Affamer le Venezuela
Oh, que vous avez bon cœur ! J’ai versé une larme en pensant à la générosité américaine. « Tous ces produits exquis : des sacs de riz, du thon en boîte et des biscuits enrichis en protéines, et de la farine de maïs, et des lentilles, et des pâtes, arrivés à la frontière du Venezuela si perturbé, assez pour un petit repas léger par personne pour 5 000 bouches affamées » nous dit le JT, comme un écho sublime des 5 000 fidèles venus écouter le Galiléen, le Christ qui parvint à les nourrir tous avec de petits pains et de petits poissons [Mat. 14, 14-21, Marc 6, 34-44]. Mais le Christ ne s’était pas emparé des comptes bancaires, pour rafler l’or de ceux qu’il nourrit ce jour-là.
En fait, le Venezuela du XXIe siècle est une bonne affaire bien plus rentable que la Galilée au premier siècle. Aujourd’hui, il faut organiser un blocus si l’on veut que les gens vous soient reconnaissants pour votre aide humanitaire.
Ce n’est pas un problème. Le duo US-GB l’avait fait en Irak, comme l’écrivait la merveilleuse Arundhati Roy en avril 2003 (dans le Guardian de jadis, avant qu’il ne devienne un simple outil impérial) : après que l’Irak a été mis à genoux, le peuple était affamé, un demi million d’enfants avaient été tués, ses infrastructures gravement endommagées… puis le blocus et la guerre firent place… vous avez deviné : aux sauveteurs humanitaires. Au début, ils avaient bloqué les arrivages de nourriture qui valaient des milliards de dollars, puis ils ont livré 450 tonnes d’aide humanitaire, et célébré leur propre générosité pendant quelques jours de reportages en direct à la télé. L’Irak aurait eu assez d’argent pour acheter toute la nourriture requise, mais cet argent avait été bloqué, et les habitants ont reçu des cacahuètes.
Et c’était plutôt humain, selon les normes américaines. Au XVIIIe siècle, les colonisateurs britanniques en Amérique du nord avaient mis en œuvre des méthodes plus drastiques, dans leur assistance aux natifs désobéissants. Les Peaux Rouges avaient été expulsés de leurs terres ancestrales, et c’est après qu’il leur fut administré une aide humanitaire : du whisky et des couvertures. Les couvertures avaient auparavant été utilisées par des patients tuberculeux. La population autochtone de l’Amérique du nord fut décimée par les épidémies générées par ces mesures et d’autres du même acabit. Vous n’avez peut-être pas entendu parler de ce chapitre de votre histoire, vous les Américains ; votre pays est couvert de musées de l’Holocauste mais il n’y a pas un seul mémorial du génocide commis à votre porte. C’est bien plus fun de débattre des péchés des Allemands et des Turcs que de ceux de vos aïeux.
D’abord, vous affamez les gens, puis vous leur apportez de l’aide humanitaire. C’est un schéma proposé par John McNaughton au Pentagone : bombardez les écluses et les barrages, noyez les plantations de riz, causez une vaste disette (plus d’un million de morts ?) « et alors nous allons livrer une aide humanitaire aux Vietnamiens affamés ». Ou plutôt : « Nous pourrions offrir d’agir en ce sens à la table de conférence ». Planifier un million de morts de faim, par écrit, oui ; si une telle note avait été découverte dans les ruines du Troisième Reich, ce serait la cerise sur le gâteau des génocides, tous les jours on nous le rappellerait. Mais l’histoire du génocide des Vietnamiens est rarement mentionnée de nos jours.
Ils l’ont fait en Syrie, aussi. Au début, ils ont apporté des armes pour les mettre entre les mains de chaque extrémiste musulman, puis ils ont bloqué Damas, et enfin ils ont envoyé de l’aide humanitaire, mais seulement dans les zones sous contrôle rebelle.
Cette méthode cruelle mais efficace pour briser l’esprit des nations a été longuement mise en œuvre par les dompteurs de lions, pendant des siècles, peut-être. Il faut affamer le fauve jusqu’à ce qu’il vienne manger dans votre main et vous lécher les doigts. Ils appellent ça la domestication par la faim.
Les Israéliens pratiquent la chose à Gaza. Ils bloquent toute importation ou exportation de la Bande de Gaza, interdisent de pêcher en Méditerranée, et mettent sous perfusion les prisonniers palestiniens à coup d’aide « humanitaire ». Les sionistes ont encore affiné le procédé ; ils se débrouillent pour que ce soit l’UE qui paye pour l’aide humanitaire destinée à Gaza et qu’elle achète les provisions à … Israël ! Ce qui fait de Gaza une source importante de profits pour l’État juif.
