer le régime politique, installer la démocratie et les droits de l’homme pour le bonheur de l’humanité et du complexe militaro-industriel américain…

Malgré leur claire défaite en Syrie, les Américains veulent à tout prix conserver une présence militaire à long terme. Encore la gestion du temps : ils disposent toujours de 2000 soldats de leurs forces spéciales engagées sur le territoire syrien et d’une demi-douzaine de bases interarmées dans le nord du pays, le long de la frontière turque, jusqu’à celle de l’Irak aux alentours de Kamechliyé et Hassaké. Vaincus tactiquement, mais toujours là stratégiquement, les Américains n’ont pas renoncé à faire éclater l’Etat national syrien pour imposer une « partition de fait » qu’ils appellent pudiquement la « solution fédérale », comme si on allait applaudir au dessin animé d’une Syrie transformée en Confédération helvétique à laquelle ne manqueraient plus que les chocolats, le coucou et les banques…

En définitive, la constitution de cette force pro-américaine supplémentaire constitue clairement une nouvelle agression contre la souveraineté syrienne et les efforts du gouvernement de Damas pour restaurer son indépendance nationale, dans ses frontières historiques, en tant que l’un des 194 Etats membres à part entière de l’Organisation des Nations unies. Outre le fait que le droit international est parfaitement foulé au pied depuis le début de la crise syrienne ( illégitimité de l’ingérence/intervention de la coalition occidentale en Syrie), on voit Washington pousser et instrumentaliser les Kurdes dans une impasse où ils risquent – une fois de plus – d’être les dindons de la farce… D’un côté, ils restent en même temps soutenus par les Russes ; d’un autre, leurs députés qui siègent au Parlement de Damas ont entamé – depuis deux ans – des négociations avec le gouvernement syrien pour l’établissement d’un statut d’autonomie interne à la République syrienne.

Alors que Moscou tente, depuis des mois, de convaincre Ankara d’accepter la participation des Kurdes aux prochaines négociations de Sotchi, l’initiative américaine tombe à point nommé pour mettre par terre cet espoir de constitution d’une délégation syrienne « plus inclusive », voulue à la fois par Moscou et les Nations unies. Ce faisant, Washington joue encore avec le feu, poussant toujours un peu plus Ankara dans les bras du Groupe de Shangaï2 au détriment de l’OTAN. Faut-il rappeler que la Turquie aligne la deuxième force armée de l’Alliance atlantique après celle des Etats-Unis ?

Dimanche dernier, le porte-parole du président Recep Tayyip Erdogan a jugé « inacceptable » la constitution de cette « Force de sécurité aux frontières ». Ibrahim Kalin a conclu : « les États-Unis prennent des initiatives inquiétantes pour légitimer cette organisation et l’installer dans la région. Il est impossible de l’accepter ». En signe de riposte, Ankara a menacé de lancer « dans les jours à venir » une offensive sur Afrin, ville du nord de la Syrie tenue par ces forces kurdes. « Avec la volonté de Dieu, nous continuerons dans les jours à venir nos opérations lancées dans le cadre de l’opération Bouclier de l’Euphrate pour nettoyer nos frontières sud et débarrasser Afrin de la terreur », a ajouté le président de la Turquie dans une allocution télévisée : « le moindre trouble à la frontière sera, pour nous, un signal pour intervenir ».

Aux dernières nouvelles, l’armée turque a engagé plusieurs séries de bombardements dans le nord de la Syrie (dans la région d’Afrin), tout en préparant une offensive terrestre d’envergure contre les positions des différentes milices kurdes. C’est exactement ce que cherchaient à provoquer les experts du Pentagone depuis la reconquête d’Alep (décembre 2016) par l’armée gouvernementale syrienne…

Toutefois, afin d’apaiser Ankara, Donald Trump vient de passer un coup de fil à son homologue turc pour lui annoncer une grande nouvelle : l’arrêt de la livraison d’armes aux milices kurdes de Syrie !!! On n’y comprend vraiment plus rien parce que les propos téléphoniques manquaient visiblement de précision. La Maison Blanche a dû publier un communiqué relativisant un peu la décision en parlant « d’ajustements concernant le soutien militaire » à ces milices qui jouent un rôle essentiel dans la lutte contre Dae’ch. Samedi dernier, Ankara a réclamé que le président américain « tienne parole » sur cette question essentielle pour les relations entre les deux pays. C’est effectivement clair comme du jus de chique…

En mai dernier à Washington, un bras de fer a opposé partisans et opposants aux forces armées turques ; un proche de Trump étant même impliqué dans des combines avec les services spéciaux d’Ankara… Surtout : le président Erdogan réclame toujours aux Etats-Unis l’extradition d’un prédicateur membre des Frères musulmans, soupçonné d’avoir fomenté la tentative de coup d’Etat en Turquie dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. A cette salade turque, s’ajoute la Moussaka kurde qui n’a pas fini de compliquer la digestion des Mezze syriens… encore une question de temps et de patience.

