[Enquête Djihadisme en Syrie] Retour sur le “bon boulot d’Al-Nosra”

La polémique autour des propos de Laurent Fabius sur le supposé “bon boulot d’Al-Nosra” a beaucoup alimenté les sites de “fact-checking” durant la dernière Présidentielle :

La polémique a récemment rebondi pour viser un autre candidat à la présidentielle :

(Sources : ici, ici, ici et )

Le Pen, Fillon, Dupont-Aignan, Asselineau, Mélenchon : on arrive quand même à de graves accusations dirigées contre des candidats ayant obtenu plus de 66 % des voix.

Ce sujet est une très intéressante illustration à la fois :

  • des choix très douteux de nos dirigeants dans le dossier syrien, en particulier par rapport aux islamistes ;
  • de la propagande médiatique en 2012, très complaisante à l’égard du Pouvoir ;
  • des méthodes des fact-checkers pour semer la confusion, blanchir le Pouvoir et détourner l’attention des problèmes de fond.

Nous avons donc décidé de vous proposer notre enquête sur cette affaire ; cela nous donnera l’occasion de revenir sur le développement du djihadisme en Syrie en 2012

Cette série (que nous coupons en 5 + un billet final qui la reprendra en intégralité pour une meilleure diffusion) va se présenter de la manière suivante :

 

  1. Naissance d’Al-Nosra
  2. Le double attentat du 23 décembre 2011
  3. Le conspirationnisme légitime
  4. Le “vrai boulot” d’Al-Nosra
  5. Quand les Américains font du “bon boulot” (non ironiquement)
  6. La Conférence de Marrakech “des amis du peuple syrien”
  7. Islamiste un jour, islamiste toujours ?
  8. Et Laurent Fabius fit son apparition
  9. Bonus : Notre ami Ahmad Moaz al-Khatib
  10. La propagande pro-Pouvoir ordinaire
  11. Le devenir d’Al-Nosra (et de la propagande chez nous…)
  12. 2011 : Amnistie Nationale
  13. [2017] Les fact-checkeurs entrent en scène
  14. Conclusion

I. Naissance d’Al-Nosra

Abou Mohammed al-Joulani est un djihadiste syrien. Parti en Irak pour combattre les troupes américaines après l’invasion de ce pays par les États-Unis en 2003, il gravit rapidement les échelons d’Al-Qaïda. Il aurait d’ailleurs été un proche allié d’Abou Moussab al-Zarqaoui, le dirigeant jordanien de la branche d’al-Qaïda en Irak (AQI), devenue L’État Islamique d’Irak (EII, ancêtre de Daech).

En août 2011, cinq mois après le début des manifestations contre le pouvoir baassiste dirigé par Bachar al-Assad, le nouveau Sheikh de l’EII Abou Bakr al-Baghdadi envoie une poignée de ses hommes, dont Al-Joulani, sur le territoire syrien.

Ce dernier passe alors six mois à construire un réseau clandestin de djihadistes en Syrie. En octobre 2011, il décide de nommer son groupe Front al-Nosra (en arabe : Jabhat an-nuṣrah li-ʾahl aš-šām, « Front pour la victoire du Peuple du Cham », Cham = Grande Syrie), et commence à mener des attaques. D’après l’universitaire Charles R. Lister, son financement vient environ pour moitié de l’EII, et pour moitié directement de financiers pré-existants d’Al-Qaïda venant du Golfe. (Source)

La fondation du groupe est officiellement annoncée le 23 janvier 2012 dans une vidéo de 16 minutes, où Al-Joulani déclare la guerre à Bachar al-Assad. Il constituera ensuite de vrais groupes de combat, comme l’indiquent les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan :

« Al-Joulani avait aussi pris soin de dissimuler ses liens organisationnels avec l’EII et AQI, au point que même les membres de sa propre cellule n’étaient pas vraiment sûrs de quoi Jabhat al-Nosra était capable et comment il avait pu mener ces audacieuses attaques […]

Christoph Reuter, un des correspondants de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel qui a mené de nombreux reportages en Syrie, nous a expliqué que « les premiers vrais groupes al-Nosra ont émergé en
juillet 2012 à Alep. Lorsqu’en discutant avec l’un d’eux, nous leur avons demandé “Ah, donc, vous êtes al-Nosra”, ils ont répondu “Oui, oui, oui. […] Nous avons pris le nom, parce que c’est un nom important, et nous touchons l’argent du Golfe avec ce nom”. » […]

La relative “modération” dont [Al-Nosra] a fait usage dans ses relations avec les communautés locales lui a valu le respect et l’approbation même de celles qui n’étaient pas islamistes. Par exemple, Al-Nosra n’a pas déclaré la guerre aux minorités, contrairement à Daech plus tard. […] Al-Joulani s’est conformé au plan d’action d’Al-Zawahiri après l’assassinat de Ben Laden en mai 2011 : « Zawahiri était totalement opposé à ce que les autres groupes religieux et sectes, tels que les chiites, les yazirlis, les hindous, les chrétiens et les bouddhistes soient pris pour cibles, sauf si ceux-là s’attaquaient aux sunnites en premier. » […]

Cela s’explique par les réactions particulièrement négatives à l’encontre d’Al-Qaïda en Irak depuis l’époque Zarqaoui, Masri et Baghdadi. […] Al-Nosra a donc été le moyen par lequel Zawahiri espérait redorer en Syrie la réputation de son organisation, que sa franchise avait dégradée de l’autre côté de la frontière. […] Al-Zawahiri a publié deux communiqués début 2012, dans lesquels il valide implicitement l’initiative d’Al-Jouani, sans jamais le citer. » [Michael Weiss & Hassan Hassan, État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur.]

Voici d’ailleurs le fameux soutien implicite d’Al-Zawahiri (Source) :

Mohammad al Joulani, leader de Jabhat al Nusra

II. Le double attentat du 23 décembre 2011

Le 23 décembre 2011, le lendemain de l’arrivée d’une mission chargée de préparer la venue en Syrie d’observateurs de la Ligue arabe, Damas est frappée par deux explosions, à quelques minutes d’intervalle. La première vise la Direction de la sûreté générale, le plus important service de renseignement civil, et la seconde un bâtiment de la sécurité militaire.

Il s’agit des premiers attentats commis en Syrie depuis le début de la révolte, le 15 mars 2011. L’effroyable bilan est de 44 morts et 166 blessés (Source).

Le gouvernement attribue immédiatement ces attentats à Al-Qaïda. Les obsèques ont lieu le lendemain, dans la Grande Mosquée des Omeyyades, et se transforment en rassemblement en faveur de Bachar al-Assad (Source) :

III. Le conspirationnisme légitime

Suite à l’horreur de ces actes terroristes, le gouvernement syrien bénéficie alors d’un moment d’union nationale. Cela donne dès lors à l’opposition (Conseil National Syrien CNS) un argument pour avancer une hypothèse “conspirationniste” (sur la base du cui bono ? – à qui bénéficient ces attentats), voulant que l’attentat ait été organisé par le gouvernement. Cette hypothèse sans grand fondement trouve pourtant parfaitement sa place dans Le Monde (Source) :

Précisons qu’un mois auparavant, la France a reconnu ce CNS (noyauté par les Frères musulmans) comme UN interlocuteur légitime (Source), avant de le reconnaitre le 24 février 2012 comme LE SEUL interlocuteur légitime :

Des journalistes ont posé la question lors du point de presse du Ministère des Affaires Étrangères (Source) :

Notons que selon le journal canadien National Post, le jour même des attentats, le Ministre des Affaires Étrangères canadien John Baird jugeait que l’hypothèse Al-Qaïda serait tout simplement “comique” si ce n’était pas si grave (Source) :

N.B. : On note que pour la proposition “Assad va tomber, le gouvernement va tomber, c’est seulement une question de temps“, c’était un pari risqué… Mais en attendant :

Encore un ministre “Assad va tomber” qu’Assad aura “enterré”… (Source)

Cependant, le 6 janvier 2012, un nouvel attentat frappe Damas, tuant 26 personnes (Source, vidéo (+ 18 ans)) :

Le début de l’article de Paris Match est très factuel. “Mais voilà”, il se poursuit ainsi :

La source de l’hypothèse conspirationniste de Paris Match sur l’attentat de Damas, est donc – principalement – un “ouï-dire” d’un reporter d’Al-Jazeera, “bloqué à la frontière turque”…

Libération a pour sa part offert une “tribune” aux théories complotistes des Frères Musulmans (Source) :

Enfin une source fiable : Les Frères Musulmans…

Rappelons cependant que, selon les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan (dans leur livre État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur.), un soutien de Damas à Al-Qaïda en Irak après l’invasion américaine est “une hypothèse plausible“. Mais, le cas échéant, un tel soutien aurait cessé avant 2011. Et il n’a évidemment jamais été question pour Damas d’aider Al-Qaïda à mener des opérations en Syrie – mais seulement dans l’Irak voisin envahi.