Au Venezuela, donc, ils suivent un vieux schéma. Les US et leurs caniches de Londres ont saisi quelque 20 milliards de dollars appartenant au Venezuela, et des firmes nationales vénézuéliennes. Ils leur ont pris un milliard en lingots d’or que le Venezuela avait déposé en confiance dans les caves de la Bank of England. Ils avaient dit, bien sûr, qu’ils donneraient cet argent à un illustre inconnu vénézuélien, plus exactement : au gars qui avait déjà promis de remettre la richesse du Venezuela aux firmes US. Et après ce pillage au grand jour, ils apportent quelques containers d’aide humanitaire à la frontière, et attendant que les Vénézuéliens aux abois se ruent dessus pour manger.
Le secrétaire d’État Mike Pompeo a twitté :
Le peuple vénézuélien a désespérément besoin d’aide humanitaire. Les US et d’autres pays tentent d’apporter de l’aide, mais les militaires aux ordres de Maduro bloquent l’aide avec des camions et des bateaux-citerne. Le régime de Maduro doit laisser l’aide parvenir au peuple affamé.
Mais les Vénézuéliens ne meurent pas de faim, même s’ils traversent des difficultés. Ceux qui en font tout un battage, ce sont les riches, comme toujours. Si Pompeo veut aider les Vénézuéliens, qu’il lève donc les sanctions, qu’il rende les fonds, qu’il mette fin au blocus. Les biscuits qu’il veut fournir ne règleront rien.
Le président Maduro a bien raison de refuser que cette hypocrisie serve à acheter les estomacs et le cœur de son peuple. Ce n’est pas seulement qu’il se souvient de Virgile et qu’il sait qu’il faut « se méfier des Grecs et de leurs cadeaux », Timeo danaos et dona ferentes, Il y a trop de soldats américains et colombiens tout autour des lieux de débarquement, eux-mêmes tout proches d’aéroports avec des pistes d’atterrissage grand format adaptées pour mettre en place des ponts aériens.
Les US sont réputés pour leur propension à envahir les voisins. Le Panama a été envahi en 1989 pour que le canal reste aux mains des US et pour faire annuler l’accord signé par le président Jimmy Carter qui avait bon cœur. George Bush senior avait envoyé ses troupes aéroportées après avoir qualifié le président du Panama de « dictateur et trafiquant de cocaïne ». C’est exactement ce que dit le président Trump du président vénézuélien. Ils vont vouloir utiliser cette aide pour envahir et acheter le Venezuela. Lucide, Maduro a mis en route de grands exercices militaires afin que l’armée se tienne prête en cas d’invasion. Mais la situation du Venezuela est largement assez sinistre même sans invasion. Leur argent leur a été séquestré, leur compagnie pétrolière principale est quasiment confisquée ; et il y a une solide cinquième colonne qui attend les yankees à Caracas.
Cette cinquième colonne est principalement constituée de compradores, des jeunes de bonne famille avec une touche d’éducation occidentale, qui ne voient leur avenir que dans le cadre de l’empire américain. Ils sont prêts à trahir les masses mal lavées et à céder le passage aux troupes US. Ils ont le soutien des super riches, des représentants des compagnies étrangères, des services secrets occidentaux. Ce genre de personnages existe partout ; ils ont essayé d’organiser la Révolution du cèdre au Liban, la révolution verte en Iran, le Maïdan en Ukraine. En Russie ils ont eu leur chance lors de l’hiver 2011-2012, lorsque leur révolution en manteaux de vison s’est jouée sur la colline moscovite de Bolotnaïa. À Moscou, ils ont perdu la main à partir du moment où leurs opposants, la foule des Russia-First, a pris le dessus en réussissant une manifestation encore plus grande sur la colline de Poklonnaya. Les agences occidentales ont tenté de masquer la défaite en envoyant des images de la manif des soutiens à Poutine (la « Montagne ») tout en disant que c’était « Le marais » pro-occidental. D’autres agences occidentales ont publié des images des rassemblements de 1991 en disant qu’elles avaient été prises en 2012 sur « Le marais ». À Moscou, personne ne s’est laissé piéger. La foule en vison savait que c’était de la pommade.
En Ukraine ils ont gagné parce que le président Yanoukovitch, un personnage changeant, hésitant et pusillanime, n’avait pas réussi à rassembler un soutien massif. C’est une grave question, de savoir si Maduro va être capable de mobiliser les masses qui veulent d’abord le bien de leur pays. Si c’est le cas, c’est lui qui gagnera la confrontation avec les US, dans la foulée.
