Usine Lubrizol : la «coresponsabilité» de l’Etat et de l’entreprise mise en lumière par le Sénat
Le rapport rendu par la commission d’enquête sénatoriale accable le gouvernement mais aussi l’entreprise Lubrizol pour leur gestion de la crise causée par l’incendie de l’usine en septembre dernier. Elisabeth Borne a dénoncé des travaux «polémiques».
«La politique de prévention des risques industriels déployée depuis 40 ans en France laisse apparaître des angles morts importants et inacceptables.» Voilà ce que résume le rapport remis le 2 juin au Sénat par la commission d’enquête chargée d’évaluer l’action de l’Etat face à l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen ainsi que ses conséquences.
300 pages d’analyses, de témoignages et de débats retranscrites par deux rapporteurs, les sénatrices Christine Bonfanti-Dossat (Les Républicains, Lot-et-Garonne) et Nicole Bonnefoy (Parti socialiste, Charente), sous la houlette du sénateur Hervé Maurey (Les Centristes, Eure), qui laissent apparaître un «suivi sanitaire […] tardi[f] et incomplet».
Qualifié dans le document d’«accident industriel majeur», l’incendie était survenu le 26 septembre 2019 dans une usine de lubrifiants automobiles classés Seveso, site industriel sensible. Plus de 9 500 tonnes de produits chimiques avaient alors brûlé, dégageant un énorme nuage de fumée noire de plusieurs dizaines de kilomètres.
Le gouvernement pointé du doigt
«La communication de crise des services de l’État a montré ses limites par son incapacité à informer le public de façon claire, prescriptive et pédagogique», souligne la synthèse du rapport, avançant que «vouloir rassurer à tout prix fait perdre de vue l’objectif principal : informer le plus clairement possible et en temps réel».
Les sénatrices font état de communications gouvernementales «peu coordonnées, parfois contradictoires, loin de rassurer les populations» qui ont contribué «à accroître la suspicion quant à la véracité et à la crédibilité des informations communiquées par les services de l’État», insistant sur des déclarations contradictoires du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, et de la ministre de la Santé de l’époque Agnès Buzyn.
«Les services de l’État et le Gouvernement ont cédé à la tentation de vouloir rassurer les habitants légitimement inquiets plutôt que de les informer», est-il avancé. Elles relèvent les interrogations de la commission d’enquête sur «la réelle volonté du Gouvernement d’assurer la transparence sur cet accident».
Agnès Buzyn, qui est encore dans la course à la mairie de Paris et actuellement critiquée pour sa gestion de la crise du coronavirus, est mise en cause pour la «méthodologie» employée dans le suivi sanitaire.
«Comme le résume Mme Émilie Counil, chargée de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined) : « Santé publique France, l’ARS et Mme Buzyn défendent le point de vue selon lequel il faudrait savoir ce que l’on cherche pour chercher »», écrivent les rapporteurs. «En clair, si on attend des certitudes scientifiques pour lancer des enquêtes de santé, on n’avancera pas», insiste pour sa part Christine Bonfanti-Dossat.
Une forme d’indulgence des pouvoirs publics vis-à-vis des industries
Le ministère de l’Agriculture est lui vilipendé pour sa décision «de levée de la consigne sur le lait», la commission estimant qu’elle a été «prise dans l’urgence, le 11 octobre, trois jours avant la publication du premier avis de l’Anses» certainement de manière «doublement prématurée».
Enfin, le rapport note un gouvernement qui a «fait fi du caractère incomplet de l’analyse des prélèvements d’air» effectués après l’accident ainsi qu’«une forme d’indulgence des pouvoirs publics vis-à-vis des industries».
Elisabeth Borne évoque un rapport qui «vise à créer des polémiques»
Interrogée par Cnews ce 5 juin sur les travaux de la commission d’enquête sénatoriale, la ministre de la Transition Ecologique et Solidaire, Elisabeth Borne, a évoqué un «rapport des sénateurs qui vise à créer des polémiques». «Je regrette le ton de la présentation […] Mieux prévenir les risques industriels, c’est un sujet qui doit nous rassembler», a-t-elle ajouté.
«Dès février, j’ai présenté un plan d’action qui répond point par point à chacun des problèmes qui ont été identifiés à l’occasion de cet incendie avec plus de contrôles, plus d’exigences de transparence vis-à-vis des industriels et la création d’un bureau d’enquête accident indépendant pour tirer tous les enseignements quand on a une telle catastrophe», a-t-elle poursuivi, assurant avoir «déjà répondu à 80%» des demandes formulées par la commission.
«La réouverture, ce sera sur la base d’une instruction au plan local […] Il y a des procédures, une commission doit se réunir au niveau du département. Elle regardera si toutes les conditions sont réunies», a-t-elle conclu, alors que le Sénat a requis une «réouverture de la quasi-totalité de ses activités» à Rouen.
«On ne sait pas ce qu’il y a dans ces entreprises», selon le président de la commission d’enquête
Reste un point majeur soulevé par le document : la carence dans le suivi des produits chimiques au sein des installations industrielles à risques. D’après Hervé Maurey, invité de France Inter le 4 juin, Lubrizol n’est «pas un cas exceptionnel».
«On a écrit à tous les préfets de France à la suite de la catastrophe de Lubrizol pour savoir si, effectivement, dans les autres sites Seveso de France, il y avait une connaissance des produits détenus. La réponse a été pour l’essentiel unanime : on ne sait pas ce qu’il y a dans ces entreprises», a-t-il regretté sur les ondes de la radio publique, réclamant une «transparence totale par rapport à ces produits».
Pour lui, il y a eu «une coresponsabilité de l’entreprise, qui n’a pas obtempéré, et de l’État, qui n’a pas su effectuer les contrôles de suivi».
Dans leur rapport, les sénateurs mettent en lumière «le nombre réduit de sanctions prononcées, leur faiblesse et le taux de classement sans suite plus élevé pour les infractions environnementales que pour la moyenne» et demandent des amendes «révisées» à la hausse.
Les recommandations finales de la commission s’articulent autour de six axes : créer une véritable culture du risque industriel, améliorer la politique de prévention des risques industriels, améliorer la gestion de crise, assurer une meilleure coordination entre l’État et les collectivités territoriales, indemniser l’intégralité des préjudices subis par la population et appliquer le principe de précaution au suivi sanitaire des populations touchées par un accident industriel.
Alexis Le Meur