Damas aurait alors connu “l’un des retours de flamme les plus conséquents de l’histoire moderne“…

On observe également que L’hypothèse du “complot du gouvernement syrien” a trouvé toute sa place dans le blog du Monde, Un œil sur la Syrie, de Wladimir Glasman (Source) :

Résumons : “des photos de Bachar Al Assad et de son père Hafez Al Assad soient restées en place alors qu’un bâtiment s’était écroulé” (sic), “un officier déserteur dit qu’Al-Qaïda n’existe pas en Syrie” : c’est donc clair : “toute l’affaire se résume à une manipulation“, “le double attentat de Damas a été réalisé par le régime“, “pour effacer le monde de la carte du monde“…

Il est triste de voir que des spécialistes au CV autrement moins garni que celui de M. Glasman y voyaient plus clair dès 2009, comme ici :

La Syrie orientale devient un nouveau refuge pour Al-Qaïda – 24 novembre 2009

En bien plus sérieux, je vous propose cette analyse de Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient, réalisée en 2011, le lendemain des attentats de Damas (Source) :

Enfin, on notera que, au contraire, des hypothèses défavorables à l’opposition ne sont guère reprises dans les médias mainstream, même quand elles émanent de sources de premier plan, comme Robert Baer (à prendre néanmoins, évidement, avec prudence – Source) :

Un ancien officier de la CIA analyse les motifs de l’intervention de l’Union européenne en Syrie

L’intervention de l’UE et des États-Unis en Syrie vise à porter préjudice à l’Iran et à protéger Israël et les chrétiens libanais, et non pas le peuple syrien, selon Robert Baer, un agent de la CIA à la retraite ayant l’expérience de la région.

Nous avons pris parti au Moyen-Orient. Nous avons pris parti pour Israël et pour les sunnites, que ce soient les États-Unis, les Pays-Bas ou les Français. Cela fait partie de notre passé culturel et historique“, a-t-il dit.

Nous avons des rapports selon lesquels des wahhabites [Islamistes sunnites radicaux], qui ne sont pas nécessairement contrôlés par un État, arrivent en Syrie depuis l’Irak et l’Arabie saoudite pour semer le chaos. À l’intérieur de la Syrie, il y a des snipers qui tirent sur des manifestants, et qui ne sont pas contrôlés par Assad mais par l’État profond, ainsi que d’autres snipers qui tirent à la fois sur les manifestants et la police“, a-t-il déclaré.

L’UE a réagi comme [l’ancien président américain] Bush l’a fait en 2001 et 2003, en termes noirs et blancs, mais la vie est plus grise“, a-t-il noté, en se référant aux guerres en Afghanistan et en Irak.

 

Dès lors, on comprend mieux la sévère critique contre M. Glasman du grand spécialiste du Moyen-Orient René Naba sur son site en 2013 : Les islamophilistes, tontons flingueurs de la bureaucratie française.

Hélas, l’auteur de ce blog “engagé” est décédé en 2015. Le Monde lui consacra alors cet hommage (Source) :

“Pour les journalistes, ce blog [… fut] un précieux viatique pour comprendre les évolutions en cours.” : dès lors, on comprend mieux la couverture du dossier syrien par ce journal…

IV. Le “vrai boulot” d’Al-Nosra

Le 10 février 2012, un nouveau double attentat frappa la Syrie, tuant 28 personnes et blessant 235 personnes à Alep (Source) :

Pourtant, le 12 février 2012, les premières informations fuitent (Source) :

Ainsi “La branche syrienne d’Al-Qaïda est probablement derrière les attentats“, mais on ne va pas trop le dire, car “cela donnerait du crédit aux accusations du Président Assad sur l’engagement d’Al-Qaïda dans la révolte“… Quand la Réalité s’oppose à nos envies, changeons la Réalité.

Mais ce qui est intéressant c’est que Le Monde a correctement (mais discrètement) relayé cette information très importante, sans pour autant en tirer les conséquences quant aux hypothèses conspirationnistes.

En effet, et contrairement aux sources suspectes de nos médias, les Américains ont eu de plus en plus de doutes légitimes (17 février 2012 ; Source) :

Al-Qaïda est probablement responsable des attentats suicides à la bombe perpétrés en Syrie, affirme le chef du renseignement américain

La branche d’Al-Qaïda en Irak a probablement commis récemment des attentats-suicides à la bombe en Syrie et a infiltré les forces de l’opposition luttant contre le régime du président Bachar al-Assad, a déclaré hier soir le chef du renseignement américain.

Les attentats à la bombe perpétrés à Damas et à Alep depuis décembre “avaient toutes les caractéristiques d’une attaque de type Al-Qaïda”, a déclaré James Clapper, directeur du renseignement national, au Comité sénatorial des services armés.

“Nous croyons donc qu’Al-Qaïda en Irak étend son influence en Syrie”, a-t-il dit.

Or, nous avons vu que la naissance du Front al-Nosra a été officiellement annoncée le 23 janvier 2012 dans une vidéo. Il apparaitra que dans celle-ci, Al-Joulani revendique l’attaque du 23 décembre 2011, comme l’indique l’universitaire Charles R. Lister (Source) :

Le 29 février, l’AFP indique (sans guère de reprise en France semble-t-il) que Al-Nosra a publié une autre vidéo revendiquant également les attentats des 6 janvier à Damas et 10 février à Alep (Sources : Now. et Michael Weiss & Hassan Hassan, État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur.) :

Extraits de la vidéo de revendication d’Al-Nosra des attentats du 6 janvier 2012 (Source)

À ce stade, les choses sont donc relativement claires. Poursuivons.

Le 17 mars 2012, une attaque terroriste fait 27 morts à Damas (Source) :

Attaque revendiquée par Al-Nosra, comme l’indique le remarquable journal anglais The Telegraph (Source) :

Le 10 mai 2012, un attentat entraine 55 morts et 400 blessés à Damas – c’est le plus gros attentat depuis le début de la guerre civile (Source) :

fabius bon boulot nosra

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Comme vous le voyez, le Conseil National Syrien n’hésite plus à formuler des affirmations dignes des pire thèses conspirationnistes :

Le Conseil national syrien (CNS), principale composante de l’opposition, a accusé le régime d’avoir mis en scène les attentats en plaçant des corps de victimes de la répression sur les lieux des attaques.

“Le régime vole ainsi les dépouilles de martyrs et les place sur les lieux des attaques”, a assuré le CNS.