Maduro est plutôt réticent : il n’a pas d’oligarques qu’il ait réussi à discipliner ; il ne contrôle pas les médias ; il tente de jouer la carte sociale-démocrate dans un pays qui n’est pas la Suède, loin de là. Ses subsides ont permis aux gens ordinaires d’échapper à la pire pauvreté, mais maintenant, ce sont les trafiquants au marché noir qui siphonnent la richesse de la nation. Loin d’être une zone sinistrée, le Venezuela est un pays de cocagne, un eldorado : on peut y remplir un cargo de pétrole pour rien, le détourner sur la Colombie voisine et le vendre au prix du marché. Bien des fans de « l’illustre inconnu » se sont fait des petites fortunes de cette façon-là, et escomptent bien faire un grand massacre dès que les Américains débarqueront.
Un problème plus grave, c’est que le Venezuela est devenu une économie basée sur la monoculture. Il exporte son pétrole et importe tout le reste. Il ne produit même pas de quoi nourrir ses 35 millions d’habitants. Le Venezuela est victime de la doctrine néolibérale qui prétend que vous n’avez qu’à acheter ce que vous n’arrivez pas à produire. Maintenant, ils ne peuvent plus acheter, et ils ne produisent pas non plus. Imaginez une Arabie saoudite démocratique et frappée par un embargo…
Pour sauver l’économie, Maduro devrait assécher le marécage, en finir avec le marché noir et ses profits, encourager l’agriculture, la taxation des riches, développer un peu d’industrie pour la consommation locale. C’est faisable. Le Venezuela n’est pas un État socialiste ordonné comme Cuba, ni un État social démocrate comme la Suède et l’Angleterre dans les années 1970, mais même son très modeste modèle pour permettre aux masses de surmonter la misère, la pauvreté et l’ignorance semble inadmissible pour l’Occident.
On dit souvent qu’il y a deux antagonistes en Occident, les populistes et les mondialistes, et que le président Trump est le dirigeant populiste par excellence. La crise du Venezuela a prouvé que ces deux forces s’unissent quand une occasion se présente pour attaquer et dépouiller un pays se voulant outsider. Trump est conspué chez lui quand il rappelle ses troupes d’Afghanistan ou de Syrie, mais applaudi quand il menace le Venezuela ou la Corée du nord. Il peut être sûr qu’il sera encensé par Macron et Merkel et même par le Washington Post et le New York Times.
Il a en main les vraies WMD, Armes de Tromperie de Masse (Weapons of Mass Deception), et elles ont été activées dès le début du putsch rampant. Quand un jeune politicien plutôt inconnu, dirigeant d’un petit secteur néolibéral rageusement pro-américain, un vrai tartempion de service, s’est proclamé président, il s’est vu immédiatement reconnu par Trump, et les médias occidentaux ont publié des reportages montrant le peuple du Venezuela manifestant pour souhaiter la bienvenue au nouveau président et demander le renversement de Maduro. Ils ont déployé des vidéos d’énormes manifs à Caracas en soutien à l’opposition. Et bien peu de gens à l’étranger se sont aperçus que la vidéo était vieille, filmée lors de manifs en 2016, mais les Vénézuéliens s’en sont aperçus tout de suite ! Ils savaient qu’il n’y avait aucune chance qu’une grosse manif se tienne ce jour-là, parce qu’il y avait un match de baseball particulièrement important entre les clubs professionnels Leones de Caracas et Cardenales de Lara, de Barquisimeto.
Mais les WMD ont continué à mentir effrontément. Voici un rapport de Moon of Alabama : les images de grands rassemblements anti-gouvernement sont des fake-news ou des prophéties en attente de leur auto-réalisation.
Ca se passait à 11:50 le matin, heure locale. La vidéo jointe ne montrait pas des « milliers » mais seulement 200 personnes qui s’affairaient dans le coin.
Ils mentent quand ils disent qu’il y a des déserteurs de l’armée qui veulent un affrontement avec l’armée. Les jeunes que CNN présentait n’étaient pas des déserteurs, et ne résidaient pas au Venezuela. Même leurs insignes militaires étaient du type qui a été remisé il y a des années, comme l’a fait remarquer notre ami le Saker.
Cependant, ces mensonges ne profiteront pas à l’envoyeur (mes correspondants à Caracas disent qu’il y a des manifs pro et contre le gouvernement, un peu plus grosses pour Maduro) car les sentiments sont plutôt mous. La crise a été fabriquée à Washington, et les Vénézuéliens n’ont pas envie de se faire embringuer.
