Une couverture au rabais
Le premier constat concernant la couverture de la réforme des retraites et de ses conséquences pour les femmes par Elle et Marie-Claire est la faible importance éditoriale qui lui est accordée : Elle y a consacré en tout trois articles dans la publication papier, et trois contenus sur le site ; Marie-Claire un article sur papier et un article en ligne. A fortiori, on ne compte aucune Une, aucun titre de première page ni même aucun dossier spécifique mis en valeur sur les sites Internet des magazines. À bien regarder les couvertures de la presse féminine au cours des mois de décembre et janvier, la conclusion est claire : le mouvement social historique contre la réforme des retraites n’existe pas.
Cette impression se confirme lorsque l’on observe, dans le détail, le contenu des publications consacrées au projet gouvernemental.
Elle : la question des retraites à la trappe (ou presque)
Pour Elle, sur le site comme dans le magazine papier, on compte donc une interview de Cynthia Fleury (13 déc.), une vidéo de Marlène Schiappa (18 déc.) un article de « décryptage » (19 déc.) et trois articles courts (20 déc. et 27 déc.).
Dans son introduction à l’interview de Cynthia Fleury [1], Elle annonce qu’elle apporte des « éléments de réponses » aux « enjeux de cette protestation » et à la « singularité du malaise social en France ». Pourtant, les questions de la rédaction ne portent jamais sur le contenu du projet, ni a fortiori sur ses impacts potentiels sur les femmes, l’invitée signalant pourtant que « les inégalités économiques se sont renforcées ces dernières décennies ». Ainsi l’ambition initiale était-elle affichée de manière d’autant plus présomptueuse que le format laissé à ce (court) entretien – la moitié d’une page – rendait déjà sa réalisation largement problématique…
Moins d’une semaine plus tard, une interview de Marlène Schiappa est publiée sur le site du magazine (18 déc.). Dans un entretien vidéo, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes était ainsi invitée à répondre aux interrogations des associations féministes et, plus largement, des opposants à la réforme. Et selon le titre choisit par Elle, la ministre explique : « Marlène Schiappa explique ce qui va changer pour les femmes ».
L’interview de la philosophe médiatique et celle de la ministre posent la question de la distribution de la parole dans les magazines féminins : il n’est en effet pas venu à l’esprit de la rédaction de Elle ni de Marie-Claire d’interviewer les femmes investies dans la mobilisation. En particulier, la parole et les revendications des représentantes d’organisations syndicales, pourtant extrêmement actives dans la mobilisation, sont ignorées et totalement invisibilisées. Et ce alors que de nombreuses femmes y occupent des mandats importants, telles Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU, Cécile Gondard-Lalanne, co-porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, Marylise Léon, secrétaire générale-adjointe de la CFDT, Pascale Coton, vice-présidente de la CFTC, Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT, en charge des retraites, Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral de la CGT ou encore Sophie Binet, dirigeante de la CGT en charge du droit des femmes…
Les voix critiques au projet de réforme ont cependant la parole dans un article intitulé « Retraites : ce qui pourrait changer pour les femmes, et pourquoi ça pose problème », paru le 19 décembre sur le site. À très juste titre, l’article se propose de questionner l’un des mantras de la communication gouvernementale, selon lequel les femmes seraient « les grandes gagnantes » du nouveau système de retraites. Deux interlocutrices sont sollicitées et diagnostiquent les conséquences en réalité négatives du projet gouvernemental : Rachel Silvera, « économiste, maîtresse de conférences à l’université Paris Nanterre et co-directrice du MAGE (Marché du travail et genre) » ainsi que Christiane Marty, « experte des retraites et membre d’Attac et de la fondation Copernic ». Bien que les deux spécialistes ne soient gratifiées, au total, que de cinq maigres citations dans un article construit sous la forme désormais traditionnelle du « fact-checking », ce dernier pose quelques jalons de compréhension des enjeux.