On retrouve cette perle sur les “cadavres déplacés” dans au moins 7 grands médias français :

Rappelons de nouveau que c’est ce CNS que la France a reconnu comme seul représentatif du peuple Syrien trois mois auparavant… (Source)

Cette attaque est de nouveau revendiquée par Al-Nosra, comme l’indique The Telegraph (Source) :

Petite anecdote : si vous lisez l’article anglais, vous verrez qu’il ne parle que de la vidéo de revendication d’Al-Nosra. Il faut consulter la presse française pour voir évoquée constamment la thèse complotiste (Source) :

Le 12 mai 2012, Al-Nosra n’est clairement plus un “obscur groupuscule” pour les Syriens…

Le 29 mai 2012 sont retrouvés à Deir ez-Zor les corps non identifiés de 13 hommes, exécutés les mains liées dans le dos (Source) :

Les activistes antigouvernementaux parlent “d’ouvriers exécutés pour avoir refusé de cesser une grève” (par le Medef local peut-être ?)…

Le 5 juin, Al-Nosra revendique l’exécution (Source) :

Le 27 juin 2012, un groupe de rebelles attaque une télévision privée pro-gouvernementale au sud de Damas. Ils tuent quatre gardes et trois journalistes, puis détruisent la station à l’explosif (Source) :

Notez les guillemets à “Terroristes”

Le 4 juillet, Al-Nosra revendique l’attaque, ainsi que celle de “dizaines de raids armés et d’attentats à la bombe – incluant des attaques suicides – dans des villes syriennes” (Source) :

Le 5 aout 2012, Al-Nosra annonce avoir exécuté après interrogatoire Mohammed al-Saeed, un présentateur très connu de la chaine publique, qu’ils avaient kidnappé deux semaines auparavant (Source) :

Le 3 octobre 2012, Al-Nosra revendique le jour même la série d’attentats qui frappe Alep, et qui a fait 48 morts et 122 blessés (Source) :

Notez les guillemets à “Terroristes”

Le 21 novembre 2012, un commando suicide d’Al-Nosra, composé de Tchétchènes, attaque l’Hôpital Français d’Alep dans une voiture bourrée de 2 tonnes d’explosifs (Source) :

 

Nous arrêtons ici cette bien triste litanie (à lire ici ou ). Sachez simplement qu’au 13 décembre 2012, Al-Nosra a revendiqué 43 des 52 attaques suicides survenues depuis le début de la guerre (Source avec le détail) :

L’apparition d’Al-Nosra début 2012 apparaît assez clairement quand on observe le nombre de morts quotidien des deux premières années de la guerre en Syrie (Source) :

Notons enfin que la plupart des revendications d’Al-Nosra en 2012 n’ont pas été reprises dans la presse française – le public français (et apparemment aussi Laurent Fabius) a donc conservé le doute instillé le jour des attentats quant à la responsabilité réelle des attentats, et n’a guère entendu parler d’Al-Nosra…

 

À ce stade, nous disposons donc d’une idée du “boulot” d’Al-Nosra en 2012, qui aura marqué durablement les Syriens par sa violence et par sa totale absence de considération pour la vie des civils.

Des membres du Front al-Nosra, le 17 décembre 2013 dans le nord de la Syrie (Source : RTL)

Nous allons dès lors nous intéresser aux réactions des gouvernements occidentaux.

V. Quand les Américains font du “bon boulot” (non ironiquement)

Étant donné que le Front al-Nosra a commis tout au long de l’année 2012 plus de 600 attaques, dont 40 attaques-suicides, le 11 décembre 2012, les États-Unis finissent enfin par classer ce groupe comme organisation terroriste, en indiquant même qu’il s’agit simplement d’un pseudonyme d’Al-Qaïda en Irak !

11/12/12 : Classement comme organisation terroriste du Front al-Nosra en tant que pseudonyme d’Al-Qaïda en Irak :

Ce même jour l’AFP et le Monde en informent correctement notre pays :

VI. La Conférence de Marrakech “des amis du peuple syrien”

En réalité, ce classement par les États Unis en ce jour précis du 11 décembre 2012 n’est probablement pas dû au hasard. En effet, s’est tenue le lendemain, à savoir le 12 décembre 2012 à Marrakech “La 4e Conférence de Marrakech des amis du peuple syrien” (sic.), réunissant une centaine de pays (Source).

Une soixantaine de Ministres des Affaires Étrangères (MAE) et des représentants de 110 pays participent à la Conférence

Il est à noter que ce genre de grand-messe arabo-occidentale n’était pas une nouveauté. Il y avait eu un précédent avec la Libye l’année précédente – les peuples des pays que nous bombardons étant bien évidemment toujours nos “amis” :

Septembre 2011, 60 pays “amis de la Libye” (et la bombardant) se réunissent à Paris – avec ici les dirigeants français et anglais (Source)

“Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge !”

Mais revenons à la Syrie et à la réunion de décembre 2012 :

Deux “Amis du Peuple Syrien” : le Secrétaire d’État adjoint américain William J. Burns à gauche, discute avec le MAE britannique, William Hague, à droite

Laurent Fabius avec le MAE saoudien, le jovial Saud Al Faisal, un autre “Ami du Peuple Syrien”

“L’Ami du Peuple Syrien”, Ahmet Davutoglu – aussi MAE de la Turquie

Le MAE britannique, William Hague, à l’écoute d’un des “Meilleurs Amis du Peuple Syrien”, le Premier Ministre et MAE du Qatar, Sheik Hamad bin Jassim al-Thani,

L’objectif principal de la réunion est la reconnaissance de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution comme seul “représentant légitime du peuple syrien” (point 13 des conclusions) (Sources : France 24 et RFI) :

Pour “l’après-Assad” merci néanmoins de prévoir un délai…

La délégation de l’opposition syrienne, avec son chef, Mouaz al-Khatib, 2e à gauche

Le fait que la plupart des combattants syriens – dont les extrémistes, comme Al-Nosra – aient rejeté, comme beaucoup de Syriens, cette coalition 3 semaines auparavant n’a pas eu l’air de gêner ces ministres quant à sa représentativité et à sa capacité d’action sur le cours de la guerre (Source) :

Les djihadistes sont complotistes en plus !

Pourtant des efforts avaient été faits à propos de cette Coalition, créée un mois auparavant à Doha sous l’impulsion de l’Occident et les pays arabes :

Pour Fabrice Balanche, directeur du groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient et professeur à l’université Lumière Lyon 2, « la coalition [est] dominée par les Frères musulmans, il n’est guère surprenant de voir à sa tête un de leurs compagnons de route (l’imam Mouaz al-Khatib), proche de leur idéologie, qui défend lui aussi l’islam politique ». Haytham Manaa, président du Comité national pour le changement démocratique, rejoint cette analyse et affirme : « Ce modéré, bien qu’il se dise indépendant, ne peut aller dans le sens contraire voulu par les conservateurs islamistes qui ont la mainmise sur cette coalition ». Selon Raphaël Lefèvre, doctorant en relations internationales à l’université de Cambridge, leur sens politique, leurs alliances et leur discipline, ont « donné aux Frères musulmans un rôle majeur, notamment au sein de l’opposition en exil, dans le Conseil national syrien (CNS) et, aujourd’hui, au sein de la coalition nationale. Alliés objectifs des djihadistes, les Frères musulmans, sans avoir nommément de brigades engagées en Syrie, y auraient également acquis un poids militaire en finançant, armant et entraînant plusieurs groupes dans les régions d’Idlib et d’Alep ». (Source)

Bref, l’Occident a décidé de reconnaître et de soutenir un comité non représentatif, noyauté par les Frères Musulmans, pour représenter son “ami”, le peuple syrien.

Les États-Unis, méfiants, ont alors demandé à cette Coalition de faire des efforts, et de prendre des “positions fermes contre les extrémistes”. Il est probable qu’ils aient décidé de tester ces nouveaux “alliés” avec son blacklistage d’Al-Nosra la veille (Source : Reuters) :

Les USA mettent la pression sur l’imam Al-Khatib, pour qu’il prenne fermement position contre l’extrémisme

Ils ne vont pas être déçus de la réponse que va leur apporter Al-Khatib…

VII. Islamiste un jour, islamiste toujours ?

Le débonnaire et guilleret imam Al-Khatib à Marrakech le 12/12/2012

L’imam Ahmad Mouaz al-Khatib, chef fraichement adoubé de l’opposition syrienne, a très clairement répondu à l’appel du pied des Américains pour des “positions fermes contre les extrémistes”, lors de son discours d’ouverture – mais pas dans le sens attendu. Le fait qu’il était appuyé par les Frères Musulmans de Syrie n’y étant sans doute pas étranger… (Sources : Le Monde et Reuters)

Al-Khatabib a ainsi osé demander publiquement aux États-Unis de sortir “Al-Qaïda en Irak” de sa liste d’organisations terroristes ! Mieux :

Reuters : Al-Khatib a déclaré qu’il n’y aurait “aucune honte” si les rebelles syriens étaient guidés par des motifs religieux pour renverser Assad. “La religion qui ne libère pas son peuple et n’élimine pas la répression n’est pas une religion authentique “, a-t-il dit. “Le fait que le mouvement militaire ait des positions islamiques est globalement positif. Le djihad sur le chemin qui mène à Dieu a toujours été une motivation fondamentale pour les Droits de l’homme.“

Il est édifiant de voir les Frères Musulmans plaider pour le djihad, qui permettrait d’améliorer “les Droits de l’homme”, dans le cadre de leur projet “pour la Liberté et la Dignité humaine”… (lire ici pour avoir une source plus complète)

VIII. Et Laurent Fabius fit son apparition

Le contexte étant bien posé, revenons-en à la polémique autour des propos de Laurent Fabius. En fait, TOUT est parti d’un article du 13 décembre 2012 du journal Le Monde, qui indique quatre déclarations importantes de Fabius :

“Créée il y a un mois, la Coalition nationale syrienne, qui réunit l’opposition et que la France a été la première à reconnaître, est aujourd’hui reconnue par plus de cent pays comme la seule représentante légitime du peuple syrien. C’est très important pour le peuple syrien.”

