Corruption de jurés à Bobigny : la note interne qui accuse

Un juré a été mis en examen pour violation du délibéré. Le président de la cour d’assises s’inquiète de la «difficulté de juger les criminels en Seine-Saint-Denis».

Le 9 septembre 2019 à 06h51, modifié le 9 septembre 2019 à 12h19

Quelqu’un a-t-il forcé le vote des jurés pour qu’ils acquittent autant d’accusés lors d’un récent procès à Bobigny? Sept hommes et une femme ont comparu en janvier devant la cour d’assises de Seine-Saint-Denis pour une séquestration ultra-violente en lien avec un trafic de drogue international.

Et à la surprise générale, la plupart des accusés ont été acquittés, alors que des peines de huit à dix-huit ans de réclusion étaient demandées. Surtout, le verdict avait fuité avant dans la salle! Une enquête ouverte pour corruption a donné lieu six mois plus tard à trois mises en examen, dont un juré. Dans les annales judiciaires, on n’avait vu ça que dans le banditisme corse.

Dans une note interne intitulée « la difficulté de juger les criminels en Seine-Saint-Denis », dont nous révélons le contenu, le président de la cour d’assises, Philippe Jean-Draeher, près de trente ans de magistrature, alerte sur « une situation particulièrement inquiétante mettant en cause le fonctionnement de la justice ».

Une lettre du président de la cour d’assises montrant toutes les difficultés à rendre la justice. LP
Une lettre du président de la cour d’assises montrant toutes les difficultés à rendre la justice. LP  

« Très vite, lors des prises de parole des jurés, une tendance quasi unanime est apparue, à refuser la culpabilité de certains accusés, malgré toute la pédagogie et la patience dont nous fîmes preuve avec mes collègues, relate le président. Il s’en est suivi malheureusement des acquittements totalement infondés. »

Et d’ajouter : « Il va sans dire qu’une telle décision rendue au mépris des règles garantissant le bon déroulement du procès d’assises, dans un climat dépourvu de toute la sérénité requise, — et aussi absurde quant au sort de certains des accusés acquittés — doit être réexaminée par une cour d’assises d’appel ».

Torturés pendant trente-six heures

Comment en est-on arrivé là? Retour à l’été 2014, tout commence par un « classique » trafic de drogue. Dans le rôle du convoyeur, Petit-Père. Large carrure, ce père de famille alors âgé de 45 ans, toxicomane, en est à son troisième voyage. Cette fois, il ramène d’Espagne au moins 73 kg d’herbe (300 000 € investis, le double en bénéfice), au volant d’un camping-car de location. A 100 € par kilo convoyé, il devait toucher 7 300 €.

Mais la drogue n’arrivera jamais à Villepinte (Seine-Saint-Denis). Petit-Père raconte qu’un commando de six hommes armés l’attaque et s’empare de la marchandise. Mais son récit ne convaincra personne. Les commanditaires sont persuadés que c’est lui qui a fauché la drogue. Alors, ils tentent de lui faire cracher le morceau par tous les moyens quitte à faire « du sale », « une dinguerie ».

Direction la Rose des Vents, ex-quartier des 3 000 à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Petit-Père et l’ami qui a servi d’intermédiaire, sont embarqués en camion frigorifique jusqu’à un appartement au 4e étage, qui va se transformer en geôle de torture. On leur promet de les « passer au fer à repasser » s’ils ne disent pas « où est passée la marchandise ». Brûlures sur tout le corps, nez cassé, supplice de la baignoire avec simulacre de noyade, pluie de coups… Les sévices durent trente-six heures selon l’enquête, trois jours selon Petit-Père, qui promet d’hypothéquer sa maison pour rembourser.

VIDÉO. René, alias Petit-Père : « Je suis un trafiquant de drogue international repenti »

Les tortionnaires libèrent leurs otages, après une dernière toilette à l’eau de javel « pour enlever les traces d’ADN ». La consigne est stricte : ni police ni médecin. Quelques jours plus tard, un nouveau rendez-vous est fixé. Petit-Père, persuadé qu’on veut encore le séquestrer, se terre dans un cagibi de jardin avant de se volatiliser loin de la Seine-Saint-Denis et des siens. Avec la ferme intention de tout dénoncer à la police.

Un premier procès renvoyé

En janvier 2015, il se rend à l’Ocrtis (Office pour la répression du trafic de stupéfiants). Il parle de son rôle, des tortures, de sa cavale. Le voile est levé, sur une partie au moins, de ce trafic entre l’Espagne, l’Ile-de-France et la Bretagne. A Alicante (Espagne), Bondy (Seine-Saint-Denis), Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise), dix têtes tombent, parmi lesquels des récidivistes condamnés en France ou en Italie.

Le premier acte des « retrouvailles » a lieu en mars 2018 au tribunal de Bobigny, dans une ambiance tendue. Petit-Père est jugé aussi pour le trafic, mais dispensé de peine. « Avec les souffrances physiques et un bouleversement de sa vie personnelle considérable, il a suffisamment été sanctionné », juge le tribunal. Pour les autres, jusqu’à sept ans de prison ferme, et près de 400 000 € d’amende. Voilà pour le côté trafic.

Juin 2018, acte II aux assises, cette fois pour la séquestration en bande organisée et les tortures. Premier coup de théâtre, le procès est renvoyé… faute de jurés. En trente ans de barre, des avocats n’ont jamais vu ça.