Pour ne pas conclure, répétons et soulignons encore l’importance de la gestion du temps dans cette nouvelle guerre de l’Empire global engagée dans le nord de la Syrie. D’expérience, les experts du Pentagone ressortent souvent des cartons les grands coups de leurs aînés. Au début des années 1980, les ingénieurs américains ont lancé la Guerres des étoiles3, un système d’armements inédit brandi par le président Reagan pour entraîner l’URSS dans une course aux armements sans fin. Plutôt foireux sur le plan opérationnel, cette initiative a parfaitement atteint son objectif sur le plan économique, obligeant effectivement Moscou a investir des moyens colossaux dans la recherche improbable d’un système similaire. Aujourd’hui, les meilleurs historiens de la Guerre froide considèrent que cette fameuse Guerre des étoiles a organiquement accéléré sinon provoqué la chute de l’URSS.

Par conséquent, en inventant toujours de nouvelles guerres – géographiquement fluides et temporellement infinies -, sous-traitées et auto-financées, Washington poursuit toujours le même objectif : épuiser économiquement et financièrement ses concurrents. Dans cette compétition qui ne connaît aucun allié ni ami – les Européens en font régulièrement les frais4 et n’ont encore rien vu -, Washington cherche avant tout à reproduire son hégémonie économique et stratégique sans partage.

La guerre de Syrie coûte cher à la Russie et impacte fortement son économie. Rappelons seulement que le budget russe de la défense est de 70 milliards de dollars, lorsque celui des Etats-Unis dépasse les 727 milliards… Et les fonds investis dans l’effort de guerre syrien constituent autant de moyens qui ne seront pas alloués à la modernisation d’autres secteurs vitaux de l’économie. La même équation vaut aussi pour l’économie iranienne, qui peine à sortir de l’austérité structurellement entretenue par des décennies de sanctions internationales. S’ensuivent inévitablement une inflation durable, l’appauvrissement des classes les plus fragiles, des manifestations, sinon des émeutes de la faim que nos médias mainstream qualifieront aussitôt de « révolutions » et de lutte pour la démocratie…

Fort de son écrasante supériorité économique, l’Empire global cherche à ruiner les économies russe et iranienne, à déstabiliser ces pays de l’intérieur en y encourageant des mouvements sociaux violents dans la perspective de l’installation de régimes à sa convenance. Ses supplétifs – en l’occurrence Israël et l’Arabie saoudite – font de même au Yémen et au Liban. La dernière prise d’otage du Premier ministre libanais Saad Hariri par Mohamad Ben Salman s’inscrivait sans doute dans le cadre plus large d’un coup d’Etat en cours dans la monarchie wahhabite, mais avait aussi pour objectif d’empêcher le Liban ainsi déstabilisé de mettre en exploitation ses gisements gaziers off-shore, plus précisément les blocs 8, 9, 10 et 11 de ses eaux territoriales convoités par Tel-Aviv ! Les experts pétroliers confirment cette évidence stratégique qui ne saurait être remisée au chapitre de la théorie du complot ou des Fake News… tellement pratiques dès lors qu’on veut justifier n’importe quelle guerre.

Grand anatomiste des guerres de l’Empire global Alain Joxe écrit : « la guerre sans but politique menée contre une population, dont les prototypes contemporains sont fournis par celles conduites par Israël en Palestine ou par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, est ce qui définit le mieux la transformation d’une armée en police dans l’empire global. C’est ce qu’a confirmé, au-delà des apparences, la politique de Washington au moment des « printemps arabes » qui ont provoqué – début 2011 – la chute de Ben Ali, Moubarak et Kadhafi. En Tunisie comme en Egypte et en Libye, faute de pouvoir préserver des régimes dictatoriaux, les Etats-Unis ont cherché à promouvoir des démocraties corrompues et policières comme systèmes locaux de l’ordre financier néolibéral, quitte à s’accommoder avec des partis islamistes conservateurs mais nullement hostiles aux avantages, pour les riches, de ces systèmes »5.

Et Alain Joxe de conclure : « la gouvernance insécuritaire remplace l’Etat protecteur… » Merci Alain, nous y sommes !

Bonne lecture et à la semaine prochaine.

Richard Labévière
22 janvier 2018

1 Alain Joxe : Les Guerres de l’empire global – Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique. Editions de la Découverte, 2012.
2 L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS ; est une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Elle a été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents de ces six pays. Le 10 juillet 2015, l’OCS décide d’admettre l’Inde et le Pakistan comme membres à part entière. L’intégration de l’Inde et du Pakistan en tant qu’États membres est officialisée le 9 juin 2017.
3 L’Initiative de défense stratégique (IDS), dite aussi « Guerre des étoiles », était un projet de défense anti-missile destiné à la protection des États-Unis contre une frappe nucléaire stratégique par des missiles balistiques intercontinentaux et des missiles balistiques lancés par des sous-marins. L’initiative, rendue publique le 23 mars 1983 par le président Ronald Reagan, devait combiner des systèmes capables d’intercepter les missiles ennemis, depuis le sol et l’orbite terrestre.
4 Le démantèlement annoncé d’Airbus au profit de ses concurrents américains constituera un nouvel exemple emblématique de cette guerre économique et commerciale sans concession.
5 Les Guerres de l’empire global, ib. cit.

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Source : Proche & Moyen-Orient, Richard Labévière, 22-01-2018

 

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