Il ajouta :

“Nous avons eu le témoignage du nouveau président de la Coalition nationale syrienne, qui a beaucoup insisté sur le fait que, dans le futur gouvernement, toutes les communautés syriennes, majoritaires ou minoritaires, seront respectées, a ajouté M. Fabius. C’est un jour important. Il reste encore beaucoup de souffrance et beaucoup de travail pour que M. Bachar Al-Assad “dégage”, comme on dit maintenant. Je pense que c’est un jour d’espoir pour le peuple syrien.”

Quel visionnaire…

“En plus, il y a toute une série de décisions qui ont été prises sur le plan humanitaire avec des apports de fonds importants, notamment de l’Arabie saoudite, qui a offert 100 millions de dollars pour aider la population syrienne”, a précisé le ministre.

Il serait utile de disposer des factures, car on peut craindre que cela ait surtout aidé les marchands d’armes occidentaux…

Et on a eu enfin le fameux passage problématique :

fabius bon boulot nosra

En revanche, la décision des États-Unis de placer Jabhat Al-Nosra, un groupe djihadiste combattant aux côtés des rebelles, sur leur liste des organisations terroristes, a été vivement critiquée par des soutiens de l’opposition. M. Fabius a ainsi estimé, mercredi, que “tous les Arabes étaient vent debout” contre la position américaine, “parce que, sur le terrain, ils font un bon boulot”. “C’était très net, et le président de la Coalition était aussi sur cette ligne”, a ajouté le ministre.

On a donc notre MAE qui, lorsqu’on lui demande de réagir au fait qu’une organisation vient d’être classée par les Américains comme terroriste, répond : “Je ne comprends pas, mes nouveaux amis syriens démocrates sont vent debout et me disent qu’ils font du bon boulot…” – alors qu’on parle d’Al-Qaïda !

Par rapport à la polémique, on peut donc dire :

  1. que de manière évidente, si les mots ont un sens, Laurent Fabius a bien DIT que “Al-Nosra faisait du bon boulot” ;
  2. mais que la phrase du Monde étant ambigüe, on ne sait pas s’il a alors donné sa propre opinion ou si c’était la vision de nos alliés – ce qui est le plus probable.

Il l’a d’ailleurs dit plusieurs fois, puisqu’on a ici un enregistrement audio de la conférence de presse du 12/12/2012, où il tient des propos approchants, parlant cette fois de “L’action efficace et utile” du Front Al-Nosra :

On a des précisions dans cet extrait de la conférence de presse qu’il a donnée à Marrakech :

Le “bon boulot” défendu par nos alliés est ici devenu “une action efficace et utile”… d’Al-Qaïda !

L’agence de presse AP précise également ceci (Source) :

On conclut donc de tout ceci que :

  1. Laurent Fabius n’a évidemment pas les idées claires sur Al-Nosra, qui ravage pourtant la Syrie depuis un an. En effet, quelqu’un ayant les idées claires n’aurait jamais pu prononcer de tels mots ; tout comme personne ne peut tranquillement dire “Tiens, mon ami pense que Daech a fait du bon boulot au Bataclan” ;
  2. Fabius n’a pas confiance dans le classement des organisations terroristes des États-Unis ;
  3. le chef de la Coalition syrienne que Fabius a appuyé et “plusieurs ministres arabes”sont “vent debout” contre la décision de déclarer “Al-Qaïda en Syrie” comme organisation terroriste…

Quoi qu’il en soit, quelques semaines plus tard, devant l’évidence, la France a heureusement suivi les Américains :

Considérant qu’al-Qaïda l’a revendiqué comme l’un des siens, nous avons demandé à l’ONU que le front al-Nosra soit déclaré organisation terroriste. […] D’une part, la Syrie est beaucoup plus accessible ; d’autre part, al-Qaïda, par le biais du front al-Nosra, a beau jeu de dire qu’il combat le tyran Bachar el-Assad. S’il est vrai que M. Bachar el-Assad est un tyran, les méthodes et la finalité d’al-Qaïda ne sont pas pour autant acceptables.” [Laurent Fabius, Assemblée Nationale, 29/05/2013]

IX. Notre ami Ahmad Moaz al-Khatib

Je propose un joli bonus aux courageux ayant tout lu.

Vous vous rappelez que le chef adjoint de la Diplomatie américaine a fait un appel du pied à Al-Khatib le 12 décembre pour qu’il lutte contre les extrémistes ? :

Al-Khatib lui a “claqué la porte au nez” en retour, osant publiquement lui demander de sortir Al-Nosra / Al-Qaïda en Irak de la liste des organisations terroristes.

Eh bien notez que, “heureux hasard”, le 14 novembre 2012 la très prestigieuse revue Foreign Policy avait sorti cet article très fouillé de l’universitaire Mohanad Hage Ali, livrant quelques informations gênantes sur ledit Al-Khatib :

L’Islamiste en chef

Le nouveau chef de l’opposition syrienne a un historique de déclarations antisémites, scandaleuses et parfois carrément bizarres.

[…] Les déclarations publiques publiées sur le site web de l’imam, darbuna.net, brossent un tableau différent.

Le site Web de Khatib contient de nombreux exemples de rhétorique antisémite. Dans un de ses propres articles, il écrit que l’un des héritages positifs du dictateur irakien Saddam Hussein était “d’avoir terrifié les Juifs“. Il a également publié les observations antisémites d’autres personnes sur son site : dans un article écrit par Abdul Salam Basiouni, les Juifs sont décrits comme des “adorateurs d’or“. Enfin, dans une nécrologie d’un cheikh de Gaza reprise du site IslamSyria, les Juifs sont surnommés “les ennemis de Dieu“.

Alors que Khatib a utilisé son discours postélectoral pour appeler à l’égalité des droits pour “toutes les parties du peuple syrien harmonieux”, sa rhétorique passée à l’égard des minorités de son pays n’a tout simplement jamais cessé d’être virulente. L’un de ses articles décrit le Chiite en utilisant l’insulte rawafid, ou “rejetistes”; il va même plus loin, critiquant la capacité des Chiites à “fabriquer des mensonges et à les suivre”. Il va sans dire qu’une telle rhétorique ne rassurera guère la communauté alaouite du pays, une branche du chiisme à laquelle appartient Assad.

L’animosité de Khatib envers l’Occident est également évidente dans ses écrits. Dans un article, écrit en 2011, le nouveau chef de la coalition parle des “diplomaties américaine stupide, britannique fourbe et française malveillante“. (sic.)