Sous pression

Janvier 2019, le procès des tortures débute enfin dans la grande salle des assises. Petit-Père arrive en blazer sombre avec son avocate, sous bonne escorte. Les policiers ne le lâchent pas d’une semelle, des proches des accusés n’hésitent pas à s’asseoir près de la partie civile. Dès le tirage au sort des jurés, l’ambiance est pesante. A peine assis, un juré confie son malaise à l’oreille de l’huissier. « Il dit qu’il reconnaît des voisins dans la salle », explique-t-elle au président. Récusé !

Les accusés contestent majoritairement leur participation aux tortures et les témoins ne se précipitent pas à la barre. « L’oralité des débats fait mauvais ménage avec la loi du silence! », fustige l’avocate générale Marie-Claire Noiriel lors des réquisitions.

Jeudi 7 février, vers 22h30, le verdict tombe… d’abord dans la salle et défie les plus optimistes des pronostics. « Sept et quatorze ans de prison, le reste, acquittements », entendait-on alors que la cour n’était toujours pas revenue. Quelques minutes plus tard, le même verdict tombe, cette fois officiellement. Motif des acquittements : « Eléments à charge insuffisants ». Le verdict a fuité, c’est une évidence. Fait rarissime dans l’histoire judiciaire, le parquet ouvre alors une information judiciaire pour « corruption de jurés et violation du délibéré ».

Dans sa note datée du 13 février, que nous nous sommes procurée, le président de la cour d’assises de Bobigny précise que des doutes ont surgi avant la fin du procès : « La veille du délibéré, l’avocate générale m’a signalé qu’à la suite d’écoutes téléphoniques, les enquêteurs de la police judiciaire suspectaient l’un des jurés d’être en liaison avec des individus susceptibles d’appartenir à un réseau de trafiquants de stupéfiants ».

Selon nos informations, la police judiciaire de Seine-Saint-Denis enquêtait sur un trafic de drogue, lorsque, au cours des écoutes, un échange a fait mention du procès en cours, et de l’aide à apporter à un « poto ». « On a tamponné le petit juré du 13 », aurait dit l’un des interlocuteurs, en référence à l’adresse du juré. Ça, l’enquête le démontrera plus tard.

Deux hommes écroués pour «actes d’intimidation envers un juré»

Dans cette affaire hors norme, quatre jurés ont été placés en garde à vue. Celui que les enquêteurs ont identifié comme étant « le petit juré du 13 » a été mis en examen pour « violation du secret professionnel » et placé sous contrôle judiciaire.

Deux suspects, au surnom de « Razmo » et « Butch », supposément proches d’un des accusés acquittés, ont été mis en examen pour « actes d’intimidation envers un juré » et écroués. « Ils se connaîtraient de la mosquée », avance une source proche de l’affaire.

Plusieurs contacts auraient eu lieu au cours du procès, dans un bar à chicha de Seine-Saint-Denis. Mais pour l’heure, aucune preuve de corruption n’est établie. Aucun des avocats des mis en cause n’a répondu à nos sollicitations.

«Ça jette le discrédit sur un acquittement mérité»

Quel a bien pu être l’intérêt du juré de divulguer le verdict ? A-t-il tenté de convaincre les autres de l’innocence de certains accusés en marge des audiences ? Vu l’inviolabilité du secret du délibéré, ni les policiers ni le juge d’instruction n’ont le droit de poser des questions sur qui a dit quoi pendant ce délibéré.

« Tout le monde est victime de cette situation, c’est absolument scandaleux ! » fustige Me Anne-Charlotte Mallet, l’avocate de Petit-Père, qui s’est constituée partie civile dans cette nouvelle affaire. « Ça jette le discrédit sur un acquittement mérité et la cour pouvait tout à fait renvoyer, même pendant les débats », réagit, Me Chloé Arnoux, dont le client a été acquitté. Contacté, le président Philippe Jean-Draeher, s’est retranché derrière le devoir de réserve.

« Cette affaire pose la question de la protection des jurés, de l’opportunité d’un jury populaire pour ce type d’affaires et met en exergue la défaite du modèle démocratique du jury populaire face au banditisme », commente un magistrat sous couvert d’anonymat.

De son côté, la Chancellerie précise qu’un récent rapport sur la criminalité organisée, rendu à la ministre, « propose d’étendre les cours d’assises professionnelles à davantage de crimes, dont les crimes en bande organisée, ce qui permettrait de limiter considérablement les risques de pression, de corruption ou de manipulation de la part des bandes organisées ».

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Comment sont choisis les jurés

Les jurés sont des citoyens tirés au sort par les maires sur les listes électorales. Avec les magistrats professionnels, ils jugent les crimes dans une cour d’assises. Ils sont obligés de siéger, sauf s’ils invoquent un motif grave, comme une maladie. Ils doivent avoir plus de 23 ans et moins de 70 ans, être de nationalité française et savoir lire et écrire le français. Lors de l’audience, ils sont tirés au sort.

A chaque nom, l’accusé (ou son avocat) peut refuser le juré appelé. Il peut en récuser jusqu’à quatre et le ministère public trois. Le juré ne doit pas non plus connaître quelqu’un dans l’affaire jugée. En première instance, trois magistrats sont accompagnés de six jurés citoyens.

La décision sur la culpabilité est prise à la majorité d’au moins six voix sur neuf. Les jurés ne doivent pas montrer ou communiquer leur jugement. La violation du secret de la délibération entraîne une peine allant jusqu’à un an de prison et 15 000 € d’amende.

via Corruption de jurés à Bobigny : la note interne qui accuse – Le Parisien

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