C’est la raison pour laquelle nous pouvons nous attendre à une tentative américaine pour faire usage de la force, précédée par quelque provocation. Ce ne sera probablement pas une guerre ouvertement déclarée : les US n’ont jamais combattu un ennemi avant de l’avoir d’abord épuisé. Si l’administration Maduro survit à cette explosion, la crise se tassera, en attendant que les sanctions produisent leur effet et minent plus tard l’économie.
Dans cette bagarre, le président Trump est son pire ennemi. Il recherche l’approbation du parti de la guerre, et sa propre base va être déçue par ses actions. Ses sanctions vont envoyer encore plus de réfugiés aux US, avec ou sans mur. Il est en train de saboter le statut unique du dollar US en le maniant comme une arme. En 2020, il va récolter ce qu’il aura semé.
Message à mon peuple vénézuélien
Mes chers compatriotes « chavistes »,
Avec mon expérience historique de combattant internationaliste, je tiens à vous exprimer depuis la France ma solidarité révolutionnaire et mon soutien bolivarien au président Nicolás Maduro Moros.
Des putschs et des coups d’État, notre pays en a connu beaucoup, certains tout à fait justifiés. Mais nous avons gardé la mauvaise habitude d’appeler à des soulèvements quand les choses ne vont pas bien ou pas très bien. Et l’ennemi fait tout ce qu’il peut pour que les choses empirent.
Voilà pourquoi je voudrais vous alerter, pour que vous ne tombiez pas dans le piège.
Le secteur impérialiste nord-américain tente de provoquer une guerre civile pour que les Vénézuéliens versent le sang de leurs frères. Il ne s’agirait pas d’un combat entre droite et gauche, entre méchants et gentils, entre militaires et civils, entre oligarques et affamés, entre l’Église et les chavistes, entre idéalistes et pragmatiques, ou entre corrompus et prétendument angéliques.
Moi qui vous parle, je suis un vétéran fedayi, et j’ai battu tous les records d’opérations extérieures pour la Palestine, en risquant ma vie tous les jours. Ces 25 dernières années, je les ai passées en prison (jusqu’à ce jour), dont dix ans à l’isolement complet, toujours fidèle à la cause palestinienne qui est la nôtre. L’ennemi spécule sur la division de notre camp pour nous affaiblir, parce qu’il lui faut un pays famélique, désorganisé et corrompu.
Après six ans d’horreurs provoquées par Israël, l’Arabie saoudite et ses patrons de l’OTAN, la Syrie (terriblement détruite) commence à retrouver la paix, le peuple entreprend de reconstruire le pays et les familles se retrouvent. Cela, la Syrie le doit à son président patriote, qui est resté solide dans la tourmente, généreux avec les vaincus, avec ceux qui n’étaient pas des agents impérialistes ; elle le doit aussi à l’intervention du pape François lorsqu’en 2013 il a su empêcher une invasion nord-américaine ; et à la courageuse présence des Russes (depuis plus de 60 ans). Les mercenaires et les fanatiques manipulés n’ont pas réussi à gagner.
Je ne veux pas que ma patrie sombre dans la guerre civile et fasse le jeu d’un pays tiers qui a depuis le premier jour proclamé son objectif : le renversement du président Nicolás Maduro Moros, héritier légitime de notre président martyr Hugo Chávez Frías.
Comprenez-le, vous le peuple et l’armée du Venezuela : comme à l’époque du Libertador, il n’y a qu’un tyran, l’étranger qui veut nous maintenir dans la misère et la barbarie, pour s’emparer de notre pays et de l’âme de ses habitants.
Comme au temps de Simón Bolívar, nous devons être la lumière de toute l’Amérique, le flambeau de la réconciliation nationale, sur la base de la légalité. Notre époque ne requiert plus de chefs de guerre locaux dépourvus d’horizon, ni d’as de la gâchette, ni de surenchère dans les bravades. Dialogue, concessions, générosité, voilà le mot d’ordre : toutes les forces anti-impérialistes du monde sont avec nous, nous pouvons nous offrir le luxe de tendre la main y compris à celui qui voudrait nous mordre rageusement : le rapport de forces internationales n’est plus celui qui régnait à l’époque du Plan Condor et du renversement du président Allende.
Si notre Venezuela tombe dans l’impitoyable logique caïnite, c’est toute l’Amérique qui plongera dans l’anarchie, et ceux qui en tireront profit, ce sont les vautours qui convoitent nos richesses et celles de tout le continent : les gringos impérialistes et leurs agents sionistes ainsi que l’OTAN. Unis nous triompherons !
Vive le Venezuela, sage, valeureux et rusé.
via Affamer le Venezuela pour le mettre à genoux – Egalite et Réconciliation