Vérification faite, tout ceci est bien exact ; voici une copie des quatre phrases citées, tirées du site d’Al-Khatib, (et traduites via la traduction automatique Google pour l’avoir en images). Le premier extrait (Source : originale, traduite) :

Le deuxième (Source : originale, traduite) :

Le troisième (Source : originale, traduite)

Le quatrième (Source : originale, traduite) :

Enfin, un bonus trouvé par hasard (Source : originale, traduite) :

(si vous parlez arabe et avez un peu de temps, n’hésitez pas à parcourir d’autres pages de ce site, et à signaler des liens en commentaire avec citations…)

 

Ainsi, et dans l’indifférence médiatique la plus totale, c’est donc cet homme que la France a été la première à reconnaitre comme seul représentant légitime du peuple syrien : un imam sunnite pour remplacer Bachar el-Assad, qui appartient au parti Baas (socialiste et laïc) (Source : Le Monde et Europe 1) :

Hollande et Fabius, toujours “en pointe”…

Incise : Comme nous l’avons déjà dénoncé dans ce billet, Laurent Fabius aura l’occasion de montrer de nouveau sa grande ouverture d’esprit en 2014 en Ukraine, en négociant avec une personne figurant dans le Top 10 des pires antisémites mondiaux de 2012 selon le Centre Simon Wiesenthal :

 

Évidemment, le gouvernement syrien a durement réagi à cette reconnaissance, qualifiant la position française “d’immorale“, nous accusant de “soutenir les meurtriers, les terroristes et d’encourager la destruction de la Syrie“, comme le rapporte le Point :

Chose amusante au niveau de la propagande médiatique, RFI, radio de l’État, parle bien de l’accusation en titre, mais les explications principales permettant de comprendre “l’immoralité” ont disparu :

Hélas, le lecteur du Monde n’aura même pas cette chance (après tout, ce ne doit pas être si intéressant…) :

Mais laissons le mot de la fin à Al-Khatib (Source) :

Al-Khatib, un ancien prédicateur musulman sunnite de l’ancienne mosquée omeyyade de Damas, a déclaré que la coalition de l’opposition qu’il dirige s’était engagée à assurer un avenir pluraliste “fondé sur la justice, l’égalité et le respect des Droits de l’Homme et la préservation d’un tissu social unique en Syrie”.

Cette coalition […] est née pour redonner l’espoir et le sourire au peuple syrien. Son objectif est de faire tomber le régime syrien et de préparer une conférence nationale qui sera inclusive et qui guidera la Syrie vers l’avenir.”

Espoir, sourires et Al-Qaïda : c’était la formule gagnante des “amis du peuple syrien”. On a vu la suite…

X. La propagande pro-Pouvoir ordinaire

En nous replaçant au lendemain de la conférence de Marrakech, on constate que nos médias ont été confrontés à un sacré dilemme : les Américains ont classé Al-Nosra comme organisation terroriste (ce qui est logique par rapport à leurs articles d’actualité syrienne de 2012), mais le Ministre français et nos alliés (enfin, SES alliés) ne semblent pas du tout ’embrayer dans cette voie.

Vous vous dites probablement à cet instant qu’il va quand même leur être difficile de défendre “Al-Qaïda en Syrie” ? Eh bien non, pas du tout, et Le Monde s’est surpassé, par la magie du recours à “l’expert” :

Les États-Unis feraient mieux d’aider l’opposition à chasser Bachar Al-Assad plutôt que de s’attaquer à Al-Qaïda en Syrie” donc… C’est là qu’on voit que les analystes ont vraiment perdu pied, et que nos dirigeants ne mettent pas vraiment notre sécurité et nos intérêts dans leurs objectifs prioritaires…

Ce qui est bien avec le front Al-Nosra, c’est qu’ils “osent” tout “pour se faire connaître“, c’est même à ça qu’on les reconnait…

Selon l’expert du Monde, le but de cette organisation est donc un État islamique en Syrie (dont on voit mal en quoi cette situation irait mieux dans le sens de nos intérêts qu’avec le gouvernement Assad ?), et ensuite de “lutter contre l’Occident“. Bien. Et donc que préconise l’expert ? :

“Quant aux Syriens, la plupart ne le perçoivent pas comme des terroristes, mais comme des rebelles, peut-être extrémistes” : “peut-être” un peu “extrémistes”, oui :

fabius bon boulot nosra

“La coalition nationale et les groupes en exil […] doivent à la fois ménager leurs alliés de l’Ouest et du golfe persique” : fascinant cette façon de faire passer en permanence l’idée que ces rebelles ne sont PAS financés par des structures dans le Golfe Persique – surtout quand on connait la suite.

“mais aussi essayer d’éviter de s’aliéner une partie de l’opinion syrienne.” : oui, bien sûr, car si la Coalition combattait Al-Qaïda qui pose des bombes dans les rues de Damas, l’opinion syrienne serait mécontente. Logique…

Un sondage de 2015 pour la BBC a justement donné ces résultats sur l’opinion des Syriens sur Al-Nosra :

On constate qu’Al-Nosra a du soutien dans les zones djihadistes (sic.), mais pas du tout ailleurs… (la majorité de la population vivait alors en zone gouvernementale)

Mais soyons justes, le Monde n’a pas été le seul à défendre le Pouvoir, LCI/TF1 ont également bien œuvré ces jours-là (titre stupéfiant alors que les États-Unis ont bien indiqué la veille qu’on parle ici d’une franchise d’Al-Qaïda…) :

Un financement étranger” d’Al-Qaïda : oui, ceci est bien connu ! Dès lors, il est dommage que ces médias n’aient pas enquêté. Mais QUI sont donc les mécènes d’Al-Qaïda ?

Al-Nosra commence à gagner la bataille des cœurs” […] tout en visant “l’instauration d’un État islamique basé sur la charia” : un commentaire est-il nécessaire ?

Enfin, dans la série “l’erreur américaine”, on trouve “l’expert” Thomas Pierret “spécialiste de la Syrie” intervenant régulièrement dans les médias, qui publie ceci sur son blog personnel Médiapart (sans lien avec la rédaction du site) :

Dénoncer al-Qaïda aurait donc des “conséquences potentiellement désastreuses.”

Les États-Unis n’ont pas nécessairement tort d’affirmer que Jabhat al-Nosra est liée à Al-Qaïda” : par chance, ils ont en effet des services de renseignement presque aussi bons que ceux de Thomas Pierret…

caractère plus ou moins ‘terroriste‘ de Jabhat al-Nusra” – “Certes, le groupe a d’abord suscité la réprobation, en raison des soupçons de manipulation par le régime et des nombreuses victimes civiles de ses attentats.”

l’inscription de Jabhat al-Nosra sur la liste des organisations terroristes est perçue comme une ultime trahison par une grande partie des Syriens. ” : encore un “Oint du Seigneur” qui dispose d’une connexion télépathique directe avec “une grande partie des Syriens”.

l’inscription de Jabhat al-Nosra sur la liste des organisations terroristes internationales est un merveilleux cadeau fait à Assad, qui a qualifié ses opposants de terroristes islamistes dès les premiers jours de la révolution.” : quel complotiste ce Bachar al-Assad…

La conclusion de son article est aussi extraordinaire :

Bref, à bas les “palabres diplomatiques“, et vive la guerre ! On a vu…

Pourtant, au même moment, on trouvait des analyses très lucides – mais beaucoup moins audibles, comme celle du grand spécialiste Frédéric Pichon (Source) :

Si encore il avait vraiment percuté fin 2012…

Cependant, nous avons vu que Laurent Fabius a fini par faire un peu machine arrière.

Les évènements se sont en effet enchaînés très rapidement, en 3 jours, du 11 au 13 décembre 2012. Ils ont commencé avec le classement officiel par les États-Unis d’Al-Nosra comme organisation terroriste, en indiquant que ce n’était qu’un pseudonyme d’Al-Qaïda en Irak.

Pourtant, le 16 mars 2013, toujours dans Le Monde, Christophe Ayad écrit ces stupéfiants propos (Source) :

sans lien organique avec Al-Qaïda, mais proche sur le plan idéologique” : belle description pour un “pseudonyme d’Al-Qaïda en Irak” ! (Source : USA)

le Front Al-Nosra est encensé par les Syriens pour sa bravoure au combat, sa discipline et sa probité.” : n’en jetez plus… Christophe Ayad a aussi par chance une connexion télépathique directe avec “les Syriens”, il ne peut donc pas se tromper.

À la différence de leurs homologues irakiens, les djihadistes syriens ont veillé à ne pas se mettre à dos la population.” : non, bien sûr, ce sont juste 600 attaques et des centaines de morts :

Question : dans ce contexte, cet article du Monde peut-il entrer dans la catégorie Fake News ?