Sur le site, ces éléments de critique sont cependant immédiatement contrebalancés, au pied de l’article, par l’interview de la ministre publiée la veille. Comme bien souvent dans les médias dominants [2], la rédaction choisit ainsi de mettre sur le même plan deux positions contradictoires – chacune relèverait du « point de vue » – dans un équilibre de façade : Marlène Schiappa bénéficie de presque cinq minutes de temps de parole ininterrompu (les questions de la rédaction sont insérées dans la vidéo sous forme de « cartons-texte »), là où les citations et explications des spécialistes se limitent à la portion congrue dans l’article de « décryptage ». Ou comment la pauvreté du journalisme social s’accroît à la faveur de formats réduits et d’un simulacre d’équilibre…
Restent trois articulets au contenu pour le moins anecdotique [3]. Les deux premiers sont publiés le 20 décembre et s’intitulent « Grève Party » et « Édouard Philippe. L’âge dur ». Le premier aborde, sur le ton de l’humour, les conséquences matérielles de la grève, comparée avec celles de la mobilisation de décembre 1995. Autrement dit, un « marronnier » du traitement des grèves par les grands médias… Au prix d’une enquête approfondie, les révélations sont tout bonnement stupéfiantes : avec le développement du télétravail, du vélo, de la trottinette et de deux lignes totalement automatisées de métro, « il y a certes toujours des embouteillages hors normes, mais Paris n’est pas bloqué de la porte de Vincennes à la porte Maillot comme à l’époque [de 1995]. » Passionnant. L’angle du second article n’est pas plus original, puisqu’il s’agit d’un portrait « décalé » du Premier ministre. Le troisième article, publié le 27 décembre, se présente comme un « best of des slogans » aperçus sur les pancartes portées parmi les « centaines de milliers [de manifestants] à avoir défilé contre la réforme des retraites ce mois-ci ».
Un bilan quelque peu léger donc, au regard des constats que dressait la directrice de la rédaction, Erin Doherty, dans son éditorial du 27 décembre : « Dans les couloirs de cette rédaction, [le] sujet de discussion [relatif aux] grèves et [aux] galères de transport [revient] avec prégnance. » [4]. Force est de constater que cela n’a pas déteint sur l’orientation éditoriale du magazine…
Marie-Claire, une couverture quasi-nulle et des relations troubles avec des assureurs
Dans Marie-Claire, le constat est encore moins reluisant. Le premier article publié en ligne date du 27 novembre, avec un titre au conditionnel : « Réforme des retraites : les mères de famille seraient pénalisées ». La journaliste y reprend une analyse de l’Institut de la protection sociale (IPS), bien plus catégorique, qui « prévoit d’importantes baisses de pension pour les familles avec enfants, et particulièrement les femmes. » Le second article, disponible dans le numéro daté de février 2020 et intitulé « Agir pour l’égalité. Les femmes et l’argent », relève encore que « du côté des retraites, les femmes sont lésées, elles perçoivent 42 % de moins que les hommes pour cause de carrières plus courtes, de carrières moindres, de travail à mi-temps… » Mais il ne manque pas, une nouvelle fois, de prendre des pincettes : « S’il est encore difficile d’anticiper les effets de la réforme des retraites sur celles des femmes. » Un article publié en lien avec le think tank de Marie-Claire, « Agir pour l’égalité », sur lequel nous reviendrons ci-après.