Mais il est vrai que ce type de propagande est assez répandue sur le conflit en Syrie. On pense par exemple au traitement par l’AFP de l’enlèvement du journaliste américain James Folley :

Sources : Libération 2013 – archivé, supprimé depuis ; Libération 2014

XI. Le devenir d’Al-Nosra (et de la propagande chez nous…)

Pour être complet sur Al-Nosra, présentons rapidement ce qu’il est advenu entre 2013 et 2017 pour ce groupe.

Le 9 avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’État islamique d’Irak (EII), révèle le parrainage du Front al-Nosra par son organisation, caché jusqu’ici pour des raisons stratégiques et de sécurité ; il indique également le choix de Abou Mohammad Al-Joulani pour le diriger. Le Front al-Nosra et l’EII sont alors fédérés sous l’appellation « État islamique en Irak et au Levant » (EIIL, donc Daech) (Source).

Mais Al-Joulani ne répond pas favorablement à l’appel d’Al-Baghdadi, bien qu’il reconnaisse avoir combattu sous ses ordres en Irak, puis avoir bénéficié de son aide en Syrie.

Finalement, le 10 avril 2013, le chef d’Al-Nosra prête serment d’allégeance non pas à l’EIIL mais à Ayman al-Zawahiri, émir d’Al-Qaïda. (Source)

Durant l’année, Ayman al-Zaouahiri et Abou Bakr al-Baghdadi s’opposent sur l’organisation de leurs groupes. En novembre 2013, Ayman al-Zaouahiri annonce finalement que le Front Al-Nosra est bien la seule branche d’Al-Qaïda en Syrie. (Source)

Le 3 janvier 2014, le Front al-Nosra entre en guerre contre l’État islamique en Irak et au Levant. (Source)

Le 4 juin 2015, la chaîne Al Jazeera diffuse un entretien dans lequel Al-Joulani déclare qu’il ne voit pas de solution rapide au conflit qui l’oppose à l’organisation État Islamique en Syrie : « Il n’y a pas de solution entre eux et nous, aujourd’hui ou dans un avenir prévisible. Nous espérons qu’ils se repentiront devant Allah et qu’ils reviendront à la raison. Sinon, il n’y aura rien d’autre que des combats entre nous. » Suivant les instructions d’Ayman al-Zawahiri, il essaie aussi de rassurer les Occidentaux (Source) :

« Les instructions que nous avons sont de ne pas utiliser la Syrie comme une base pour des attentats contre l’Occident ou l’Europe, pour ne pas salir la guerre actuelle. » (sic.)

Mi-2016, le Front al-Nosra compte de 5 000 à 10 000 soldats. Le 28 juillet 2016, il annonce qu’il rompt avec Al-Qaïda et qu’il prend le nom de Front Fatah al-Cham (“Front de conquête du Levant”). Cette rupture se fait avec l’accord du chef d’Al-Qaïda, Al-Zawahiri.

Dans un nouvel enregistrement diffusé par Al-Jazeera, Al-Joulani affirme que la décision « d’arrêter d’opérer sous le nom de Front al-Nosra et de recréer un nouveau groupe » s’est faite pour « protéger la révolution syrienne » et pour « faire ôter les prétextes avancés par la communauté internationale » pour viser le groupe classé « terroriste » par les États-Unis. (Source)

Al-Jolani essayer de vendre sa nouvelle “modération”

Eh oui : il pense qu’il suffit qu’Al-Qaïda en Syrie se mette d’accord avec Al-Qaïda pour dire qu’ils sont fâchés, puis change de nom, pour ne plus être bombardée… Malin !

Mais le lendemain, le porte-parole du département d’État John Kirby, affirme qu’il continue « d’estimer que les dirigeants du Front al-Nosra maintiennent leur intention de mener des attaques contre les pays occidentaux » et que le groupe reste considéré comme « une organisation terroriste étrangère » (Source)

Le 28 janvier 2017, le Front Fatah al-Cham fusionne avec quatre autres groupes pour former un nouveau mouvement : Hayat Tahrir al-Cham (“le Comité de Libération du Levant”), qui regroupe environ 30 000 hommes, et est dominant dans la région d’Idlib. Il poursuit ses attentats, dont ceux du 11 mars 2017 à Damas, tuant près de 80 personnes, majoritairement des pèlerins chiites irakiens :

L’été 2017 de nouveaux combats ont lieu entre djihadistes, et plusieurs groupes reprennent leur indépendance…

Entrainement de combattants d’Al-Nosra

À ce stade des évènements, intéressons-nous à la façon dont certains médias ont rapporté ces faits. Commençons avec Armin Arefi dans Le Point :

Al-Qaida en Syrie : un cadeau“, “un rêve” pour Assad…

Désormais” majoritairement composé de “djihadistes étrangers“, Al-Nosra procède à des “Kidnappings, exécutions spectaculaires, attentats-suicides ciblés et coordonnés“. Mais attention :

Sans pour autant épargner les vies civiles […] le groupe djihadiste […] a gagné le respect des populations syriennes locales, qui louent le courage et la générosité de ses combattants” ! Encore un télépathe communiquant avec “les populations syriennes” donc.

Dès lors, se pose en effet la question “Comment expliquer la radicalisation” d’Al-Qaïda ? L’AFP ne va guère nous y aider, ressortant la propagande habituelle (Source) :

Désireux d’instaurer un État islamique dans le pays, le Front Al-Nosra est déjà classé comme “organisation terroriste”“, mais il est “encensé par les Syriens pour sa bravoure au combat, sa discipline et sa probité” et “a plutôt bonne réputation en Syrie, ce qui n’est pas le cas de l’Armée syrienne libre (ASL)“. C’est vrai qu’on voit mal quel Syrien, vivant dans un État laïc depuis des décennies, n’aurait pas envie de vivre dans un État islamique.

Mais “le zèle religieux de certaines recrues, notamment les étrangers, a effrité en partie son image auprès de la population civile“, en raison de “chants révolutionnaires (considérés comme impies)” ou “de la présence de femmes lors des manifestations rituelles du vendredi“. Mais attention, “en partie” seulement, l’AFP a des statistiques précises…

XII. 2011 : Amnistie Nationale

Étant donné que nous revisitons en ce moment le début de la guerre civile en Syrie, ainsi que la propagande qui s’y attache, nous avons souhaité également revenir sur une phrase du journal Le Point (exposée dans un précédent paragraphe) : “Créé en avril 2011, après que Bachar el-Assad a décidé de libérer de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens, le Front al-Nosra…“.

Nous passerons sur le fait que le Front n’a été créé en réalité que six mois plus tard (nous en avons déjà parlé). Nous allons ici nous concentrer sur cette histoire d’Assad qui « a décidé de libérer de prison la quasi-totalité des djihadistes syriens“. Cette assertion qui revient souvent, s’avère être relativement trompeuse.

Pour commencer, en avril 2011, premier mois de la contestation, il n’y avait guère de “djihadistes syriens” en prison, mais plutôt des islamistes.

L’objectif avec cet argument est de défendre le scénario complotiste selon lequel Assad aurait volontairement libéré les islamistes pour semer la désolation dans le pays, et pour que ces derniers s’attaquent aux “opposants démocrates” minoritaires.

Ce scénario resurgit régulièrement dans la presse (Sources : Courrier International, Le Point, NewsWeek, Tribune de Genève, Slate, par exemple) :

Cela vient de loin. Voici par exemple la déclaration du Secrétaire d’État américain en 2015, John Kerry (Source) :

Daech a été créé par Assad quand il a libéré 1 500 prisonniers de ses prisons et par Maliki quand il a relâché 1 000 personnes en Irak, qui se sont réunies en tant que force de type terroriste” [John Kerry, 17/11/2015]

 

John Kerry est donc venu à Paris le 17 novembre, suite aux attentats, dire que Daech a été créée par Assad. La propagande ne connaît jamais de repos…

Cet exemple a été suivi chez nous par Laurent Fabius, par exemple le 20 août 2014 devant l’Assemblée (Source) :

Daech […] a été longtemps protégé, ne l’oublions pas, par le régime de M. Bachar el-Assad. Une partie de ses responsables, qui étaient enfermés dans les prisons syriennes, ont été libérés par Bachar el-Assad” [Laurent Fabius, Assemblée Nationale, 20/08/2014]

Rappelons simplement en réponse la vision de Robert Baer, l’ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient (Source : Humanité) :

Humanité : L’opposition syrienne ne cesse d’affirmer que l’EIIL est en quelque sorte une création du régime syrien…

Robert Baer : C’est tout simplement délirant. Ces gens sont guidés par le Coran et le divin, ce sont de vrais fanatiques.

 

Mais pour mieux comprendre, revenons sur les évènements de 2011.

Après les premières manifestations du mois de mars 2011 contre le gouvernement syrien, Bachar al-Assad songe à une amnistie des prisonniers politiques. Wladimir Glasman, alias Ignace Leverrier (Source) donne alors “l’information” d’un projet d’amnistie le 8 mars, “définitivement retiré” pour ne pas accorder “une concession majeure aux revendications de la population“.

Oui, il la dirige encore apparemment…

Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, une telle amnistie a bien eu lieu à l’occasion de l’anniversaire du coup d’État du parti Baas du 8 mars 1963, qui a entraîné, entre autres, la libération du militant des Droits de l’Homme Haitham al-Maleh (Sources : BBC et Al-Jazeera) :

Le 26 mars, ce sont 260 prisonniers politiques qui sont libérés, pour “désamorcer la contestation” (Sources : ici et ) :

Ce sont “en majorité des islamistes”, mais rappelons aussi que ceux-ci représentent en bonne partie des prisonniers politiques. Pour mémoire, l’appartenance à la confrérie des Frères Musulmans est théoriquement punie de mort en Syrie, depuis les années 1980 (Source) :

Cette libération était donc “une des principales revendications de l’opposition” (Source) :

Pour l’opposition “c’est un bon début” (Source) :

Finalement, sous la pression, le 31 mai 2011 Bachar el-Assad accorde “une amnistie générale à tous les crimes commis avant le 31 mai” pour “tous les détenus politiques ainsi que les membres de la confrérie des Frères musulmans” (Source)

Il faut dire qu’il y a eu environ 10 000 personnes interpellées depuis le mois de mars (Source) :

Le Washington Post nous apprend que ces 10 000 personnes sont bien potentiellement concernées, et que “la libération des prisonniers politiques est une demande majeure de l’opposition” :

Ce que confirme Al-Jazeera :

Cette amnistie est considérée comme faisant partie des ouvertures du gouvernement syrien à son opposition. Mais elle est aussi vue comme un appel direct aux manifestants, puisqu’une de leurs principales revendications était la libération des prisonniers politiques. […] C’est une des plus importantes revendications […] l’amnistie des prisonniers politiques est un pas important.

Pour l’opposition (et donc surtout les Frères Musulmans), cette amnistie est “insuffisante” (Source) :

Pour Alain Juppé, il faut “un changement de cap plus audacieux” que cette “simple amnistie” (Source) :

L’administration américaine réagit ainsi (Source) :

Bref, l’administration américaine demande à Bachar al-Assad des actes, et en particulier qu’il libère les prisonniers politiques (et donc y compris les islamistes, étant donné que c’est dans cette frange politique que seront choisis peu après les “interlocuteurs légitimes”).

Assad s’exécute, libérant donc tous les prisonniers politiques, et accordant même une nouvelle amnistie 3 semaines plus tard (Source) :

Amnistie suivie d’une autre, très importante, en novembre 2011 (Source) :

La crise perdurant, le 23 février l’ONU et la Ligue arabe nomment l’ancien Secrétaire Général de l’ONU Kofi Annan comme envoyé spécial pour résoudre la crise (Source) :

Le 8 mai 2012, il propose un plan de paix qui prévoit… “la libération des prisonniers politiques” (Source) :

Mais ce plan ne marche pas. En particulier pour une raison (Source) :

 

En effet, avec l’intensification de la guerre – dont les actions du Front al-Nosra, Assad ne veut plus… libérer en masse les “prisonniers politiques” !

Reconnaissant son échec, Annan démissionnera le 2 aout 2012 (Source).

Ainsi, sans chercher à défendre Bachar al-Assad, on conviendra néanmoins que la couverture médiatique était particulièrement perfide. C’est une rhétorique contre laquelle on ne peut pas gagner : soit Assad est un dictateur qui “emprisonne ses opposants” (islamistes), soit il est un manipulateur qui “libère des islamistes” (opposants)…

 

Interrogé en 2014 sur ce sujet, le président Assad a répondu ceci (Source) :

Et en effet, par rapport à ses propos (Sources : Les Inrockuptibles et Wikipedia) :

… il se trouve les chefs de Daech et d’Al-Nosra ont, tous deux, été arrêtés puis libérés par les Américains… Et ce ne sont pas les seuls leaders passés par des prisons américaines, puis libérés (Source) :

Plus précisément, le gouvernement irakien estimait que 17 des 25 plus importants chefs de guerre de Daech en Irak et en Syrie seraient passés par des prisons américaines entre 2004 et 2011 (Source) :

En conclusion, il n’est pas très honnête de laisser penser que le gouvernement syrien n’aurait libéré QUE des prisonniers islamistes en 2011. Il ne faut pas oublier que ces libérations étaient une des demandes principales des manifestants.

Il n’en est pas moins vrai que le gouvernement a aussi libéré des personnes très dangereuses. Cela dit, non seulement on peut admettre un doute sur l’idée que cela s’inscrive dans une stratégie du gouvernement (dans la mesure où ces personnes ont ensuite pris position contre le gouvernement) mais en plus, les Américains ont eux aussi contribué à la libération de personnes très dangereuses sans pour autant qu’on ne leur reproche quoi que ce soit. Un deux poids deux mesures, comme toujours, regrettable.

Il convient en tout cas de toujours rester prudent quant aux interprétations, beaucoup de choses étant possibles dans des conflits de cette ampleur. La vérité est souvent plus complexe qu’un résumé en 2 lignes rédigé rétrospectivement.

Voici en effet ce que l’on peut lire sur le blog du Monde de Glasman (Source) :

“Trois leaders” libérés : donc “il y a peu de doutes sur l’alliance tacite” Assad/Daech

Un peu plus nuancé, l’analyste Charles R. Lister indique dans son livre The Syrian Jihad :

Ces libérations “pouvaient être une tentative d’apaiser” les choses, mais c’était “plus probablement une nouvelle tentative perfide du régime d’Assad de manipuler son adversaire

Les journalistes Michael Weiss et Hassan Hassan indiquent dans leur livre État Islamique – Au cœur de l’armée de la terreur. :

De gauche à droite : Hassan Abboud, Zahran Allouch et Ahmed Issa al-Cheikh

Cependant, on ne connaît pas non plus la fiabilité de ce témoin – la manipulation œuvre de tous les côtés. En même temps, on n’oubliera pas non plus la nature non démocratique du gouvernement syrien…

 

Nous laisserons le mot de la fin sur ce sujet à l’analyste syrien Ehsani (Source) :

La libération des prisonniers

Alors que la crise se déroulait pour la première fois à Deraa [NdR : siège des premiers affrontements de la guerre civile mi-mars 2011], le Cheikh Sayasneh [NdR : clerc de la mosquée Omari ] a été invité à Damas pour tenter de désamorcer la situation. L’une des principales revendications du clergé était la libération des prisonniers, en majorité islamistes. Ce schéma s’est souvent répété au début de la crise.

L’envoyé spécial de l’ONU, Kofi Annan, a repris cette demande. Lui aussi a insisté pour que tous les prisonniers politiques soient libérés.

Alors que de nombreux opposants sont convaincus que la libération des salafistes, comme Zahran Alloush, emprisonné pour avoir organisé des réunions de prière, a été conçue par Damas pour radicaliser l’opposition, la vérité est probablement plus nuancée.

L’État syrien essayait désespérément d’arrêter le soulèvement en utilisant à la fois le bâton (réponse rapide contre les manifestants) et la carotte (libération des prisonniers lorsqu’on le lui demandait). Alors que l’on peut encore débattre de cet argument et prétendre que l’intention secrète du gouvernement était de transformer le soulèvement en djihad, le fait est que Damas est aujourd’hui confronté à des insurgés et des groupes armés islamistes qui veulent détruire l’État syrien et le remplacer par un autre de leur propre conception, conforme à la charia, et qu’ils souhaitent “plus islamiste dans son identité”.