Une couverture famélique, donc. Pourtant, dans un article du 1er mars 2019 au titre évocateur « La retraite, miroir grossissant des inégalités », le mensuel mettait en garde « le gouvernement [qui] s’apprête à mener une réforme des retraites. L’occasion de se rappeler que l’égalité entre les femmes et les hommes a été déclarée grande cause nationale du quinquennat et qu’il serait bon que les travailleuses ne soient pas oubliées. » Une leçon que Marie-Claire a visiblement oublié de s’appliquer à lui-même…
Si le mensuel a passé à la trappe la question de la réforme des retraites, ce n’est pas le cas du think tank du magazine féminin, intitulé « Agir pour l’égalité ». Lors de son lancement en 2018, Marie-Claire s’enthousiasmait : il s’agissait d’une « première pour un magazine féminin » :
Il faut dire que la question des retraites n’est pas sans intérêt pour deux des partenaires de ce think tank, à savoir l’assureur Axa et Natixis, banque membre du « comité scientifique » de l’organisme. Deux entreprises qui ne font pas mystère de leur appétit pour cet énorme marché que représente l’épargne retraite [5]… Hedwige Carré-Fiessinger, directrice commerciale du réseau Patrimoine et Prévoyance d’Axa, le confirme d’ailleurs sans détours lors de la deuxième session du think tank Marie-Claire du 3 décembre consacrée aux « femmes et l’argent » :
Il faut financer les trente-deux années de retraite pendant sa vie active : épargner, investir dans l’immobilier. Ou bien opter pour le tout nouveau Plan épargne retraite créé par la loi Pacte [6].
Un recours qui sera surtout ouvert aux femmes à fort pouvoir d’achat (les CSP+), la cible privilégiée de… Marie-Claire. Et la banque Natixis n’est pas en reste, à en croire sa déclaration, offerte en tribune par le magazine féminin :
Audrey Koenig, directrice générale de « Natixis Wealth Management » : Le maître-mot c’est l’anticipation. C’est préparer très tôt des systèmes qui vont permettre d’avoir des revenus complémentaires. Donc vous savez qu’il y a des systèmes d’épargne retraite qui ont été mis en place. Un PER, ça peut être un mode d’investissement qui permet en plus de défiscaliser au niveau de l’impôt sur le revenu. C’est diversifier ses investissements, c’est vrai que l’immobilier, c’est ce qu’on appelle le socle d’un patrimoine.
Le tout sous le haut patronage de Marlène Schiappa, qui vante « le changement de paradigme » de la réforme et termine en faisant la promotion de la « grande consultation pour préparer la loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’économie », conclue par une ouverture à destination du magazine :
On invite chacune et chacun à s’exprimer sur ces sujets et on est persuadés que les membres du think tank Marie-Claire pour l’égalité auront énormément de propositions à nous formuler. [7]
À noter que les liens entre le think tank et la rédaction du mensuel sont patents : ainsi, dans le numéro de février 2020, la vice-présidente et porte-parole du Medef, Dominique Carlac’h, bénéficie d’une longue interview de quatre pages (comme quoi, c’est possible !) à l’occasion du lancement de « l’appel à l’égalité » en juin 2019. Marianne Mairesse, intervieweuse et directrice de la rédaction, est visiblement aussi éblouie que fascinée par son invitée :
Elle est apparue sur la scène de notre Think tank Agir pour l’égalité, à l’Unesco, dans sa fonction de vice-présidente et porte-parole du Medef, grande, élégante, fine montre et cheveux bruns brushés. Classique, presque sophistiquée, comme beaucoup de femmes de pouvoir. Elle a pris la parole et là, des mots dissonants, parfois crus, familiers. Elle parlait vraiment. Elle déteste d’ailleurs les adverbes et les adjectifs, va droit au but.
Vous avez dit brosse à reluire ?
La couverture minimaliste offerte par Elle et Marie-Claire ne surprend pas, tant elle ne fait que répéter les travers observés lors du conflit sur les retraites de 2010, de la première puis de la seconde « loi travail », ou encore de la mobilisation des gilets jaunes. Il ne faudrait cependant pas s’y résigner… Et le combat pour libérer la presse féminine dominante de ses carcans de classe, consuméristes et sexistes, doit demeurer plus que jamais à l’agenda. Une libération qui ne pourra véritablement commencer à devenir réalité que par la mise en débat de propositions à même de transformer en profondeur le secteur des médias.
Denis Perais et Pauline Perrenot