 

Soulignons accessoirement que la libération de quelques dizaines d’islamistes aura nettement moins aidé les djihadistes que les milliards de dollars déversés par l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie et les États-Unis, comme l’a révélé le New York Times en 2016 (plan Timber Sycamore, abandonné par Trump en 2017) :

Du matériel de Daech…

Chose peu connue, les États-Unis s’étaient déjà ingérés dans les affaires syriennes en 1957, comme l’a rappelé récemment le fils de Robert Kennedy dans cet important article :

Source :

Finalement, en 60 ans, les choses n’ont pas beaucoup changé…

“L’agression dévoilée” : dessin de Viliam Weisskopf, paru dans le journal satyrique tchécoslovaque Roháč en 1958

XIII. [2017] Les fact-checkeurs entrent en scène

Ce sujet du “bon boulot d’Al-Nosra” ayant ressurgi durant la présidentielle, les fact-checkers sont entrés en scène :

Nous avons analysé cet article (qui nous mettait d’ailleurs injustement en cause) dans ce billet.

On a eu ensuite une réaction des fact-checkeurs de Libération (Sources : ici et ):

Ils sont forts quand même : ils arrivent à citer Fabius disant ce qu’il n’a “jamais dit”…

Juliette Gramaglia d’Arrêts Sur Images (qui parle de nous) :

N.B. : avec un gros succès d’estime chez les abonnés – ils sont super bons les abonnés d’@si 🙂

Il y a même eu France Soir pour venir défendre Laurent Fabius :

Encore un journaliste qui se contredit dans son article…

Enfin, France 5 s’y est mis aussi. C’est encore mieux en vidéo, car il est toujours bon de diversifier les supports de propagande (ironie) :

Cependant, tous les fact-checkeurs précédents ont appliqué aux candidats à la présidentielle (qui n’ont certes pas tous été exemplaires de rigueur) une méthode hypercritique, méthode que l’on retrouve souvent à l’origine des scénarios conspirationnistes. Ces fact-checkeurs n’ont pas cherché à comprendre et discuter le fond de la problématique : les défaillances dramatiques de notre Diplomatie.

On pourrait même dans certain cas faire un rapprochement avec ce principe : « Dans les raisonnements complotistes, on retrouve un mécanisme cognitif général : l’attribution d’intentionnalité. On appelle « biais d’intentionnalité » la tendance qu’ont les individus à voir le comportement des autres comme intentionnel. C’est ainsi qu’une simple maladresse est interprétée comme une conduite agressive, révélatrice de dispositions hostiles. Autrement dit, le biais d’intentionnalité consiste à percevoir l’action d’une volonté ou une décision derrière ce qui est fortuit ou accidentel. »

Bref, ces “analystes” ont préféré se ruer sur les candidats et tenter de les décrédibiliser avec un poujadisme certain, oubliant au passage un petit fact-checking à réaliser : celui des médias… (qui informent aussi les politiques !)

Comme pour le Figaro :

ou RTL :

ou la Tribune de Genève :

ou BFM :

ou L’Obs :

ou l’envoyé spécial en Syrie de L’Humanité :

ou re-Le Figaro (remarquable analyse d’ailleurs) :

Mais ils ne peuvent pas tout faire, j’imagine…

XIV. Conclusion

Ainsi, on reste assez effaré du comportement de ces journalistes issus du fact-checking, pour certains complètement ignorants en géopolitique. On les voit se démener avec force pour essayer de défendre l’indéfendable. Ils tentent ainsi de blanchir Laurent Fabius, en essayant de discréditer les critiques légitimes, en pinaillant sur le moindre mot sans chercher le sens profond de l’affaire.

Finalement, il n’est pas très important de savoir si Laurent Fabius partageait ou ne partageait pas cette vision le jour où il a parlé de “bon boulot”. Comme on l’a vu, le fait qu’il ait prononcé ces mots montre d’ailleurs qu’il ne connaissait probablement pas Al-Nosra quand il les a prononcés. Si c’était le cas, il aurait protesté, dit qu’il n’était pas d’accord, voire, rêvons un peu, déclaré qu’il allait quitter la conférence sur-le-champ pour ne pas compromettre la France avec de tels soutiens du terrorisme. Bref, on ne peut pas trop lui reprocher ces mots, ce n’est qu’une nouvelle illustration de son incompétence, qui a été critiquée par de nombreux spécialistes .

En revanche, ce qui est vraiment grave, c’est que Laurent Fabius et François Hollande ont reconnu des Syriens compromis avec les Frères musulmans, qui savaient parfaitement en quoi consistait Al-Nosra, et qui ont quand même salué son “bon boulot” comme étant les “seuls représentants du peuple syrien”. Pire, ces “représentants” ont ensuite osé demander publiquement à Barack Obama de revenir sur sa classification d’Al-Qaïda en Irak comme groupe terroriste ! Le tout en étant appuyé par “plusieurs ministres arabes” !

Ce qui est grave, c’est que Laurent Fabius puisse dire ceci le 16 décembre 2012 dans nos médias, en n’étant corrigé par aucun journaliste. Il y a de quoi s’inquiéter en constatant que des “fact-checkers” reprennent cet extrait et s’en servent pour le défendre, alors qu’il saute aux yeux que ceci l’accuse gravement !

Xavier Lambrechts (TV5) : À côté de la Coalition se bat par exemple ce front al-Nosra, qui sont des milices radicales, des salafistes radicaux…

Laurent Fabius : Plus que des radicaux ! Ça pose un gros problème !

Xavier Lambrechts : Vous avez vu que les Américains les considèrent depuis quelques jours comme organisation terroriste. Est-ce que la France pourrait suivre l’exemple américain ?

Laurent Fabius : Je suis en train de réfléchir à cela, parce que les Américains ont pris cette décision. Par ailleurs, à la fois la Coalition Nationale Syrienne, et les collègues arabes qui étaient à Marrakech, étaient, eux, très hostiles à cette position [NdT : observez à 0’30 le recul physique que prend involontairement Fabius pour l’illustrer], en disant que ce sont des gens qui se battent contre Bachar (sic.), donc c’est très difficile de les désavouer.

Mais il faut faire extrêmement attention [NdR : observez à 0’39 de nouveau son expression éloquente]

Je suis en train d’étudier tout cela parce que des rapports nous indiquent qu’ils ont un lien avec Al-Qaïda. Et le problème, ce n’est pas simplement aujourd’hui, c’est demain ! Il faut toujours avoir le regard prospectif ! [NdR : il l’illustre à 0’51]

Admettons, ce que nous souhaitons, que Monsieur Bachar tombe. Que deviennent ces combattants et que deviennent leurs armes ? On va les retrouver où ? Au Mali, ailleurs ? Donc il faut faire très attention à cela !

Et d’ailleurs vous avez noté que, autant la Coalition Nationale Syrienne a désavoué la position américaine, autant elle n’a pas pris dans sa propre représentation les djihadistes ! Car les principes qui sont ceux de la Coalition Nationale Syrienne sont de respecter toutes les communautés, qu’elles soient minoritaires ou majoritaires, et de respecter les Droits de l’Homme et la Démocratie. C’est donc tout à fait autre chose que la position d’Al-Qaïda ! [Source : RFI/TV5/Le Monde ou ici]

 

Ainsi, c’est tout cela qui est tragique, et mérite enquêtes et fact-checkings de journalistes professionnels ! D’autant que, comme le montre cette série de billets, tout est public, et à peu près tout se trouvait dans la presse. Mais pour bien analyser, il faut prendre beaucoup de temps et de recul pour recoller tous les morceaux et se poser les bonnes questions.

Et comme au terme de cette succession de décisions diplomatiques au ton très néoconservateur, il y a eu 300 000 morts en Syrie, et, chez nous, le Bataclan (entre autres), cela mériterait au minimum de mettre en place une Commission d’enquête parlementaire, avec levée du secret défense et déclassification des documents, afin de savoir ce que le gouvernement français a vraiment fait en Syrie, qui il a armé, qui il a soutenu, pourquoi, et, surtout, si tout ceci était bien dans l’intérêt supérieur de la Nation française…

via » [Enquête Djihadisme en Syrie] Retour sur le “bon boulot d’Al-Nosra” (série complète)

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